vendredi 2 septembre 2016

312. Andrex: "Le pêcheur au bord de l'eau."

Si la pêche à la ligne a su séduire sur la durée, cette pratique, tour à tour individuelle et collective, n'a cessé d'évoluer et de se modifier, à l'instar des transformation dans les rapports de l'homme à la nature. Alors qu'on a longtemps souhaité soumettre la nature aux désirs des hommes, elle fait désormais l'objet de mesure de protection.  

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Qu'elle soit exercée à des fins alimentaires ou de loisir, la pêche à la ligne (1) est une activité très ancienne. La pêche est pratiquée dès la préhistoire comme en atteste la découverte de harpons, javelots, filets de pêche, hameçons fait d'os, de bois ou de nacre... 
Egyptiens, Grecs, Romains s'adonnent également à cette pratique. Au Ier siècle de notre ère, Ovide consacre un traité à la pêche (Halieutica) dont ne subsiste qu'un fragment. Au IIème siècle ap. JC., le poète Oppien rédige ses Halieutiques qui nous font connaître certaines techniques de pêche de l'antiquité. Dans son De Natura Animalum, Aelien décrit les pratiques de pêcheurs macédoniens qui se rapprochent en tout point de la pêche à la mouche que nous connaissons aujourd'hui. "Sur le fleuve Astreus volent des mouches que les poissons prennent goulûment. Les pêcheurs le savent. Hommes habiles, ils enrobent l'hameçon de brins de laine pourpre et y adaptent deux plumes de la barbe d'un coq (...). Les poissons attirés par la couleur ... se jettent bouche ouverte sur cette proie crochue; ... la trouvent piquante, mais sont pris!"
 
Scène de pêche. Détail de la mosaïque nilotique provenant de la villa du Nil, près de Leptis Magna. IIIè s. Musée de Tripoli, Libye. Un vieil homme assis sur des rochers prépare sa ligne tandis qu'à côté de lui, un jeune homme utilise son épuisette pour sortir de l'eau un poisson qui a mordu à l'hameçon.




Au Moyen Age et à l'époque moderne, les pêcheurs sont mus par des préoccupations alimentaires, économiques. Progressivement, une législation spécifique réglemente les activités halieutiques. Dans un but économique, l'édit de 1669 mis en place par Colbert entend préserver les eaux et forêts du royaume, ces mannes nourricières essentielles
La pêche du poisson d'eau douce reste alors le privilège exclusif des seigneurs, laïcs ou ecclésiastiques. Jusqu'à la Révolution française, la pratique reste donc un privilège réservé à l'élite. Encore obnubilé par l'aspect économique de cette activité, le pays demeure un monde rural qui vit encore largement de la chasse et de la pêche.
A la veille de la Révolution, les cahiers de doléances du Tiers-Etat laissent transparaître le désir de pouvoir pêcher sans que l'activité ne soit réservée aux privilégiés. La loi du 14 floréal an X concrétise cette aspiration et reconnaît le droit pour tous de pêcher à la ligne. (2) 



* "Père-la-Gaule" vs Sportsmen.

En France, ce n'est vraiment qu'avec le XIXème siècle que la pêche devient une activité de loisir et plus seulement alimentaire.  Pour Alain Corbin, la pêche, tout comme le jardinage, représente vraiment l'avènement du temps pour soi, des loisirs. L'historien distingue deux types de pêches qui coexistent et interagissent à la fin du XIXème siècle et au début du suivant.
L'auteur oppose deux types de pêches. La pêche traditionnelle constitue le passe-temps des "gens de peu". Pratiquée par des "vieux maîtres" expérimentés, elle implique la connaissance des trucs et astuces. Capables de dénicher les bons coins en devinant le poisson en fonction de la topographie, ces "pères-la-gaule" transmettent leur savoir à leurs disciples. Pêche statique - ce qui lui vaut l'accusation de passivité - cette activité chronophage exige une grande dépense de temps, tout en étant une école de patience. Dépréciée par les membres des classes dominantes, la pêche traditionnelle est "frappée du sceau de la futilité, de l'inutilité, (...) figure dérisoire du temps gaspillé (...)." Les détracteurs de la "petite pêche" considèrent en outre cette activité comme inélégante car impliquant la manipulation de matières organiques, sales, pour confectionner l'amorce. Ses défenseurs insistent au contraire sur les vertus hygiéniques et thérapeutiques d'une pratique qui permet de goûter le calme et la quiétude.

