mardi 15 juin 2010

211. Chico Buarque: "Funeral de um lavrador". (1965)

Le Brésil peut être désormais considéré comme un pays émergent. Grande puissance agricole à l'économie de plus en plus diversifiée, il reste un Etat du Sud à bien des égards. Les inégalités sociales y sont particulièrement importantes et 37% des Brésiliens vivent ainsi en dessous du seuil de pauvreté.

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Manifestation de paysans sans terre (Crédit photo : Sebastião Salgado).


Les inégalités sont en effet particulièrement criantes dans les campagnes où 1% de la population détient 45% des terres. La répartition foncières y reste profondément inégalitaire, opposant d’immenses exploitations (fazendas) aux mains de grands propriétaires terriens ou de FTN de l'agroalimentaire (terres souvent inutilisées) à une masse de minifundia minuscules, ne permettant à ceux qui les exploitent d'en vivre décemment. Cette distorsion rend la question agraire très délicate.

* Les origines du problème agraire brésilien.

Le "problème agraire" au Brésil remonte à loin. Dès leur arrivée, les Portugais accaparent les terres occupées jusque là par les populations indigènes. Ils contrôle une bande côtière de plus de 3000 km de longs sur 150 à 600 km de large. Ce vaste territoire est divisé en 15 zones horizontales données aux capitaines donataires, des nobles portugais venus tenter leur chance dans le nouveau monde. C'est le roi du Portugal qui leurs donne le droit d'exploiter ces terres en échange du paiement d'un impôt. Les capitaines donataires divisent à leur tour ces terres en d'immenses domaines, les sesmarias, confiées aux rares colons portugais qui les mettent en valeur grâce au travail forcé des indiens , puis des esclaves africains. Ces sesmarias sont à l'origine des latifundios, les immenses domaines agricoles de plusieurs dizaines, voire centaines de km² dévolus à la culture du café, de la canne à sucre ou à l'élevage.


L'abolition de l'esclavage entraîne leur remplacement par de petits paysans (souvent des esclaves affranchis) qui fournissent un travail gratuit pour le compte du propriétaire terrien. Leur statut les rapproche beaucoup des serfs au Moyen Age. Ils jouissent en effet d'une demi-liberté et risquent à tout moment l'expulsion des terres qu'ils occupent en cas de refus de la corvée ou de non-paiement des impôts (souvent une partie de la récolte). La corvée continue d'exister dans quelques parties du Nordeste. Ailleurs, le paiement d'un loyer exorbitant la remplace. Dans tout les cas, ce système cruel place les familles paysannes totalement démunies dans une situation de subordination à l'égard des grands feudataires.

Francisco Juliao anime une réunion en faveur de la réforme agraire (en 1964).

* Le développement des Ligues paysannes.

La situation se décante pourtant au cours des années 1950. Alors que le pays connaît une période de croissance économique exceptionnelle qui permet au sud du pays de se développer considérablement, le Nordeste semble, lui, rester hors du temps. Au fond, le sort des petits paysans ne diffère guère de celui de la période coloniale. Les grands propriétaires continuent d'exercer une autorité absolue sur les terres et les hommes qui la travaillent. En 1955 pourtant, de vastes mouvements paysans apparaissent. Des paysans de la plantation de canne à sucre Galileia (dans l'Etat du Pernambouc) s'organisent en coopérative agricole et aspirent à disposer de leur propre usine de sucre. Ils réclament en outre de pouvoir disposer d'un petit lopin de terre et de cercueils de bois pour enterrer dignement leurs morts (jusque là, les dépouilles des défunts étant jeté dans une fosse commune). Inquiets et irrités, les grands propriétaires locaux entrent rapidement en conflit avec eux et menacent de les expulser. Ils trouvent un défenseur en la personne de Francisco Juliao, un avocat socialiste. Les ligues paysannes voient ainsi le jour et essaiment rapidement dans tout le Nordeste. Le mouvement fait tâche d'huile et bénéficie du soutien des éléments progressistes de l'Eglise. Francisco Juliao lance une vaste campagne d'éducation en milieu rural et soutient la création de coopératives de crédits permettant aux paysans de s'affranchir de la tutelle pesante des propriétaires terriens.
Ainsi, les premières "ligues paysannes", à l'origine simples associations d'entraide, se renforcent et réclament désormais une juste répartition des terres.
A partir de 1961, Juliao envisage d'armer les paysans et de mener des opérations de guérilla à l'échelle nationale face au gouvernement Goulart jugé trop mou. Sous la pression des ligues, ce dernier promulgue en 1963 le "statut du travailleur rural", timide esquisse d'une réforme agraire. Les salariés agricoles obtiennent le droit à un salaire minimum versé en espèces et plus en bon d'achats dans le magasin du patron (ce qui plaçait de nombreux péons dans une situation de dépendances à l'égard du "patron"), le droit au repos hebdomadaires...

