mardi 30 mars 2010

205. Gaston Montéhus: "Gloire au 17ième" (1907).

Depuis 1900, le vin du Midi souffre d'une terrible mévente. Face à l'effondrement des cours, les vignerons sont confrontés à la misère. Le caractère de monoculture de la vigne dans la région aggrave la crise. Plusieurs facteurs expliquent ces difficultés:
- la surproduction chronique,
- la concurrence et les importations de vins d'Algérie,
- les vins fabriqués frauduleusement, grâce au mouillage et au sucrage, pratiques introduites pendant la crise phylloxérique pour pallier l'insuffisance des récoltes (au cours des années 1880).


Marcellin Albert, meneur initial des vignerons en révolte. Il sera appelé  tour à tour, et selon les points de vue: l'apôtre, le rédempteur, Lou Cigal ("tête folle").

La fraude constitue le principal danger aux yeux des vignerons et non la surproduction. Depuis 1900, ils voient leurs revenus s'effondrer, tandis que leurs impôts restent élevés. Le nombre des chômeurs explose et les ouvriers agricoles ne conservent leurs emplois qu'au prix de pertes de salaires importantes. Plusieurs communes de l'Hérault doivent même organiser des ateliers de charité.
Les vignerons se trouvent alors un porte-parole décidé en la personne de Marcellin Albert, cafetier et vigneron du village d'Argeliers (dans l'Aude). Arpentant marchés et foires, il n'a de cesse de dénoncer les fraudeurs qui ruinent la profession en concoctant à moindre coût un breuvage artificiel à base de sucre et de produits chimiques.
Pour lui, en dehors de toute considération religieuse ou politique, le vin doit être un produit naturel issu de la fermentation du vin de raisin frais. Son implication et sa gouaille font le reste et il s'impose rapidement aux avants postes de ce mouvement populaire.




En février 1907, Marcellin Albert fédère le groupe des « 87 d’Argeliers » et fonde dans chaque ville et village des comités viticoles ayant pour mission de défendre une profession menacée.
Il utilise diverses formes d'actions pacifiques pour faire progresser la cause viticole: pétition, menace de grève fiscale et de démission des conseils municipaux, organisation de manifestations tous les dimanches dans les villes de la région.
Il fonde en outre un journal à même de relayer les revendications: « Le Tocsin, organe de lutte viticole » qui s'impose comme un vecteur d’informations et de mobilisation crucial. Le pharmacien d'Argeliers, Louis Blanc, principal rédacteur, y publie le manifeste des Gueux: "Propriétaires, ouvriers, royalistes, républicains... nous sommes ceux qui crèvent de faim."

Fort de cette logistique bien huilée, Albert et son groupe peuvent désormais livrer bataille.
Le 11 mars 1907, ils se rendent à Narbonne où siège une commission d’enquête parlementaire envoyée pour étudier la crise de mévente des vins du sud-ouest.


Marcellin Albert en Don Quichotte.


Le mouvement prend rapidement une très grande ampleur. Du 24 mars au 9 juin, chaque dimanche, les vignerons se rassemblent toujours plus nombreux. Ils sont 500 à Bize-Minervois le 31 mars, 1 000 le 7 avril à Ouveillan, 8 000 le 14 à Coursan, 12 000 à Capestang le 21, 20 000 à Lezignan-Corbières le 28 avril. Le 5 mai, à Narbonne, sous une pluie battante, 40 000 manifestants défilent. Les vignerons y bénéficient d'un relais politique local en la personne du très populaire Ernest Ferroul, maire socialiste de Narbonne. Celui qui, deux ans plus tôt, couvrait Albert de ses sarcasmes, soutient désormais ouvertement le mouvement. Ensemble, ils prononcent devant une foule enthousiaste le "serment des fédérés" qui clôturera désormais tous les meetings viticoles:
"Nous jurons tous de nous unir pour la défense viticole... Celui ou ceux qui, par intérêt particulier, par ambition ou par esprit politique, nous porteraient préjudice [...] seront jugés, condamnés et exécutés séance tenante."
Ferroul harangue la foule en mai 1907. 

Le 12 mai, à Béziers, Ferroul adresse au président du conseil, Georges Clemenceau, un ultimatum en deux temps: "Si à la date du 10 juin, le gouvernement n'a pas mis fin à la crise viticole, le Midi fera la grève de l'impôt. Si le 13 juin le Midi n'a toujours pas de satisfaction, toutes les municipalités démissionneront".