Le pêcheur doit connaître le "fonctionnement" de la rivière et des poissons, scruter méticuleusement la surface du cours d'eau pour espérer acquérir le "sens de l'eau".
A partir du milieu du XIXème siècle, marchands et didacticiens plébiscitent la pêche "sportive" venue d'Angleterre. Outre-Manche, au sein de la gentry, la pêche s'impose en effet précocement comme une activité de loisir qui s'inscrit dans la gamme des rural sports. En 1653, le prodigieux succès de librairie du " Complete angler " [« le parfait pêcheur »] d'Isaac Walton - ouvrage le plus vendu juste après la Bible! au Royaume-Uni - atteste de cet engouement précoce pour la pêche. Membre de l'élite anglaise, Isaac Walton fonde avec ce livre un genre littéraire à part entière. Conçu sous la forme d'un dialogue entre un maître et son disciple, l'auteur ponctue sa narration de réflexions philosophiques qui mettent en exergue les relations homme-nature et insuffle une philosophie de la pêche où poisson, homme et nature se respectent mutuellement. Sous la plume de Walton, l'acte de pêche devient presque secondaire, l'objectif étant moins de prendre du poisson que de percer les mystères de la nature, de la vie sauvage et de se réaliser soi-même. La "pêche sportive" s'inscrit pleinement dans cette nouvelle conception de la nature et du monde animal. Le pêcheur à la mouche artificielle entend ainsi laisser sa chance au poisson, rendant volontiers sa liberté aux prises trop petites.
 Élitiste, la pêche sportive requiert davantage de techniques et nécessite un matériel sophistiqué, souvent très onéreux. Ses pratiquants "entendent qu'elle apparaisse scientifique", fondée "sur un savoir diffusé par les canaux les plus nobles de la vulgarisation." L'activité implique parfois une domesticité spécifique avec le recours d'un porte-épuisette. Les pêcheurs à la gaule ne manque pas d'ailleurs de railler ces "petits marquis" accompagnés de leurs grouillots. 
Considérée comme un sport à part entière, la pêche à la mouche suscite très vite la création de clubs tels que le Casting Club de France ou le Fishing Club dont la principale activité est d'organiser des concours de lancer.

Les "deux types de pêche coexistent et interagissent, en un jeu complexe d'échanges (3), d'emprunts et de dérision. Si l'opposition entre ces deux modes de pratiques persiste longtemps en Angleterre, elle s'estompe progressivement en France avec une plus grande cohésion sociale parmi les pêcheurs.




* L'essor d'une activité de loisir à l'Age industriel.
Les transformations de l'âge industriel contribue également à faciliter la pratique de la pêche sportive. Ainsi au XIXème, l'arrivée des chemins de fer offre aux citadins la possibilité de se déplacer vers la campagne. La création de nouvelles voies ouvre aussi de nouvelles aires récréatives aux pêcheurs de loisirs, aux portes des grandes villes. Les rives des fleuves et rivières deviennent des espaces convoités comme en attestent les nouvelles de Maupassant (Exemple : « les dimanches d'un bourgeois de Paris » ou « le trou »), les tableaux des impressionnistes, puis les photographies. 
L'importation des techniques anglaises et le triomphe de la pêche sportive doivent également beaucoup aux nouveaux circuits commerciaux. De fait, ce sont les grands marchands parisiens qui importent les méthodes et le matériel en France. A coup de publicité et d'arguments, ils permettent l'adoption des méthodes anglaises. L'apparition des revues spécialisées telles que « la campagne » de Charles de Massas, relaient efficacement  les nouvelles méthodes. 
La pêche sportive, de nature aristocratique, s'intègre en outre au tourisme naissant, comme le montre la pratique des fishing trips qui mettent à l'honneur de nouveaux paradis halieutiques: l'Ecosse, l'Irlande, la Normandie, la Suisse, puis les Etats-Unis, le Canada.

Dans ses Histoires naturelles, Jules Renard revient sur une rencontre magique faite au bord de l'eau: "Ça n'a pas mordu ce soir, mais je rapporte une rare émotion. Comme je tenais ma perche de ligne tendue, un martin-pêcheur est venu s'y poser. Nous n'avons pas d'oiseau plus éclatant. Il semblait une grosse fleur bleue au bout d'une longue tige. La perche pliait sous le poids. Je ne respirais plus, tout fier d'être pris pour un arbre par un martin-pêcheur..."