Francisco Juliao serre la main d'un des meneurs de la ligue paysanne de la plantation Galileia (1959).

Les grands propriétaires, inquiets, répriment férocement les ligues dont des dizaines de meneurs seront arrêtés, torturés et assassinés.
Les latifundiaires et la droite brésilienne, hantés par le spectre communiste, fomentent un coup d'état militaire qui renverse Goulart en mars 1964. La dictature militaire s'installe au pouvoir et s'empresse de suspendre les droits constitutionnels des opposants et notamment ceux de Juliao. Les ligues paysannes, interdites, disparaissent alors pour plus de vingt ans. Leurs principaux responsables doivent fuir pour échapper à la prison.
En publiant en 1964 -à la surprise générale- un statut de la terre, les militaires relancent l'espoir d'une réforme agraire. L'IBRA (Institut brésilien de réforme agraire) a alors pour mission de répertorier les régions de fortes tensions et de permettre d'installer des paysans sans terre dans les zones où dominait le latifundisme.

Manifestation d'une ligue paysanne en mars 1964 (Paraiba).

* Les années de dictature.

Dans les faits, la dictature militaire (1964- 1985) ne remet absolument pas en cause l'inégale répartition des terres car les latifundiaires lui apportent un soutien sans faille.
Face au mécontentement croissant, les autorités, abandonnant tout projet de réforme agraire, proposent aux paysans sans terre de partir à l'assaut des espaces vierges amazoniens de la région nord. Elles lancent donc la colonisation publique de l'Amazonie censée apportée une réponse au manque de terres. L'INCRA (Institut national de colonisation et de réforme agraire [laquelle ne verra pourtant jamais le jour]) pilote cette vaste campagne d'occupation des terres. Au cours des années 1970, d'immenses surfaces agricoles sont gagnées sur la forêt et le partage des terres se fait de manière égalitaire (100 ha par famille). Mais au bout de quelques années, à la faveur des regroupements fonciers et rachats, les grands domaines se constituent et contraignent les péons à l'exode rural.


* Le retour à la démocratie.

Le retour à la démocratie (1984) a fait renaître l'espoir d'une véritable réforme agraire. Les posseiros, les agriculteurs occupant une terre sans titre de propriété, ne parviennent pas à vivre des revenus de leurs minuscules exploitations et restent à la merci des grands propriétaires.
En 1985, Charles Vanhecke écrivait dans un article du Monde: "Le problème de la terre (...) provoque une véritable guerre dans les forêts et les savanes qui forment, dans l'ouest et le nord du Brésil, la "nouvelle frontière" du pays. "Une guerre non déclarée" qui oppose des millions de petits paysans aux grands exploitants et aux compagnies acharnées à les expulser. En trois ans, 236 paysans ont été assassinés, selon le Mouvement des sans-terre, proche de l'Eglise. Les fazendeiros font régner la terreur dans les campagnes avec leurs hommes de main. Ils bénéficient de la complicité de la police et des autorités locales, et profitent de la confusion qui règne dans le cadastre rural pour s'arroger des titres de propriété souvent falsifiés."


Logo du mouvement des travailleurs ruraux sans terre.

* Le Mouvement des paysans sans terre.

