Notre fil directeur sera la chanson Faccetta nera. Les vicissitudes qu'eut à subir ce morceau sont, en effet, tout à fait emblématiques, du changement d'attitude des autorités à l'égard des femmes d'Abyssinie.
Dessin d'Enrico De Seta. Légende: "Au marché [Esclaves : prix à débattre] - On l'achète à deux, et après, on fera moitié moitié..." Bien qu'interdit dans la métropole, l'achat de jeunes filles existe dans les colonies. Ainsi le journaliste Indro Montanelli achète à son père une jeune fille de 12 ans, "petit animal docile" revendu ensuite à un gradé. |
* "Notre loi est esclavage d'amour."
Or la prise de possession de ces conquêtes territoriales s'accompagne du développement d'un imaginaire colonial spécifique, teinté d'exotisme et d'érotisme. Dans l'esprit de nombreux colons italiens, il existe ainsi la volonté de s'emparer également des indigènes, aux mœurs prétendument faciles. Une intense propagande véhicule ces préjugés à destination des colons potentiels, transformant les femmes noires en formidables "produits d'appel". Aucun support n'est négligé pour vanter la beauté légendaire des Éthiopiennes: photos, campagnes publicitaires, dessins satiriques, cartes postales, romans populaires donnent à voir des Abyssines dénudées. Tous dépeignent des créatures à la sensualité exacerbée, dont l'appétit sexuel serait insatiable. Léo Longanesi rapporte ainsi que « Les Italiens avaient hâte de partir. L’Abyssinie, à leurs yeux, apparaissait comme une forêt de superbes mamelles à portée de main. »
Si les femmes semblent avenantes, peu farouches et superbes, les Éthiopiens sont dépeints, en revanche, comme des êtres veules, abrutis et sauvages. |
La quasi-absence d'Italiennes en Éthiopie (dans un rapport de une pour trente hommes) contraint rapidement les colons à se tourner vers les femmes indigènes. (2)
C'est donc à la fois par "nécessité" ou pour assouvir des fantasmes savamment attisés par la propagande, que de nombreux militaires et fonctionnaires italiens s'installent en concubinage avec des indigènes (les madame), du moins jusqu'à la mise hors-la-loi de cette pratique.
Alors qu'en Italie de nombreux interdits pèsent sur la sexualité, la société éthiopienne semble moins puritaine pour ce qui touche aux relations hors-mariage. Le concubinage, par exemple, y est moins déconsidéré que dans les sociétés catholiques européennes. Pour les Éthiopiennes, ces relations avec des Européens peuvent en outre représenter, sinon uns certaine émancipation, en tout cas une stratégie d'élévation sociale.
Les motivations des colons s'avèrent diverses et ambivalentes. D'aucuns éprouvent des sentiments amoureux sincères pour leurs compagnes indigènes. D'autres semblent chercher d'abord à disposer d'une épouse pour pratiquer les tâches ménagères et ou d'une partenaire sexuelle stable et "plus sûre" qu'une prostituée.
En métropole, certains démographes envisagent ce métissage comme un moyen de peupler la colonie, voire de régénérer les populations européennes exsangues. Les unions mixtes sont alors encore admises avec les Éthiopiennes. (1) Ainsi, dans une revue fasciste, Lorenzo Ratto note: « Les plus belles filles de race sémitico-éthiopiennes, facilement sélectionnables sur les plateaux éthiopiens pourront être choisies par les pionniers du Génie militaire rural pour faire partie de nos colonies en tant qu’épouses légitimes (…) ».
D'autres au contraire dénoncent déjà les dangers que ferait courir le métissage à la race italienne.
* Une législation spécifique pour remporter la "bataille de la race".
En rupture avec le climat de badinage et de libertinage qui accompagne les débuts de la conquête, la prise de possession du territoire éthiopien engendre un tournant idéologique significatif, puisque c'est à une véritable radicalisation raciste qu'on assiste à l'été 1936.
Le Duce prend conscience qu'il y a un "risque de métissage". Les hiérarques fascistes engagent dès lors une véritable politique raciale, de "défense de la race". Cette lutte contre le métissage en Éthiopie inaugure la mise en œuvre d'un racisme biologique fondé sur la pureté du sang, traquant le concubinage des Italiens et des Africaines.
Pour lutter contre la promiscuité sexuelle entre indigènes et Italiens, Mussolini autorise les colons (militaires comme civils) à s'installer durablement en Éthiopie à la seule condition qu'ils soient accompagnés, et cela afin de "prévenir les terribles et prévisibles effets du métissage."