Les manifestations s’enchaînent et l'agitation ne fait que grandir : 180 000 individus à Perpignan le 19 mai, 250 000 à Carcassonne le 25 mai. Et si les rangs semblent plus clairsemés à Nîmes le 2 juin, c'est qu'Albert demande aux vignerons de "garder leurs forces" pour la grande manifestation de Montpellier du 9 juin.
500 000 personnes s'y rassemblent!!! Albert est porté en triomphe au milieu d'une forêt de pancartes menaçantes. On peut y lire notamment le petit placard suivant:

" Chambre des députés =
- Séance du 7 juin 1907 discussion sur la crise viticole. Députés présents: 25. (pas de solution).
- Séance du 22 novembre 1906. Augmentation du traitement des députés (15 000 francs). Députés présents: 530! (augmentation votée immédiatement!)."

Ferroul, devenu le véritable chef du mouvement, annonce la fermeture de l'hôtel de ville pour le lendemain et sa démission. Faucilhon, l'adjoint au maire de Carcassonne jette même son écharpe tricolore à terre, que les manifestants s'empressent de déchirer. Dans les quatre départements viticoles, les démissions de maires pleuvent (331 le 13 juin).



L'ampleur et le ton des manifestations ne laissent pas d'inquiéter le gouvernement, jusque là attentiste. Il s'emploie désormais à enrayer un mouvement qui risque de se transformer en véritable révolte.
Dans le même temps, à la Chambre, sans distinction de partis, députés et sénateurs de l'Aude, du Gard, de l'Hérault et des Pyrénées Orientales, organisés en un groupe de défense viticole, adjurent Clemenceau de révoquer Dautresme, le préfet des Pyrénées Orientales, accusé par les vignerons de fermer les yeux sur les fraudes. En guise de réponse, le président du Conseil envoie dans le Midi viticole plusieurs régiments d'infanterie, de cuirassiers et ordonne l'arrestation des chefs des "gueux", notamment Ferroul et les membres du comité d'Argeliers.
Le Docteur Ferroul en bas à droite au premier plan.

Le 17 juin, les Narbonnais pillent le chantier de construction des magasins aux Dames de France pour ériger des barricades devant l'Hôtel de ville. Il faut toute la force de conviction du maire pour convaincre la foule de démolir ce chétif rempart. La popularité de Ferroul est alors à son comble, mais la situation devient incontrôlable. L'occupation militaire de la région est très mal ressentie auprès d'une population énervée. Les incidents violents et les échauffourées se multiplient.

Le 19 juin, à Narbonne, deux généraux échappent de peu au lynchage. A la fin de cette même journée, une cinquantaine de manifestants tentent d'incendier la porte de la sous-préfecture. Dans un moment de panique, un soldat du 10è régiment de cuirassiers appelé à la rescousse, tire une balle qui tue un ouvrier installé dans un café voisin.
Le lendemain matin, les magasins sont fermés en signe de deuil. La troupe patrouille sous les huées. En début d'après-midi, l'inspecteur Grossot, qui a participé la veille à l'arrestation de Ferroul, est reconnu et lynché. Jeté dans le canal du Midi, il parvient à sortir de l'eau et fuit alors en direction de l'hôtel de ville gardé par une section du 139è d'infanterie. Les soldats, rendus très nerveux par l'atmosphère délétère qui règne dans la ville, voient déferler Grossot suivi d'une foule déchaînée. Quelques soldats affolés tirent. La fusillade ne dure que quelques instants, mais elle fait 5 morts et des dizaines de blessés.


Les Narbonnais, stupéfaits, ramassent leurs morts. Le couvre-feu est décrété. Narbonne connaît alors un véritable état de siège.
A la nouvelle des émeutes de Narbonne, à Perpignan, des émeutiers se ruent à la préfecture (le préfet Dautresme est un personnage abhorré de nombreux vignerons) qu'ils tentent d'incendier.

A Paris, le 21 juin, la Chambre se saisit en urgence du dossier. Beaucoup prévoient la chute du gouvernement Clemenceau, d'autant plus qu'une annonce fracassante intervient au milieu des débats: celle de la mutinerie de l'armée dans le sud-ouest. La veille au soir, deux bataillons du 17ème régiment d'infanterie cantonnés dans une caserne d'Agde n'obéissent plus.
Ces jeunes hommes, arrivés la veille de Béziers et donc originaires de la région, connaissent les difficultés d'existence des vignerons et éprouvent de la sympathie pour les manifestants qu'ils rechignent à réprimer. Alors que les rumeurs les plus folles circulent sur les déprédations commises par les troupes dans le Midi, les soldats décident de quitter leur caserne pour rejoindre leur ville de Béziers pour s'assurer que la situation y est normale. Ils campent sur l'allée Paul Riquet, s'emparent d'une poudrière et
n'acceptent de regagner leurs quartiers qu'après de vagues promesses d’indulgence.