Plus au sud, dans l'Etat de Sao Paulo, les travailleurs saisonniers (les boias frias, les "bouffes froides" qui louent leur force de travail allant d'un champ à l'autre sans pouvoir réchauffer leurs gamelles) se révoltent fin 1984 et incendient les champs de canne à sucre. Réduits au chômage entre deux récoltes et payés avec un lance-pierre, ils tentent d'obtenir des contrats annuels.
Beaucoup rallient le "Mouvement des paysans sans terre" (MST).
Cette organisation naît officiellement en 1984. Mais l'origine du mouvement remonte à l'année 1979. A la suite de la construction d'un barrage, des paysans sans terre expulsés inaugurent la première occupation massive des terres, dans la fazenda Macali (Rio Grande do Sul). Ils bénéficient très vite du soutien d'une partie de l'Eglise brésilienne (la Commission Pastorale de la Terre en particulier) alors ralliée à la théologie de la libération. Les occupations de latifundia se multiplient dans les régions les plus attirantes et fertiles (dans le sud notamment). Le mouvement se compose de petits propriétaires sans titres (posseiros), de métayers, de salariés agricoles. Les formes de luttes sont diverses: marches pour alerter les autorités, création de campements et surtout occupation des grandes propriétés. Le MST soutient en outre la poursuite de la campagne de colonisation des terres expropriées ou publiques principalement en Amazonie, dans des régions peu attractives (les assentamentos).
Pour s'en protéger les grands propriétaires ont recours à des milices privées, les pistoleiros, qui n'hésitent pas à utiliser leurs armes.


Marche organisée par le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre.

* Mourir pour la terre.

Les structures agraires restent très inégalitaires ce qui ne manque pas de surprendre dans un pays immense où 5 % du territoire seulement est effectivement cultivé. Les tensions restent donc très fortes. Il y a chaque année des dizaines de morts dans des conflits fonciers (record absolu en 1990 avec 75 morts, mais encore 60 morts en 2003).
Un des plus connus de ces drames reste celui du massacre de Carajas. Le 17 avril 1996, dans le Nord du Brésil, près de la ville d'Eldorado de Carajas, juste au bord de la forêt amazonienne, la police militaire de l'Etat du Para charge des paysans membres du MST qui bloquaient une autoroute en réclamant la mise en œuvre d'une réforme agraire. Les tirs à balle réelle tuent 19 personnes. Jamais les responsables policiers ne seront réellement inquiétés.


L'espace agricole brésilien (cliquez sur la carte afin de l'agrandir).

* Des contrastes régionaux inouïs dans le Brésil de Lula.

Les petites exploitations (moins de 10ha) se concentrent dans le Nordeste et en Haute Amazonie, alors que les plus grandes exploitations (plus de 100 ha et la plupart du temps beaucoup plus) dominent dans le centre-ouest du pays, au Sud et dans la région Nord.

Les pratiques agricoles confortent encore l'acuité des contrastes régionaux. L'agriculture moderne du Sud et du Sudeste spécialisée dans la grande culture d'exportation s'oppose à l'agriculture vivrière pratiquée dans les micro-exploitations familiales du Nordeste dont les rendements restent très bas. Dans cette région de nombreux paysans occupent des terres sans titres de propriété ce qui engendre souvent des conflits meurtriers.
Nombre d'habitants du Nordeste émigrent vers l'Amazonie orientale ou migrent en quête d'un emploi dans le Sudeste, venant grossir les favelas de Rio ou de Sao Paulo.

Aujourd'hui, le problème foncier persiste. Dès son élection, en 2003, le Président brésilien Lula, s’attaque à cette question agraire en promettant des terres à des centaines de milliers de familles. Mais il revoit très vite son ambition à la baisse et quelques dizaines de milliers de personnes tout au plus bénéficient de cette distribution. Le gouvernement se trouve dans une situation inconfortable partagé qu'il est entre sa sympathie pour les mouvements sociaux et sa prudence à l'égard des grands propriétaires, fers de lance d'un secteur agricole qui reste l'un des principaux secteurs des exportations brésiliennes. Plus que jamais la politique de colonisation reste donc à l'ordre du jour.