A partir du printemps 1937, une législation spécifique prétend rien moins que réformer les pratiques sexuelles des Italiens dans l'Empire! Ainsi, le décret-loi n°880 du 19 avril 1937 sanctionne les rapports de "nature conjugale" entre citoyens italiens et sujets de l'Empire. Il n'interdit pas les relations sexuelles, mais les rapports affectifs (la convivenza) avec une femme de couleur. Ces relations suivies constituent le délit de madamisme ("il diletto di madamismo"), passible de 5 ans de prison au maximum, pour les Italiens vivant sous le même toit qu'une Éthiopienne (concubinage donc).
La législation se durcit encore avec la proscription des mariages mixtes par la loi du 17 novembre 1938.
La loi du 29 juin 1939 établit un nouveau délit, réprimant tout acte portant "atteinte au prestige de la race italienne" (sic). Elle vise donc à la fois les couples mixtes, mais déclenche en outre une enquête en cas de présence d'un enfant métis. (3) Il n'est plus question pour les Italiens de faire des bimbi caffe latte (des enfants café au lait) en Éthiopie.
Le durcissement de la législation se poursuit puisqu'en mai 1940, de nouvelles dispositions assimilent les métis à des sujet africains et interdit aux pères italiens de les reconnaître.
L'application de cette législation entraîne une intense répression du madamisme (pour les mots soulignés, voir glossaire), par une police spécifiquement chargée de punir les agissements "scandaleux" des civils. Des billets jaunes sont distribués en guise d'avertissement, tandis que plusieurs gradés sont rappelés en métropole et radiés des cadres de l'armée.
La loi n°880, rédigée en termes vagues, laisse une grande latitude d'interprétation aux juges de l'empire. Aussi, les quelques procès organisés pour madamisme, mettent en évidence la difficulté à établir ce délit, puisque relevant de l'intime. Les juges cherchent alors à prouver qu'il y a bien vie commune, rapports sexuels réitérés, "affection maritale".
Les relations sexuelles avec des Africaines sont tolérées, à condition qu'elles soient dénuées d'affect. Ainsi, dans une affaire de concubinage, les juges du tribunal de Gondar note que l'accusé n'aurait pas été coupable « s’il s’était servi de la femme seulement comme prostituée en lui payant le prix d’accouplements occasionnels puis en la congédiant après avoir satisfait ses besoins sexuels. » La dépendance affective, la jalousie, le caractère passionnel d'une relation constituent autant de circonstances aggravantes pour les juges. Les aveux deviennent autant d'indices à charge. Un accusé écope en janvier 1939 d'un an et demi d'emprisonnement pour avoir avoué aimer une femme indigène et envisager de fonder avec elle un foyer. Pour les juges, il s'agit d'un cas "macroscopique d'ensablement", car "ici, le blanc ne désire pas simplement la Vénus noire en la tenant à ses côtés pour des raisons de tranquillité et pour bénéficier de rapports faciles et sûrs mais c'est l'âme de cet Italien qui est troublée; il est entièrement dévoué à la jeune noire qu'il veut élever au rang de compagne de sa vie et qu'il associe à tous les évènements, y compris hors sexualité, de sa vie." [cf: Matard-Bonucci]
Marie-Anne Matard-Bonucci résume ainsi l'alternative qui s'offre aux Italiens en Éthiopie: "Dans l’économie licite des pratiques sexuelles deux solutions s’offraient aux soldats colons fascistes, célibataires par force : la chasteté, le colonisateur cédant la place à une forme de moine soldat, ou la pratique d’une sexualité déconnectée de tout sentiment."Autant dire que la première option demeure très marginale, quant à la deuxième solution, elle passe par le recours à la prostitution. Or, le nombre de prostituées venues de la métropole ne permet pas de répondre à la demande. Aussi, les colons fréquentent avec assiduité les bordels indigènes.
Pour satisfaire aux besoins sexuels des troupes en campagne, les fascistes se résignent à organiser la prostitution en terre coloniale, tout en fustigeant le phénomène dans la péninsule. Les prostituées autochtones (sciarmute) y sont classées par les autorités en 3 catégories en fonction de leurs clients (officiers, soldats, troupes coloniales).
* Embrigadement idéologique.
Pour remporter la "bataille de la race", les organes de propagande du parti se mobilisent à l'instar de Difesa della razza. A l'aide de couvertures chocs et de photomontages, cette revue du racisme militant fondée à l'été 1938, dénonce la fusion des races. Des auteurs racistes tels que Lidio Cipriani, directeur de l'Institut d'anthropologie de Florence, y brocardent le métissage à longueur de pages. De son côté, en 1939, l'Institut fasciste de l'Afrique italienne fait paraître Le problème des métis qui affirme en exergue: "Dieu a créé les blancs, le diable les mulâtres."
