Nous nourrissons des sentiments mitigés à l'égard des requins. La perception du grand public est marquée par la peur. A l'évocation de son nom, notre imaginaire convoque d'abord une rangée de dents affûtées, un aileron, une musique anxiogène, autant de représentations dont nous peinons à nous départir. Or, ce délit de sale gueule a été aggravé par l'évocation des squales par la culture pop, en particulier dans son versant musical.
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Présents sur notre planète depuis 450 millions d'années, donc bien avant les dinosaures, les requins colonisent tous les habitats marins : des régions polaires aux tropiques, des récifs coraliens aux profondeurs océaniques. Plus de 500 espèces de requins ont été répertoriées. Parmi elles, quatre seulement s'en prennent à l'homme, et encore de manière généralement accidentelle : le tigre, le bouledogue et le requin blanc. Derrière le terme générique de requin se cache en fait une très grande diversité. Le plus petit requin connu, le requin lanterne ou sagre elfe mesure moins de 20 cm, quand le plus gros, le requin-baleine, peut atteindre 18 mètres. Le squelette des requins se compose de cartilages, sans arêtes, ce qui les rend légers et souples. Dotés d'une grande capacité d'adaptation, ils ont, jusqu'ici, résisté à tous les bouleversements environnementaux et aux cinq premières extinctions de masse. La plupart des requins sont carnivores, mangeant des poissons vivants ou morts. En privilégiant les individus les plus faibles ou malades, ils jouent un rôle de régulateur des océans. En tant que super prédateurs au sommet de la chaîne alimentaire, ils permettent de réguler les populations des petits poissons qui, sans eux, proliféreraient, au risque de dérégler les écosystèmes marins. En outre, leur digestion, lente, fait qu'ils mangent assez peu. Familier de tous, le requin reste pourtant largement méconnu, car il est difficile à approcher.
Dans la seconde moitié du XXème, la littoralisation des hommes et des activités, ainsi que l'exploration grandissante des fonds marins, font qu'un public de plus en plus large "découvre" les requins, par l'entremise notamment de reportages ou de films tels que Le monde du silence. L'animal requin fascine et répugne à la fois.
Comme d'autres animaux - le rat, le corbeau -, le requin souffre de nombreux préjugés. La
squalophobie, longtemps triomphante, tient largement à la
méconnaissance et repose sur des peurs, des préjugés, de fausses
représentations ancrées dans notre imaginaire collectif et alimentée par
une offre culturelle qui aime à faire du requin un mangeur d'homme. (1) Le cinéma populaire contribue à entretenir la psychose d'un requin qui hante nos imaginaires. En 1975, Steven Spielberg réalise son deuxième long métrage intitulé les "Dents de la mer". Depuis lors on ne peut s'empêcher de s'y référer lorsqu'on évoque les requins ou d'entendre dans notre tête la musique de John Williams.
Pendant toute la première partie du film, deux notes jouées et répétées à l'envi parviennent à susciter l'angoisse. Un véritable coup de génie. Le spectateur se raidit sur son siège dès que retentit le Mi-Fa insidieux, incarnation sonore terrifiante du requin qui n'apparait pas à l'image. Réveillant une peur primale, la fiction devient pour certains une réalité et le requin un monstre.
Le prodigieux succès remporté par le film de Spielberg accrédite l'idée que le grand requin blanc est une machine à tuer, une contre-vérité qui devient axiome. Les paroles de "Monsieur requin" enregistré en 1976 par Marcel Zanini témoignent de l'angoisse sucitée par le film. "Depuis ce film je l'avoue, je vois des squales partout." Incontestablement, le titre à sa place dans Bide et musique.
La fructueuse relation entre les requins et le cinéma débute à partir des années 1970 avec le classique de Spielberg. (2) Le film engendre des suites, des copies, des parodies. Les requins sont partout, jusqu'à ce que la lassitude fasse disparaître un temps les squales des grands écrans. Pourtant, à l'aube des années 2000, l'intérêt pour les films de requins reprend de plus bel ("Peur bleue", "Open water", "Bait", "The reef", "Instinct de survie", "USS Indianapolis" (3), "En eaux troubles"), au point que la série télévisée Shark attack initie même une véritable sharksploitation. Ces films se caractérisent généralement par l'indigence des scenarii, des effets spéciaux approximatifs, des requins improbables, croisés avec des pieuvres, des dinosaures, des fantômes, voire des requins volants dans Sharknado. (4) La musique des Dents de la mer fait également des émules. Ainsi, le thème horrifique composé par John Williams sera samplé des dizaines de fois, pour des résultats parfois très étonnants. Avec "Mr Jaws", le producteur Dickie Goodman parodie les Dents de la mer, proposant une interview exclusive du grand requin blanc, ponctuée d'échantillons d'anciens succès musicaux. Autre exemple avec "El tiburon" des artistes reggaeton portoricains Alexis y Fido. Les paroles évoquent un groupe d'hommes vantant leur capacité à attirer les femmes dans leurs lits. "Laisse le requin m'emmener" scandent les conquêtes féminines que ces charos consomment comme le squale ses proies.