* "Funérailles d'un laboureur".




Alors au début de sa carrière, Chico Buarque compose le thème musical d'une pièce du poète João Cabral de Melo Neto. La chanson principale, Funeral de um lavrador, est une mélopée lente, tragique. Le poète y décrit l'enterrement d'un pauvre hère qui n’a pour tout bien que la fosse dans laquelle il repose sur les terres du grand propriétaire terrien. Les premières "ligues paysannes", à l'origine simples associations d'entraide se créer justement pour payer un cercueil et organiser des funérailles décentes aux misérables péons.






Chico Buarque: "Funeral de um lavrador". (1965)

Musique de Chico Buarque et paroles de João Cabral de Melo Neto - 1965

Esta cova em que estás com palmos medida
É a conta menor que tiraste em vida

É de bom tamanho nem largo nem fundo
É a parte que te cabe deste latifúndio

Não é cova grande, é cova medida
É a terra que querias ver dividida

É uma cova grande pra teu pouco defunto
Mas estarás mais ancho que estavas no mundo

É uma cova grande pra teu defunto parco
Porém mais que no mundo te sentirás largo

É uma cova grande pra tua carne pouca
Mas a terra dada, não se abre a boca
É a conta menor que tiraste em vida
É a parte que te cabe deste latifúndio
É a terra que querias ver dividida

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Enterrement paysan

Cette fosse où tu te trouves ne mesure que quelques empans,
elle est le seul bien que tu aies jamais eu dans ta vie.

Elle est de dimensions correctes, ni large, ni profonde ;
c'est la part de cette grande exploitation qui te revient.

Ce n'est pas une grande fosse, sa taille est bien calculée ;
c'est la terre que tu voulais voir partagée.

C'est une bien grande fosse pour toi, pauvre défunt ;
et tu y seras plus à l'aise que tu ne l'étais sur terre.

C'est une bien grande fosse pour toi, humble défunt ;
cependant tu t'y sentiras plus au large que sur terre.

C'est une bien grande fosse pour toi, pauvre mortel ;
mais à lopin donné, on ne regarde pas la bouche.
Elle est le seul bien que tu aies jamais eu dans ta vie.
C'est la part de cette grande exploitation qui te revient.
C'est la terre que tu voulais voir partagée.


Traduction trouvée sur ce site.

Sources:
- Les archives du Monde: "Brésil: pays des utopies", Le Monde 2, 20 août 2005.
- Hervé Théry: "le Brésil: changement de cap?", la documentation photographique n°8042, janvier-février 2005.
- Laurent Delcourt: "Le Brésil: du XVIème siècle à nos jours", Autrement junior, 2005.

Liens:
- Un dossier sur le Mouvement des sans terre (projet Terra).
- L'émission "Là bas si j'y suis" consacrée aux paysans sans terre.
- "Agriculture et développement en Amérique latine".
- "Autres Brésils".
- Index des traductions de chansons brésiliennes.
- "Brésil, la faim des terres".

1 commentaire:

véronique servat a dit…

J'avoue avec honte et regrets que je sacrifie le Brésil en 5° trop souvent à cause de la course de fin d'année; pourtant en lisant ton article, je me rends compte de l'importance que pourrait avoir son étude. En fait, ce sur quoi tu mets le doigt, c'est bien la possibilité d'interroger ces représentattions des pays émergents (avec leurs inégalités sociales criantes, leurs bas salaires, leur main d'oeuvre docile et ultra productive, leurs percées sur le marcé mondial) par l'exemple de l'un d'entre eux dans lequel les luttes sociales collectives contribuent à réintroduie de l'humain dans cette mondialisation si souvent résumée en performances et critères économiques. C'est une focale essentielle à mon sens que ton article met particulièrement en valeur. Si l'on y ajoute le regard de Salgado, qui arrive à faire des images d'une sublime esthétique en photographiant la misère la plus noire (ce qui est souvent troublant et le rend peut etre critiquable)et les mots de Chico Buarque, la nécessité du décentrage (ou recentrage?) sur l'humain n'en est que plus éloquent.