Les propagandistes fascistes se trouvent toutefois dans une position très inconfortable. Il y a en effet incompatibilité totale entre l'imaginaire colonial diffusé jusque là pour attirer les colons et la nouvelle politique raciale. Les Abyssines lascives mises en scène à longueur de pages, figées sur papier glacé, ont pris corps dans l'esprit de nombreux soldats. Aussi, afin de détruire cet obscur objet de fantasme qu'est devenue la femme noire, les thuriféraires du pouvoir lancent une croisade contre la mentalité "antifasciste" et "romantique" des Italiens en Abyssinie (4), fustigeant l'exotisme de pacotille colporté par la littérature du temps. Guido Cortese, secrétaire du fascio d'Addis Abeba, s'insurge contre ces tendances romantiques qui ne coïncident pas avec la mentalité fasciste: "le folklore, celui des nus, des pleines lunes, des longues caravanes et des couchers de soleil ardents, des amours folles avec 'indigène humble et fidèle, tout cela représente des choses dépassées, qui relèvent du roman de troisième ordre. Il serait temps de détruire tout de suite les romans, illustrations et chansonnettes de ce genre afin d'éviter qu'ils donnent naissance à une mentalité tout autre que fasciste."
Publicité pour les motos Bianchi (1936). |
* "Frimousse noire, belle Abyssine."
Sous des dehors badins et inoffensifs, la chanson populaire peut pourtant devenir un redoutable support de propagande. Facile à mémoriser, entêtante, elle s'insinue longtemps dans la mémoire de l'auditeur, contribuant par là à façonner ses représentation ou son imaginaire. Comme le rappelle Alain Ruscio, elle véhicule parfois l’idéologie « à l’état pur. Dans une chanson, il faut dire l’essentiel en quelques phrases, et pour le plus grand nombre.»
Composée initialement en dialecte romain, Faccetta Nera ("petite frimousse noire") s'impose dans sa version italienne comme un grand succès populaire, entonné par les troupes fascistes en 1935.
Bien dans l'air du temps, les paroles décrivent un Italien soucieux de "civiliser" une petite Abyssine. L'influence bienfaisante du fascisme doit permettre à cette indigène de connaître une ascension sociale, culturelle et politique. Paternaliste, il envisage même que sa protégée puisse défiler devant le Duce. La conquête italienne est présentée comme une libération, un affranchissement général. Or, Mussolini n'envisage de voir défiler devant lui que des Abyssins courbés sous le joug, certainement pas de nouvelles recrues noires traitées d'égal à égal avec le conquérant.
Le second couplet relève d'une autre veine: romantique, voire érotique. La mention de "la loi esclavage d'amour" semble avoir particulièrement irritée le Duce qui y voit une invitation au métissage. Typique des chansons coloniales de l'époque, le refrain insiste sur les beauté des femmes éthiopiennes; créatures envoûtantes auxquelles les soldats ne peuvent résister.
Les paroles illustrent à merveille l'ambivalence des sentiments des colonisateurs à l’égard des femmes africaines: volonté de possession et de domination, promesse de libération et de civilisation, désir et fascination.
Aussi, juste après la conquête, la censure s'abat sur le morceau dont la diffusion est interdite. En juin 1936, dans un article complaisant, Paolo Monelli défie l'auteur de la chanson de partager le quotidien d'"une de ces Abyssines crasseuses, à la puanteur ancestrale (...) détruites dès l’âge de vingt ans par une tradition séculaire de servage amoureux et rendues froides et inertes dans les bras de l’homme [...]. » [cité par Marie-Anne Matard-Bonucci]
Des slogans pourfendent le titre: "Je ne veux plus entendre chanter Faccetta nera, je ne veux plus entendre belle Abyssine, car nos femmes sont plus mignonnes elles ont plus de qualités!" [cité par Fabienne Le Houerou]
Finalement, la simple évocation du métissage, le concubinage avec une "faccetta nera", condamnait la chanson pour "délit contre la race".
Réclame pour des caramels. |
* Quels résultats pour la lutte contre le "madamisme"?
La lutte contre le madamisme se solde par un échec. Certes, quelques procès exemplaires sanctionnent sévèrement les "fautifs", sans mettre pour autant un terme au concubinage des Italiens avec des femmes africaines. La répression installe un climat de peur chez quelques colons.
Malgré le risque de recevoir un billet jaune par la police du madamisme (i foglio giallo), les Italiens ne renoncent pas, dans l'ensemble, aux faccette nere. Les circulaires du Parti National Fasciste restent lettre morte. Ce qui permet à Matard-Bonucci de conclure: "La question du sexe et du métissage, comme d’autres mesures destinées à réformer les comportements en profondeur traçait les limites de l’emprise fasciste sur les esprits et de sa capacité à façonner les mœurs."