Selon une étude américaine publiée en 2016, une des causes les plus insidieuses de la peur du squale "pourrait résider
dans… la musique qui accompagne les images de requins, notamment dans
les documentaires, qui constituent pour le grand public une des
premières sources d’informations sur la vie de ces animaux." (source E) Un exemple avec "le massacre des requins", un titre composé par Yves Baudrier pour la bande originale du Monde du silence de Louis Malle.
Répétons-le, encore et encore, la chair humaine répugne aux requins, qui ne considèrent pas les plongeurs comme des proies. (5) Loin du tueur d'homme insatiable, et sans vouloir minimiser ici le traumatisme que constitue une attaque de squale, le requin fait figure de "petit joueur" si on compare les décès liés à ses attaques aux morts provoquées par les chutes de noix de coco ou par les piqûres de moustiques. Bien sûr, l'assaut d'un squale entraîne un décès quasi-immédiat et brutal, bien plus spectaculaire que la mort, indirecte et retardée, provoquée par une piqûre. La dimension spectaculaire des blessures infligées par une attaque de requin (membres arrachés, hémorragies importantes, etc.) contribue encore au choc émotionnel, laissant à chaque fois aux témoins des images bouleversantes.
Amaury Chabauty : "Première attaque de requin"
Le requin est considéré depuis des siècles comme le vilain de l'histoire. Aussi, son nom est-t-il très négativement connoté dans la langue française. Au figuré, le mot requin définit une personne cupide et impitoyable en affaires. Ainsi, Stupeflip intitule une de ses chansons "sharkattack, soit "attaque de requin", une référence aux hommes d'affaires qui dirigent de manière impitoyable les maisons de disques, soucieux de rentabilité, non de musique, et prêts à attaquer leurs artistes quand il ne sont plus suffisamment rentables. Sur le même registre, "Sharks" d'Imagine Dragons témoigne du fait qu'il faut toujours rester sur le qui vive, ne pas baisser la garde, car il y a des requins partout. "Tu es incontournable, puis plus / Tu es une lueur dans le noir / Attends juste et tu verras que tu nages avec des requins."
Dans le domaine musical, le musicien de studio interprète et enregistre dans l'ombre des artistes du moment. Certains couraient le cachet, ce qui les fit considérer comme de véritables mercenaires, insatiables et leur valut l'appelation péjorative de "requins de studio". C’est un «tueur», nulle part plus à l’aise que derrière la vitre de l’aquarium qu’est le studio, d’où il tire son surnom de «requin». Comme le squale, le requin de studio est capable de s'adapter, de tout jouer, mais, comme le grand prédateur marin victime de la surpêche et de techniques toujours plus sophistiquées, le musicien est rudement concurrencé par l'avènement du home studio. L'importance musicale de ces requins ne doit pas être dévaluée, comme le prouve le mythique break de batterie sur Billie Jean, imaginé par le discret Ndugu Chancler.
Depuis des années, les biologistes s’alarment du déclin rapide des populations de requins – dont plusieurs espèces sont menacées d’extinction –, mais il faut bien reconnaître qu’on ne se bouscule pas au portillon pour protéger des animaux considérés depuis des siècles, en Occident, comme des créatures cruelles et sournoises. Sans surprise, l'évocation du requin dans la chanson le présente presque toujours sous un mauvais jour. L'Opéra de quatre sous, le drame anticapitaliste composé par Bertold Brecht et Kurt Weill en 1928, s'ouvre sur une complainte comparant Mackie-le-Surineur à un requin. Le morceau devient un classique jazz ou pop sous le titre de "Mack the Knife". Dans sa version française, il s'agit de "la complainte de Mackie", interprétée, entre autres, par Catherine Sauvage. "Le requin, lui, il a des dents, / Mais Mackie a un couteau : /Le requin montre ses dents, / Mackie cache son couteau." "Le sang coule des mâchoires / Au repas du grand requin / Mains gantées et nappe blanche / M’sieur Mackie croque son prochain… / Les dents longues, redoutables / Le requin tue sans merci… "
En 1980, Splitz End enregistre "Shark attack". Ici, le squale prend les traits de la petite amie qui vient de vous larguer. "Eh bien, elle m'a mâché et elle m'a recraché / Je ne voulais pas rencontrer un mangeur d'hommes / Attaque de requin!"
