Dans W ou le souvenir d'enfance, Georges Perec écrit: "Je me souviens de la marée noire ( la première celle du Torrey-Canyon) et des boues rouges".
Le 18 mars 1967, le Torrey Canyon s'échoue sur le récif des Seven Stones, entre l'extrême pointe sud-ouest des Cornouailles et les îles Scilly. Oui, c'est vraiment idiot! Le naufrage libère 120 000 tonnes de pétrole qui se répandent dans les eaux, avant de souiller les plages de Cornouailles et de Bretagne. Le choc est immense car il s'agit de la première grande marée noire. L'expression apparaît d'ailleurs pour l'occasion sous la plume de Lucien Jégoudé, journaliste au Télégramme de Brest.
Le Torrey Canyon a été construit dans les chantiers navals de Newport News en Virginie, puis agrandi (jumboïsé) "dans les chantiers japonais". L'armateur, installé "aux Bermudes / à trente degrés de latitude'", porte le nom exotique de Barracuda Tanker Corporation, une filiale d'une compagnie navale
/ dont j'ai oublié l'adresse
/ à Los Angeles": "l'Union Oil de Californie". "Le mazout,
dont on (...) a rempli les soutes, / c'est celui du Consortium British Petroleum" Le navire bat "pavillon du Liberia", tandis que "le capitaine et les marins
sont tous italiens". Vous suivez toujours?
A partir de la chanson de Gainsbourg, Vincent Capdepuy retrace le parcours du navire. Nous le remercions de nous avoir permis d'utiliser sa carte.
Les opérations de protection des côtes, organisées dans l'urgence, sans concertation ni préparation, tournent vite au fiasco. Dans un premier temps, la Royal Navy déverse des dispersants pour fractionner les nappes d'hydrocarbures. Problème, ils polluent plus encore que le pétrole. Bientôt, l'épave se brise, ce qui convainc la Royal Air Force de bombarder, pour la couler et limiter la propagation du pétrole. Autant vider l'océan à la paille.
L'échouage provoque une catastrophe écologique. Poissons, phoques, crustacés, meurent par milliers. Macareux, guillemots, cormorans aux ailes engluées agonisent sous l'effet du goudron sur les plumes. "La noire marée brise l'envol du goéland, car ils se meurent nos oiseaux" chantent Glenmor. Dès lors, militaires et bénévoles se relaient pour nettoyer les côtes souillées munis de seaux et de pelles...
Fotograaf Onbekend / Anefo, CC0, via Wikimedia Commons |
En effet, à la différence des galettes de mazout, les responsabilités sont diluées par la multiplicité des acteurs impliqués. Tout le monde se défausse. Le capitaine semble avoir opté pour l'itinéraire le plus court, mais aussi le plus périlleux, pour complaire à l'affréteur et aux consommateurs européens, avides de pétrole.
Devant le coût des opérations de nettoyage, les gouvernements britannique et français tentent d’obtenir une compensation financière auprès de l'Union Oil of California, propriétaire du Torrey Canyon... Un arrangement amiable est finalement trouvé en novembre 1969 avec le versement d'une indemnisation de 3 millions de livres sterling (un peu plus de 6 millions d'euros) à partager entre les deux pays riverains.
Le saccage des côtes choque profondément les opinions publiques, contribuant à faire de la catastrophe, le point de départ des premières règlementations maritimes internationales en cas d'accident. En 1978, onze ans après le désastre du Torrey Canyon, le naufrage de l'Amoco Cadiz déclenche le plan d'intervention français pour lutter contre les pollutions maritimes (plan Polmar).
L'année même du naufrage, Gainsbourg consacre un morceau au Torrey Canyon. Il y insiste sur l'enchevêtrement des responsabilités et la multiplicité des acteurs impliqués dans cette catastrophe annoncée. Ici personnifié, le bateau devient le jouet de la cupidité de multinationales exploitant, sans le moindre scrupule, des consommateurs avides d'or noir. La description de la chaîne du transport pétrolier maritime se veut accusatrice: "Cent vingt mille tonnes espèces de brutes / Cent vingt mille tonnes dans le Torrey Canyon".
Sources:
- A.-C. Ambroise-Rendu, Steve Hagimont, C.-F. Mathis, Alexis Vrignon: "Une histoire des luttes pour l'environnement", Textuel, 2021.
- Erwan Le Gall: "Une marée noire pour rien? Le Torrey Canyon et la conscience environnementale." [En Envor]
- Patrick Barkham: "Oil spills: Legacy of the Torrey Canyon", The Guardian, 24/6/2010.
Dans l'histgeobox, d'autres bateaux se brisent, s'échouent, disparaissent quand ils ne sont pas démantibulés.
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