* Apparition des sociétés de pêche et protection des cours d'eau. 
Au delà de la diversité des pratiques, des combats communs contribuent au XIXème siècle à forger une certaine cohésion parmi les pêcheurs. Dans leur très grande majorité, ces derniers déplorent l'épuisement des ressources halieutiques sans qu'aucune étude fiable ne puisse confirmer cette assertion. A tort ou à raison, les sociétés de pêches accusent pêle-mêle le développement de l'industrie, la canalisation des cours d'eau, l'établissement de barrages et écluses, la pollution des eaux par les égouts, les irrigations inconsidérées, le braconnage...
Quoi qu'il en soit, ce discours incite les pêcheurs à s'impliquer dans la protection des cours d'eau, des ressources aquatiques et à lutter contre les pollution industrielles. Ce risque, qui devient une préoccupation essentielle à partir des années 1880, incite les pêcheurs à la ligne à se regrouper. Cent cinquante-six sociétés de pêche voient le jour entre 1888 et 1899. Leur mission première est de défendre, protéger et repeupler les cours d'eau. En moins d’une décennie, ces sociétés constituent un véritable réseau. Regroupées en fédérations, elles organisent des congrès qui tiennent lieu de moyen de communication privilégié.

Ces sociétés mènent des actions multiformes:
- Pour lutter contre la prétendue raréfaction des ressources piscicoles du pays, les sociétés de pêches se livrent à de vastes opérations de rempoissonnement et d'alevinages en lien avec la pisciculture alors en plein essor. Elles tentent également d'acclimater certains poissons dans les cours d'eau ou encore à protéger la reproduction des poissons les plus appréciés. (4)
  - Au cours du premier tiers du XXè siècle, les pêcheurs donnent l'alerte sur d'éventuelles pollutions, n'hésitant pas à dénoncer auprès des autorités les situations problématiques par le biais de pétitions. La naissance du Fishing Club de France (FCF) en 1908, dont le slogan est "l'eau pure pour tous", joue un rôle pionnier en ce domaine. Le FCF entend créer une vaste cohésion nationale contre l'infection systématique des cours d'eau tout en protégeant la pêche.
> De fait, les industriels redoutent l'intervention des associations de pêche, car celle-ci a lieu généralement sous la forme de plaintes et de procès.  Jean-François Malange en conclut que
"la pêche à la ligne paraît bel et bien inscrite dans le cycle naturel de l’eau et semble servir d’indicateur, voire de fusible, face à la pollution des milieux. Ceci lui confère un important rôle social de surveillance alors qu’elle est longtemps restée une pratique évoluant dans la marginalité des loisirs. Ce rôle de guetteur et de sentinelle veillant à la santé
des cours d’eau (...) est d’autant plus fort et justifié que la fin du XIX° et le début du XXe
siècles marquent l’apogée de l’hygiène : la « conquête de l’eau », la « bataille du tout-à-l’égout » en sont des épisodes marquants
." (5)


Assez rapidement, la pêche devient un sujet de prédilection des caricaturistes. Bon nombre de poncifs et de moqueries apparaissent alors : le pêcheur est tantôt dépeint  comme un éternel insatisfait, tantôt comme un fanfaron ridicule qui exagère la taille de ses prises, à moins qu'il ne fasse figure de mauvais citoyen, qui ne vote pas





* La pêche à la ligne aujourd'hui.


Le nombre de pêcheurs à la ligne reste très élevé. Quelque soit la situation sociale ou l'âge, cette pratique séduit toujours. Comment l'expliquer? Quelques éléments peuvent être avancés. Il est d'abord possible de pêcher sur l'ensemble du territoire, au cœur de la capitale comme dans des lacs de montagne difficilement accessibles. L'activité peut se pratiquer à peu de frais. La pêche à la ligne est avant tout une activité de loisir qui permet de se détendre, impose son rythme, nécessite de la quiétude et représente au bout du compte une nette rupture avec les obligations du quotidien. 
 La pêche a su s'adapter aux transformations des modes de vie. Sous l'effet de la mondialisation et d'une urbanisation accrue, de nouvelle génération de pêcheurs, citadins, sont apparus. Ces street fisher adaptent et s'approprient les techniques de leurs homologues nippons ou américains. A l'affût des dernières nouveautés, ces pêcheurs s'inspirent pourtant inconsciemment de la philosophie d'Isaac Newton avec la pratique du no-kill (graciation en français) qui consiste à relâcher le poisson juste capturé. (6)  
 La pêche se pratique enfin de mille façon, ce qui permet à chacun d'y trouver son compte. Certains s'adonnent à différentes techniques quand d'autres préfèrent se concentrer sur un type de pêche  bien spécifique.
Pêcheurs en plein Paris. Source: AFP
La variété des techniques de pêches permet d'ailleurs de dresser une typologie sommaire et non exhaustive: 
- Longtemps marginale et réservée aux sportsmen, la pêche à la mouche consiste à leurrer le poisson à l'aide d'une imitation d'insecte (éphémère, phrygane, moucherons) réalisée à partir de plumes, de brins de laine, de crin..
- A l'aide d'un bouchon et d'un amorçage efficace, le pêcheur au coup peut espérer remplir sa bourriche de poissons blancs.
- La pêche des carnassiers (brochet, sandre, perche, silure) se pratique quant à elle au lancer et consiste à tromper le poisson à l'aide d'un appât artificiel (cuillers, poissons nageurs, leurres souples) ou naturel (poisson mort). Le leurre est projeté à distance, puis ramené à l'aide du moulinet en le faisant habilement nager entre deux eaux.
La pêche au vif vise à séduire les carnassiers à l'aide d'un petit poisson fixé vivant à l'hameçon.  
- Poisson puissant et combattif, la carpe fascine, au point que les carpistes se spécialisent dans sa traque.