France Gall interprète "Bébé requin", une chanson de Joe Dassin, une mise
à mort déguisée en chanson d'amour. La fille a ici le pouvoir. Elle
entraîne le garçon dans ses filets, va le chercher, avant de le dévorer.
"Je suis un bébé requin / Au ventre blanc, aux dents nacrées / Dans les eaux chaudes / Je t'entraînerai / Et sans que tu le saches / Avec amour, avec douceur / Moi, joli bébé requin / Je vais te dévorer le cœur"
En 1994, Morphine enregistre "Sharks patrol these waters". Là encore, l'animal est à l'attaque. "Les requins patrouillent dans ces eaux / Ne laissez pas vos doigts pendre dans l'eau / Et ne t'inquiète pas du gilet de sauvetage / Il ne te sauvera pas / Nagez vers les rives aussi vite que vous le pouvez, nagez !"
Le requin, "Tiburon" en espagnol, chanté par Ruben Blades et Willie Colon personnifie l’impérialisme états-unien à l'assaut du continent américain. “Si lo ves que viene, palo al tiburón, En la unión está la fuerza, y nuestra salvación” Les salseros chantent :"si vous le voyez approcher, abattez ce requin; c’est dans l’unité que nous trouverons notre force et notre salut."
Dans "Shark in the water", VV Brown doute de la fidélité de son petit copain. Il y a un loup quelque part... ou plutôt un requin. "Chéri, il y a un requin dans l'eau / Il y a quelque chose sous mon lit / Oh, crois-moi s'il te plaît / Je te dis qu'il y a un requin dans l'eau".
Extinction.
Les populations de requins océaniques ont diminué de 70% dans les cinquante dernières années. Parmi les 536 espèces de requins répertoriées, deux tiers sont menacées. Les humains éliminent leur nourriture, détruisent leur environnement et se montrent, au bout du compte, plus dangereux pour les requins que l'inverse. L'exploitation industrielle des mers du globe fait que le squale est devenu la proie. Ses ailerons, qui n'ont aucun goût, sont très appréciés sur le marché chinois car ils donnent de la "texture" aux soupes. Une grande partie de ces ailerons est obtenue par le finning, une pratique de pêche qui consiste à couper à vif l'organe recherché avant de rejeter le reste du corps par-dessus bord, car la chair du requin, saturée en urée, n'a guère d'intérêt commercial. 38 millions de requins meurent chaque année à cause de cette pêche. Les requins sont également victimes de la forte demande en squalane, un dérivé d'huile de foie de requin favorisant la pénétration de la crème dans la peau. On estime ainsi à 3 millions le nombre de requins de grands fonds tués chaque année pour l'élaboration de produits cosmétiques.
La routine amène la dépression, du moins si l'on en croit "Le requin tigre" de Fauve. Considéré comme un danger pour l'homme, le requin tigre est menacé. "Je me suis senti comme un requin-tigre / Vous savez que les requins quand ils avancent plus, ils crèvent / Et le requin-tigre c'est, c'est, c'est le plus agressif / Quand il est immobilisé il défonce tout ce qui passe / Et c'est la même chose avec les loups quand tu les coinces / Moi je me servais de, de la musique / Des, des mots, de, de l'écriture pour avancer / Pour progresser à travers l'existence / Alors quand j'ai perdu ça ben / Ben j'ai perdu ma capacité à progresser / C'est comme ça que je me suis mis à gueuler".
Le principal problème demeure la surpêche, avec la hausse vertigineuse des captures au fil du temps. Cent millions de requins seraient pris chaque année. Le recours à des techniques comme la pêche aux filets dérivants ou à la palangre augmente les captures accidentelles de requins (20 000 hameçons sur une ligne pouvant atteindre 130 km de long). Pour écouler les produits en Europe, les requins sont parfois vendus sous des noms trompeurs. Derrière le terme "saumonette" ne se cache pas un "petit saumon" mais la roussette, l'aiguillat ou le requin hâ. La surpêche affecte d'autant plus le requin qu'il s'agit d'un animal à faible capacité de renouvellement, car il arrive à maturité sexuelle plus tardivement que les poissons osseux et a, généralement, peu de petits. Deux caractéristiques qui le rendent particulièrement vulnérable. Enfin, les requins disparaissent, car nous détruisons leur habitat, phénomène encore aggravé par la crise climatique; le réchauffement des océans entraînant la disparition des récits coralliens où vivent plusieurs espèces de requins. Parmi les nombreuses espèces considérées comme en danger, citon le"requin baleine", auquel Pain noir consacre une belle chanson qui, pour une fois, porte un regard bienveillant sur l'animal.