L'épisode n'aura duré que quelques heures sans provoquer de violences. La reddition des soldats marque aussi l'apaisement de la crise dans son ensemble. Clemenceau, dont le gouvernement semblait sur la sellette, reprend la main et sort renforcé de l'épisode (inaugurant bientôt un nouveau surnom, celui de "briseur de grève").
Les mutins de 17e sont transférés à Gap, puis à Gafsa, dans le sud tunisien. Ils y resteront jusqu'en mai 1908.


1907. A Béziers, le 17ème régiment met crosse en l'air face aux viticulteurs.

La piteuse sortie de scène de l'inénarrable Marcellin Albert contribue sans doute aussi au retour au calme.
Seul chef des frondeurs à échapper à la vigilance des forces de l'ordre, il s'est réfugié dans le clocher de l'église d'Argeliers avec la connivence du curé.
Il sort finalement de sa cachette le 19 juin, afin de rallier discrètement Paris où il souhaite rencontrer le président du conseil qui se targue alors d'être le "premier flic de France".
L'entrevue a d'ailleurs lieu au ministère de l'Intérieur le 23 juin. Le "rédempteur"(un des nombreux surnoms d'Albert) ne fait pas le poids face à un interlocuteur de la trempe de Clemenceau .
A l'issue de l'entrevue, le roué président du conseil glisse au meneur vigneron sans le sou un billet de 100 francs lui permettant de payer le train pour rentrer dans le Languedoc. Sitôt Albert parti, Clemenceau s'empresse de révéler l'information aux journalistes. Discrédité, Albert se constitue prisonnier à Montpellier où ses anciens compagnons refusent de lui adresser la parole.


Quel bilan?


Dans l'immédiat, le législateur adopte deux lois (le 29 juin et le 15 juillet 1907) qui encadrent plus sévèrement la production et le marché des vins en France. Elles imposent la déclaration des récoltes et réglemente le sucrage afin d'empêcher les fraudes.
Le gouvernement renonce en outre à exiger des vignerons le paiement des arriérés d'impôts et libère les chefs "des gueux" le 2 août.
Les mesures d'apaisement gouvernementales contribuent à ramener momentanément le calme dans la région.
Les municipalités retirent leurs démissions.
L'autre grande conséquence immédiate de la révolte est la création de la confédération générale des vignerons à Narbonne, le 22 septembre 1907, sous la présidence de Ferroul.

Les Mutins du 17è installés devant le théâtre de Béziers.

Cette grave crise tint en haleine l'opinion publique fascinée par la durée, l'ampleur d'un mouvement unanimement suivi. Elle constitue aussi la dernière grande révolte paysanne en France qui contribue en outre au glissement politique vers la gauche de la région lors des scrutins de 1908 et 1914. Cependant, contrairement à ce qu'affirme une légende tenace, la révolte du Midi n'est ni un mouvement de classe ni un mouvement régionaliste occitan. Il s'agit avant tout d'un mouvement de désespoir lié à la surproduction et à l'effondrement des cours du vin, qui conserve un aspect « républicain » tant par ses participants, ses modes d’action et son issue.
Dans l'ouvrage co-écrit avec Jules Maurin, Rémy Pech déconstruit la légende qui reste attachée à la mutinerie du 17e contribuant à transfigurer profondément la révolte.
L'ordre de tirer sur le peuple (qui ne fut jamais donné) aurait entraîné le soulèvement des soldats.
La dureté de la punition, qui se limitait en fait à un éloignement temporaire, fut très exagérée et prolongée par l’idée d'une exposition privilégiée du 17e au danger lors de la grande guerre.



Rémy Pech dans sa belle synthèse (voir sources) revient sur la portée de l'événement:

" Par ses méthodes modernes : fixation des objectifs, propagation des mots d’ordre par la presse, pancartes, discours, interventions parlementaires, il illustre la démocratie participative. Par ses résultats qui inaugurent une intervention permanente de l’État dans la régulation d’un secteur économique, il modifie profondément l’économie française. Enfin, il institue des préoccupations écologiques et éthiques, avec la défense du vin naturel, et politiques, avec la référence affirmée au Midi occitan, la volonté de défendre l’emploi et la prise en compte des spécificités régionales dans la conduite des affaires publiques.
"



Les nombreuses et massives manifestations qui ponctuent le mouvement se déroulent en chansons dont certaines sont créées ou réactivées pour l'occasion. Ainsi La Vigneronne, qui tient à la fois de la Marseillaise et de l'Internationale, rythme les cortèges:

" Guerre aux bandits narguant notre misère et sans merci guerre aux fraudeurs, oui, guerre à mort aux exploiteurs sans nul merci, guerre aux fraudeurs, et guerre à mort aux exploiteurs, Oui."