La pêche inspira et inspire toujours de nombreux écrivains, qu'ils soient eux mêmes des inconditionnels de cette pratique (Maurice Genevoix, Jim Harrison, Ernest Hemingway...) ou de simples curieux. Pour s'en convaincre citons pêle-mêle "l'enfant et la rivière" d'Henri Bosco, "la rivière du sixième jour" de Norman McLean (adapté à l'écran sous le titre "Et au milieu coule une rivière"), "les histoires naturelles" de Jules Renard ou encore "Trois hommes dans un bateau" de Jérôme K. Jérôme... La chanson n'est bien sûr pas en reste. Nous avons ici retenu "Le pêcheur au bord de l'eau", un titre de Marc Fontenoy,  interprété par Andrex en 1949. Ce morceau souligne le passage d'une pêche nourricière à une activité de loisir de masse, les poissons y sont présentés comme des partenaires de jeu et les pêcheurs des amoureux passionnés cherchant à vivre en symbiose avec la nature. La Patience y fait figure de vertu cardinal.

Notes
1. Selon Wikipédia, "la pêche à la ligne récréative est la pratique de la pêche avec une ligne et un hameçon (...), avec remise à l'eau du poisson ou non (contrairement à la pêche commerciale : pêche à la traîne, et pêche au gros, notamment)."
2. Cette situation s'inscrit dans le temps  et reste de mise sous la IIIème République. Dans l'entre-deux-guerres, le législateur recommande de laisser la pratique de la pêche libre. La loi du 12 juillet 1941 remet en cause la gratuité de la pêche à la ligne, obligeant les pêcheurs à adhérer à une société de pêche agrée par le ministre de l'Agriculture, et à payer une cotisation leur permettant d'obtenir une carte de pêche
3.  En dépit de leurs différences, ces deux types de pêches ont des points communs. Ces pêches impliquent une rupture avec l'activité quotidienne, ainsi qu'une totale polarisation du temps. Ce sont encore des pratiques masculines, fondées sur l'observation et le silence. 
4. Question des saumons occupe une grande place dans les débats à la fin du XIXème siècle. Pêcheurs, société d'acclimatation, scientifiques s'interrogent sur les moyens de faire revenir le saumon et de le protéger avec notamment la mise en place d'échelles à poissons qui permettent aux poissons migrateurs (espèces anadromes).
5. Cette situation n'illustrerait-il pas une forme de culture halieutique commune à de nombreux pêcheurs et perceptible sur la longue durée; une culture qui viserait à promouvoir, protéger ce qu'on appelle aujourd'hui l'environnement?
Pour Jean-François Malange, l'émergence de la conscience environnementale si actuelle  serait donc perceptible très tôt, bien avant les années 1970 et l'émergence d'"une conscience environnementale" au sens moderne du terme. 6. Le traumatisme soumis au poisson par l'hameçon est minimisé par l'usage d'hameçons sans ardillons afin de pouvoir relâcher le poisson dans les meilleures conditions. Cette graciation vise à préserver la ressource tout en permettant au spécimen pêché de poursuivre son développement.



Sources:
- Corbin (A.), « Les balbutiements d’un temps pour soi. La pêche à la ligne et la polarisation des heures », dans L’avènement des loisirs, Aubier, Champs/Flammarion 1e édition, 1995, p. 324-340.
- "Le goût de la pêche", Mercure de France, 2007.   
Jean-François MALANGE:"Risque perçu et risque vécu. Les pêcheurs à la ligne et la pollution des cours d’eau en France aux XIXe et XXe siècles." dans
Au fil de l'eau. Ressources, risques et gestion du Néolithique à nos jours, Presses Universitaires Blaise Pascal, pp.335-348, 2013.

Liens:
- Le blog de Jean-François Malange.
Deux revues généralistes incontournables: "la pêche et les poissons", "le pêcheur de France". 


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