jeudi 17 décembre 2009

196. Molotov: "frijolero".

Cette chanson du groupe de rock mexicain Molotov propose un aperçu radical des rapports et des représentations qu'ont les habitants de part et d'autre de la frontière Etats-Unis/Mexique. Comme nous l'avons vu précédemment, la frontière Etats-Unis/Mexique constitue une interface, c'est-à-dire une zone de contact entre deux espaces différenciés, en l'occurrence des territoires d'inégal développement. Les écarts de richesses engendrent des dynamiques spécifiques. Depuis les années 1960, les régions au nord du Mexique, à proximité de la frontière, accueillent des usines américaines d'électronique, de textile. Les investisseurs américains profitent ainsi des incitations fiscales et d'une main d'œuvre bon marché qui permet de réduire considérablement les coûts de production, tout en réduisant les frais de transports des marchandises, exportées majoritairement aux Etats-Unis. Les fonctions de commandement, quant à elles, restent implantées aux Etats-Unis.

Schéma sur l'espace frontalier Etats-Unis/Mexique. Réalisation d'Yves Guiet dont le site est particulièrement précieux. Cliquez sur l'image pour l'agrandir.


Les maquiladoras ont donc grandement contribué à l'essor des villes-jumelles de part et d'autre de la frontière, comme San Diego-Tijuana, ou El Paso- Ciudad Juarez. Pour autant, elles n'ont pas mis un terme aux migrations. De fait, la frontière américano-mexicaine est aujourd'hui l'une des plus dynamiques au monde pour les flux de marchandises, de capitaux, mais aussi et surtout humains. On estime par exemple qu'entre 2000 et 2008, 8 millions de Mexicains ont migré aux Etats-Unis.

Cette immigration, légale ou clandestine, est cruciale pour le Mexique puisqu'elle sert de soupape de sécurité à l'économie de ce pays émergent.
Or, l'économie américaine dépend, elle aussi, de ces travailleurs clandestins. Dans le secteur du bâtiment, de la restauration notamment, nombre d'entreprises américaines dépendent et recherchent des employés clandestins afin d'économiser des charges sociales ou embaucher sans contrats de travail. L'appui de cette main d'œuvre reste donc cruciale pour les Etats du sud-ouest des Etats-Unis. Au fond, ce qui pose problème à certains Américains, c'est l'installation de ces travailleurs avec leurs familles aux Etats-Unis.


Aujourd'hui, la population hispanique représente la première minorité aux Etats-Unis. L'apport migratoire important (700 000 entrées par an) et l'accroissement naturel fort de ces populations expliquent l'essor de ce groupe. Les hispaniques se concentrent dans les Etats du sud-ouest, principalement pour des raisons de proximité géographique avec les pays de départ (en premier lieu le Mexique). Dans certains Etats tels que le Texas ou le Nouveau Mexique, ils représentent un pourcentage important de la population totale (50% au Nouveau Mexique), à tel point que l'espagnol y est devenue langue officielle et s'impose dans de nombreux médias destinés à la communauté hispanophone (journaux, chaînes de télé).

Les transferts de fonds effectués par ces immigrés en direction de leurs familles et donc de leurs régions d'origine jouent aussi un rôle capital. En 2005, le Mexique aurait ainsi reçu 20 milliards de dollars, ce qui représente la deuxième source de devises étrangères du pays après le pétrole (dont les principaux clients restent les Etats-Unis). Dans le contexte de la crise économique actuelle, ces transferts se sont considérablement réduits (cf:
"la crise: la fin de l'eldorado américain?"). En tout cas, la dépendance économique du Mexique à l'égard des Etats-Unis est bien réelle et la question de l'immigration a donc des implications économiques cruciales pour le Mexique.


L'importance de cette minorité contribue-t-elle à un métissage humain et culturel de la société américaine ou bien, comme le pense le politologue Samuel Hutintgton, menace-t-elle la domination des WASP par sa réticence à s'assimiler ou à s'insérer dans le modèle américain? (melting pot ou salad bowl). Fidèle à sa théorie du choc des civilisations, ce dernier considère comme inévitable la confrontation entre la civilisation anglo-saxonne protestante et la civilisation latine et catholique.
Or, les incompréhensions demeurent également nombreuses de part et d'autre de la frontière comme semble le prouver la chanson de Motolov.