Un soldat italien et une femme italienne en 1935. |
Glossaire:
madamisme = concubinage avec une femme de couleur appelée "madame".
Ensablement = les ensablés sont les anciens soldats ou émigrés civils italiens ayant participé à la conquête de l'Ethiopie et qui s'y sont installés durablement.
Notes:
1. Depui 1895, les Italiens vivaient maritalement avec des Érythréennes et cela ne présentait aucune difficulté. Les enfants métis obtenaient la nationalité italienne.
2. Pour endiguer le métissage, le Duce tente de faire venir 1500 faccette bianche pour faire contrepoids aux faccette nere.
3. Les enfants métis, élevés dans le milieu maternel, subissent le mépris de tous, des colons blancs comme des indigènes.
4. La lutte contre le madamisme s'inscrit en outre dans le cadre de la lutte contre le "sentimentalisme" latin, antithèse de la virilité fasciste.
Faccetta Nera
Si mo’ dall'artipiano guardi er mare,
moretta che sei schiava fra le schiave;
vedrai come in sogno tante nave
E un tricolore sventolà pe’ te.
Faccetta nera
bell'Abissina
aspetta e spera
che già l'ora s'avvicina!
Quanno staremo
insieme a te,
noi ti daremo
un'antra legge e un antro Re!
La legge nostra è schiavitù d'amore,
ma libertà de vita e de pensiere,
vendicheremo noi, camicie nere,
l'eroi caduti e libberamo a te!
Facetta nera, piccola Abbissina
te porteremo a Roma, libberata.
Dar sole nostro tu sarai baciata,
starai in camicia nera pure te!
Faccetta nera
sarai romana
e pe' bandiera
tu ciavrai quella italiana.
Noi marceremo
insieme a te,
e sfileremo
avanti ar Duce e avanti al Re!
*****************
Si depuis le haut-plateau tu regardes la mer,
brunette, esclave parmi les esclaves,
tu verras comme en songe les si nombreux navires
et le [drapeau] tricolore qui flotte pour toi.
Frimousse noire,
belle Abyssine,
attend et espère
car l'heure est proche
où nous serons tout avec toi,
nous te donnerons [alors]
une autre Loi et un autre Roi !
Notre loi est esclavage d'amour
mais [aussi] liberté de vivre et de penser.
Nous, les chemises noires,
vengerons les héros tombés [au champ d'honneur]
et te libérerons.
Frimousse noire,
petite Abyssine,
nous te mènerons à Rome, libérée.
Par notre soleil tu seras embrassée;
même toi tu porteras la chemise noire.
Frimousse noire
tu seras romaine
et comme drapeau
tu choisiras la bannière italienne.
Nous marcherons au pas avec toi
et défilerons devant le Duce et devant le Roi.
Sources:
- Une émission passionnante de la "Nouvelle Fabrique de l'Histoire" (France Culture): "Colonisation comparée 3/4", 3 avril 2013. Débat sur l'empire colonial italien avec Marie-Anne Matard-Bonucci, Stéphane Mourlane, Giulia Bonacci. Écoutable ici.
- Sur le fantastique blog Dormira jamais d'Olivier Favier: "Sexualité et guerre d'Ethiopie. (1)" et 2 , "Violence dans l'Ethiopie fasciste. (1)" et 2 par Marie-Anne Martard-Bonucci.
- Fabienne Le Houerou, L’épopée des soldats de Mussolini en Abyssinie, 1936-1938, Les Ensablés, Paris, L’Harmattan, 1994.
- Jean Sellier: "Atlas des peuples d'Afrique", La Découverte, 2008.
- Alain Ruscio, Que la France était belle au temps des colonies. Anthologie de chansons coloniales et exotiques françaises, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001. L'ouvrage de référence sur le sujet.
Liens:
- Etienne Augris revient sur un classique de la chanson coloniale: La Tonkinoise.
- De très riches ressources sur le site de la MRSH Caen: "Le colonialisme italien."
- La LDH Toulon consacre des pages très intéressantes (comme toujours sur ce prodigieux site) au passé colonial et fasciste de l'Italie, au boucher Graziani, à la colonisation sanglante de la Libye.
- Philippe Conrad: "L'aventure coloniale et son échec." (Le Monde de Clio)
- Marie-Anne Matard-Bonucci: "D’une persécution l’autre : racisme colonial et antisémitisme dans l’Italie fasciste.", Cairn.info.
- Guerre d’Éthiopie et discours de Mussolini (1935-1936) sur Cliotexte.
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