Le requin est mal protégé. La haute mer représente aujourd'hui une zone de non droit, où une flotille de navires pille les océans. Très peu de moyens existent pour contrer ces pratiques, même si des avancées significatives ont eu lieu. En 2022, la COP 15 de Montréal parvient à faire adopter une mesure phare : protéger 30% de la planète d'ici 2030, avec la création de sactuaires marins. Depuis 2012, la pêche au requin est ainsi interdite dans toute la Polynésie française (sur une superficie de 5,5 millions de km²), alors que les Fidjis s'apprêtent à faire de même. (6) Les requins vivants deviennent alors un atout touristique non négligeable, drainant des visiteurs désireux de plonger au milieu des squales. Problème, de nombreuses espèces de requins ne restent pas statiques et migrent, en quête de pitance ou pour des raisons de températures de l'eau. Si bien que les aires protégées ne suffisent pas à garantir la survie des requins, qui peuvent très bien être capturés ailleurs, lors de leurs prérégrinations. Il conviendrait donc plutôt de créer des corridors de protection.
Le requin terrorise, mais fascine également, y compris les plus petits. En 2016, la société coréenne Pinkfong met en ligne en 11 langues Baby shark dance, une comptine au rythme répétitif et à la mélodie entêtante. A ce jour, elle est la vidéo la plus visionnée sur Youtube avec plus de 14 milliards de vues, imposant la chanson comme un objet de pop culture. Véritable "ver d'oreille" comme disent les Québécois, le morceau est même devenu un instrument de supplice lorsque des gardiens d'une prison de l'Oklahoma en imposèrent l'écoute intensive aux détenus.
Conclusion : En dépit de toutes leurs capacités d'adaptation, les requins peinent à faire face à l'hyper prédation humaine. Nous
sommes à l'orée d'une nouvelle extinction de masse, d'origine humaine
cette fois. Or l'inertie est à l'oeuvre. La protection des requins reste
très insuffisante. Pour autant, notre rapport au requin a changé. Ces derniers ne sont plus systématiquement considérés comme les tueurs fous présentés par les dents de la mer. En 2022, interrogé par la BBC, Steven Spielberg se confiait ainsi sur l'impact de son film sur les requins : "je crains toujours que les requins soient toujours fâchés contre moi à cause de la frénésie des chasseurs de requins qui s'est produite après 1975. (...) Je regrette vraiment la décimation de la population de requins à cause du film (...)."
Notes :
1. La hantise et la haine du requin remontent à loin, et concernent même les marins et plongeurs chevronnés. En 1954, dans Le monde du silence, réalisé par Louis Malle et Jacques-Yves Cousteau, couronné de la Palme d'or à Cannes en 1956, les images donnent à voir le massacre de squales sur le pont de la Calypso, pendant que la voix du commandant déclare : "pour nous, plongeurs, le requin, c'est l'ennemi mortel. (...) Tous les marins du monde détestent le requin. Les plongeurs, eux, sont déchaînés. Rien ne peut retenir une haine ancestrale. Chacun cherche une arme, n'importe quoi, pour cogner, crocher, hisser."
2. Avant cette période, citons toutefois Le harpon rouge de Howard Hawks, Shark de Samuel Fuller, Le monde du silence de Louis Malle.
3. Le 30 juillet 1945, le croiseur USS Indianapolis, le fleuron de la marine de guerre américaine, est torpillé par un sous-marin nippon. Des survivants dérivent en pleine mer pendant 4 jours. Les cadavres d'une cinquantaine d'entre eux, morts d'hypothermie et de déshydratation, seront dévorés par des requins. L'écho médiatique du drame fait rapidement de ces derniers les responsables du drame.
4. Citons également les requins de dessins animés : Le monde de Nemo en 2003, Gang de requins en 2004.
5. Au pire, ils peuvent les considérer comme des concurrents, surtout lorsque les requins sont attirés sur un site par du broyat de poisson.
6.
Rien d'étonnant à cela, car, dans les territoires polynésiens et
mélanésiens, les requins sont vénérés par les peuples de la mer.
Sources :
A. "Plongée dans le monde des requins avec François Sarano", dans Le Temps d'un bivouac sur France Inter.
B. "La complainte de Mackie-le-Surineur", sur un site en français présentant l'Opéra de quatre sous.
C. "Et si les requins disparaissaient ?" dans La réponse à presque tout sur Arte.
D. "Le requin" dans la Mécanique du vivant sur France Culture.
E. Pierre Barthélémy : "Quelle musique pour sauver les requins?", in Le Monde du 22 août 2016.
Pour aller plus loin :
Dino Buzzati : "Le K", Robert Laffont, 1967.
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