Dans le premier couplet, la parole est aux Mexicains qui singent l'accent des Américains parlant espagnol. Ils s'adressent directement à leurs voisins du nord en récusant les stéréotypes que ces derniers colportent sur les Mexicains. Ils rejettent par exemple la parfaite panoplie du Mexicain de service, en premier lieu le sombrero, qui fait plus couleur local pour les touristes. De la même manière, ils refusent de se faire traiter de "mangeurs de haricot" (en référence à l'omniprésence de cet aliment dans la cuisine du pays) par les Américains. Ils rappellent ensuite que l'économie américaine a bien besoin des ressources mexicaines: le pétrole (le Mexique est le troisième fournisseur de pétrole des Etats-Unis) et la drogue d'origine mexicaine (cannabis) ou celle qui transite par le pays en provenance d'Amérique latine (cocaïne), avant d'être consommée par les toxicomanes du Nord (
Même si on a la réputation / d’être vendeurs / de la drogue que nous plantons, / vous, vous en êtes les consommateurs). En passant, le groupe glisse une référence implicite aux ardeurs belliqueuses des Américains dès qu'il s'agit de faire fonctionner à plein l'économie du pays (Nous ne dopons jamais notre économie, / en faisant la guerre à d’autres pays).
Quatre des plus importants cartels de drogue sont basés à proximité de la frontière avec les Etats-Unis. Les violences liées au narcotrafic auraient causé 1 000 morts en 2005.

Le refrain donne la parole aux Américains qui refusent de leur côté d'être traités de "gringos" et invitent les Mexicains à rester chez eux. Ils terminent d'ailleurs en traitant ces derniers de "mangeurs de haricots", ce qui contribue à envenimer le dialogue entre les deux parties.

De nouveau, la parole passe aux Mexicains qui dénoncent la morgue de leurs voisins du nord et la condescendance dont ils font preuve à leur égard (
Si j’avais reçu une pièce
à chaque fois / que j’ai été regardé de haut / parce que j’étais du mauvais côté de la ville. / Je serais un home riche...
). Ils dénoncent ensuite la politique anti-immigration des autorités américaines qui ferment leurs frontières et rendent particulièrement périlleuses les tentatives d'entrée sur le territoire des migrants mexicains clandestins. C'est en 1994, sous la présidence de Bill Clinton, que les premières grandes mesures sont prises, en se concentrant d'abord sur la Californie. Le relais est bientôt pris par l'administration Bush avec la promulgation, le 26 octobre 2006, de la loi du Secure Fence Act destinée à renforcer la surveillance de la frontière avec le Mexique et qui permet la construction de murs sur environs un tiers de la longueur de la "linea" (soit 1125 km). Hauts de 4,5 mètres et constitués de plaques d'aciers installées le long de la frontière, parfois sur d'assez longues distances, au niveau des points d'accès les plus aisés, notamment au niveau des agglomérations par exemple. Mais la frontière est très longue, elle fait plus de 3000 km. Elle reste donc plutôt perméable. Une majorité de la frontière reste d'ailleurs constituée d'un grillage qu'il est assez facile de franchir. En tout cas, les autorités américaines sont parvenus à rendre les choses beaucoup plus compliquées pour les immigrants.


En effet, ces installations vont de pair avec une surveillance humaine constante et croissante. Pour ceux qui parviennent à traverser la frontière et surmonter l'aridité du désert, il faut encore compter avec des citoyens américains zélés groupés en milices qui signalent à la police les immigrés qu'ils repèrent, quand ils ne se font pas justice eux-mêmes. Le groupe chante:


Si tu devais, toi aussi éviter les balles
de certains gringos propriétaires de ranchs
continuerais-tu à leur dire : «Bon à rien de wetback »?
si tu devais recommencer à partir de zéro?


Ce mur ne tente pas de contenir une force militaire, mais de séparer des populations aux niveaux de vie différents. Les tronçons de mur construits ou en construction le long de la frontière du Rio Grande, entre les Etats-Unis et le Mexique visent à contrôler les flux, les trafics, et d’assurer la sécurité économique des Etats-Unis. Une grande partie de la frontière épouse le tracé du Rio Grande ce qui explique que l'on ait surnommé les migrants les wetback, littéralement les "dos mouillés".