Mais c'est surtout la chanson"Gloire au 17ième", écrite par Gaston Montéhus aux lendemains des manifestations, qui connaîtra un succès populaire durable. Le parolier exalte l'action des "braves soldats du 17ième" qui, par leur désobéissance, sauve la République.





Gloire au 17eme par poirierbouchot

Né à Paris le 9 juillet 1872, Gaston Montéhus (de son vrai nom Gaston Brunschwig) se fait connaître par ses chansons engagées. Il y défend des positions pacifistes, dénonce l'exploitation capitaliste qui conduit tant d'ouvriers à la misère. Habitué des cafés-concert, Montéhus est l'auteur de très nombreuses chansons dont plusieurs rencontreront un grand succès (notamment "Gloire au 17e"). Au cours de la grande guerre, il verse dans une veine cocardière et chauvine, aux antipodes de ses morceaux pacifistes d'antan ("La grève des mères", "Le Père la révolte"). Après une longue traversée du désert, il soutient les avancées sociales du front populaire ("Vas-y Léon") et milite à la SFIO. Décoré de la légion d'honneur en 1947, il meurt à Paris fin 1952.

Gloire au 17ième

Légitime était votre colère,
Le refus était en grande foi.
On ne doit pas tuer ses père et mère,
Pour les grands qui sont au pouvoir.
Soldats, votre conscience est nette,
On ne se tue pas entre français;
Refusant de rougir vos baïonnettes
Petits soldats, oui, vous avez bien fait.

Refrain
Salut, salut à vous,
Braves soldats du 17e !
Salut, braves pioupious,
Chacun vous admire et vous aime !
Salut, salut à vous,
A votre geste magnifique !
Vous auriez, en tirant sur nous,
Assassiné la République.

Comme les autres, vous aimez la France,
J'en suis sûr; même vous l'aimez bien;
Mais sous votre pantalon garance
Vous êtes restés des citoyens.
La patrie c'est d'abord sa mère,
Celle qui vous a donné le sein;
Il vaut mieux même aller aux galères
Que d'accepter d'être son assassin.

Espérons qu'un jour viendra en France,
Où la paix, la concorde règnera !
Ayons tous au coeur cette espérance,
Que bientôt ce grand jour viendra !
Vous avez jeté la première graine
Dans le sillon de l'humanité;
La récolte sera prochaine;
Et ce jour-là, vous serez tous fêtés.

Sources:
- Georgette Elgey: "Lou Cigal Marcelin Albert" in Gilbert Guilleminault: "le roman vrai de la IIIè et de la IVè République", Robert Laffont, 1991.
- Une synthèse de Rémy Pech: "la révolte des vignerons du Languedoc et du Roussillon".

Liens:
- Série de photos sur les événements de 1907.
- Jean Sagnes: "La révolte de 1907 dans la chanson d'hier et d'aujourd'hui" (fichier PDF).

* A lire sur le sujet:
Rémy Pech, Jules Maurin, "1907, les mutins de la République. La révolte du Midi viticole."
Préface de Maurice Agulhon. Toulouse, Privat, 1907, 330 p.
- "1907, les mutins de la République".

4 commentaires:

véronique servat a dit…

Absolument passionnant sur un sujet que je ne connaissais absolument pas.
Merci !

E.AUGRIS a dit…

Passionnant en effet !
Merci Julien de nous faire revivre cet évènement assez peu connu.

Anonyme a dit…

Si ça peut vous rassurer, toutes les vieilles familles du Midi connaissent au moins une personne impliquée dans un camp ou un autre de cette histoire.

Ce qui n'est d'ailleurs pas sans expliquer en partie le curieux divorce avec la Nation que met invariablement en scène les élections dans ce coin. A ajouter à bien d'autres, comme par exemple à la hauteur des monuments aux morts de certains villages désormais intégrée à l'orgueil local.

lnk a dit…

Passionnant article! Mon père (né en 1915, et sans liens avec la région ni avec la viticulture) me chantait cette chanson. Ce que c'est qu'un éducation républicaine...