Enfin, le dernier couplet relativise l'arrogance américaine qui consiste à considérer le tracé de la frontière comme intangible et donc l'appartenance d'un territoire à un Etat comme définitive. La construction des Etats-Unis s'est réalisée de manière progressive par des achats, conquêtes... Les Etats du Texas, du Nouveau Mexique, de la Californie ou encore l'Arizona appartenaient au Mexique il n'y a pas si longtemps.
Maintenant, baisse les yeux
pour regarder où tu te trouves.
Ce sol nord-américain que tu prends comme allant de soi.
Si ce n'était pas grâce à Santa Ana, juste pour information,
tes pieds se trouveraient au Mexique.


Avec le partage de l'Oregon en 1846, les Etats-Unis atteignent le Pacifique. Désormais ils se tournent vers le monde hispanique. Au sud des Etats-Unis se trouve la République Indépendante du Texas, fondée en 1835 au terme de la révolte, des colons texans contre le général mexicain Santa Anna. Ce dernier, à la tête des forces mexicaines, fut vaincu lors de la bataille de San Jacinto, du 22 avril 1836 par le général Sam Houston, à la tête de l'armée texane formée majoritairement de colons américains. Par le traité de Velasco, Santa Anna, tombé aux mains des Texans, acceptait de retirer ses troupes du sol texan en échange d'un sauf-conduit, à charge pour lui de convaincre les autorités mexicaines de renoncer au Texas (déconsidéré, il échoue dans cette mission) .

Cette république du Texas demande son rattachement aux Etats-Unis. Le président américain James Polk, accepte d'annexer le Texas en 1845, ce qui provoque la guerre entre les Etats-Unis et le Mexique.
Les Américains sont vainqueurs en 1848 et, Polk peut, en position de force, négocier avec le gouvernement mexicain l'achat d'un immense territoire. Le Mexique, indépendant depuis 1821, perd ainsi 40 % de son territoire (cf: le dessous des cartes).




Un grand merci à G. Aguer qui nous a signalé cette chanson (à voir sur son blog).

Molotov - Frijolero (Dance and dense denso)

Yo ya estoy hasta la madre
De que me pongan sombrero
Escuche entonces cuando digo
No me llames frijolero
Y aunque exista algun respeto
No metamos las narices
Nunca inflamos la moneda
Haciendo Guerra a otros paises
Te pagamos con petroleo
e interes es nuestra deuda
Mientras tanto no sabemos
Quien se queda con la feria
Aunque nos hagan la fama
De que somos vendedores
De la droga que sembramos
Ustedes son consumidores
Coro:
Don't call me gringo, You fuckin beaner
stay on your side of that goddamn river
don't call me gringo, You beaner.
No me digas beaner, Mr. Puñetero
Te sacaré un susto por racista y culero.
No me llames frijolero, Pinche gringo
puñetero.——(chingao)
Now I wish I had a dime
for every single time
I've gotten stared down
For being in the wrong side of town.
And a rich man I'd be
if I had that kind of chips
lately I wanna smack the mouths
of these racists
Podras imaginarte desde afuera,
Ser un mexicano cruzando la frontera
Pensando en tu familia mientras que pasas
Dejando todo lo que tu conoces atras
Tuvieras tu que esquivar las balas
De unos cuantos gringos rancheros
Les seguiras diciendo good for nothing
wetback? y tuvieras tu que empezar de cero
Now why don't you look down
to where your feet is planted
That U.S. soil that makes you take shit for granted
If not for Santa Ana, just to let you know
That where your feet are planted would be Mexico
Correcto!
Don't call me gringo, You fuckin beaner
stay on your side of that goddamn river
don't call me gringo, You beaner.
No me digas beaner, Mr. Puñetero
Te sacaré un susto por racista y culero.
No me llames frijolero, Pinche gringo, Puñetero
Don't call me gringo, You fuckin beaner
stay on your side of that goddamn river
don't call me gringo, You beaner.
No me digas beaner, Mr. Puñetero
Te sacaré un susto por racista y culero.
No me llames frijolero, Pinche gringo,
(pinche gringo que?) Puñetero.

__________________________
J’en ai maintenant marre
Qu’on me fasse porter un sombrero
Écoute-moi alors quand je dis :
« Ne m’appelle pas mangeur de haricot »Et même s’il existe du respect
Et sans se mêler de vos affaires
Nous ne dopons jamais notre économie,
En faisant la guerre à d’autres pays.On te paie avec du pétrole
Ou avec les intérêts, notre dette.
Pendant ce temps, on ne sait pas
Qui est le gagnant de l’opération.Même si on a la réputation
D’être vendeurs
De la drogue que nous plantons
Vous, vous en êtes les consommateurs.Ne m’appelle pas gringo
toi, fichu mangeur de haricot
Reste de ton côté
de ce fichu fleuve
Ne m’appelle pas gringo,
toi, mangeur de haricot.Ne m’appelle pas mangeur de haricot
monsieur l’Enfoiré
ou tu va voir ce que je te réserve
ne m'appelle pas mangeur de haricot
sale enfoiré de gringo.
Si j’avais reçu une pièce
à chaque fois
que j’ai été regardé de haut
parce que j’étais du mauvais côté de la ville.
Je serais un homme richesi j'avais eu ce genre de salaire.
Alors, je casserais la gueule
de ces racistes.Tu pourras te faire une idée
De ce que c’est d'être un Mexicain qui passe la frontière,
en pensant à ta famille pendant que tu traverses,
et en laissant tout ce que tu connais derrière toi.
Si tu devais, toi aussi éviter les balles
de certains gringos propriétaires de ranchs
continuerais-tu à leur dire : «Bon à rien de wetback »?
si tu devais recommencer à partir de zéro?Maintenant, baisse les yeux
pour regarder où tu te trouves
.
Ce sol nord-américain que tu prends comme allant de soi.
Si ce n'était pas grâce à Santa Ana, juste pour information,
tes pieds se trouveraient au Mexique.
Correct!
Ne m’appelle pas gringo
toi, fichu mangeur de haricot
Reste de ton côté
de ce fichu fleuve
Ne m’appelle pas gringo,
toi, mangeur de haricot.Ne m’appelle pas mangeur de haricot
monsieur l’Enfoiré
ou tu va voir ce que je te réserve
ne m'appelle pas mangeur de haricot
sale enfoiré de gringo.

Sources:
* Les émissions du dessous des cartes du:
- 8 mars 2007 consacrée aux "nouveaux murs";
- 28 février 2007: "le Mexique à la charnière du Nord et du Sud".
- 14 février 2007: "les hispaniques aux Etats-Unis".
Liens:
- En complément de cet article, un riche dossier sur la frontière Mexique/Etats-Unis concocté par Etienne Augris. Sur Samarra, il consacre un article aux Marras, il y revient aussi sur l'immigration hispanique aux Etats-Unis.
- Sur le blog de J.C. Diedrich: "la frontière américano-mexicaine au cinéma".
- infographie du Monde sur "les latinos aux Etats-Unis".
- Une mise au point sur l'ALENA sur le blog de R. Tribouilloy.
- Sur RFI.fr: "ces murs qui partagent les territoires et les ennemis.." Notamment un reportage de Michèle Gayral "le long de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique".
- Sur le blog de M. Raingeard: "frontières: lieux d'échanges ou de conflits".
- La passerelle d'Emmanuel Grange propose un article intéressant: "la crise: la fin de l'eldorado américain?".
- Géographie sociale.org: "Mexique/Etats-Unis: frontière, immigration et inégalités sociales..."
- Libération.fr: Un "monde des murs".

2 commentaires:

E.AUGRIS a dit…

Belle chanson, le clip est sympa.
Et bel article. Merci Julien.
Concernant les transferts financiers, j'ai lu dernièrement que la crise les avait considérablement réduits. Certains immigrés doivent même temporairement recevoir de l'argent de leur famille au Mexique !
Pour le revirement politique sous Clinton, je crois que la date ne colle pas...
E.A.

blottière a dit…

Merci de me signaler ces étourderies et de préciser que la situation économique actuel remet en cause les équilibres fragiles qui existaient jusque là.

A+

J.B.