Introduit à la cour de Louis XV, le chevalier y rencontre le prince de Conti, chef du "Secret du roi", un réseau d'agents secrets stipendié par le roi pour mener une diplomatie parallèle et occulte. (2) Remarqué en 1755 par Conti, d’Éon est envoyé en tant que secrétaire d'ambassade à Saint-Pétersbourg pour négocier, aux côtés d'un ambassadeur également néophyte, une alliance avec l'impératrice Elizabeth de Russie. L'esprit subtil et le travail acharné du chevalier lui permettent d'arriver à ses fins, contribuant activement au rapprochement entre les deux Etats.
C'est à l'occasion de son séjour russe que d’Éon s'habille pour la première fois en femme dans le cadre des bals organisés par l'impératrice où il était d'usage d'inverser les rôles. De petite taille et assez fin, d’Éon devait être plutôt crédible en travesti. Aussi, ces cérémonies l'ont sans doute beaucoup marqué.
Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Thimothée d'Éon de Beaumont. |
Rentré en France en 1761, le chevalier sert dans l'armée en tant que lieutenant de dragons et participe aux dernières campagnes de la guerre de Sept ans. Il se distingue notamment au cours la campagne d'Allemagne. A la fin du conflit, on l'envoie à Londres pour négocier le traité de paix aux côtés de l'ambassadeur, le duc de Nivernais. La mission s'avère difficile car la France fait figure de vaincue depuis la conquête son Empire colonial par l'Angleterre. Or, de nouveau, d’Éon brille et fait l'admiration du duc de Nivernais qui lui confie le soin de porter lui-même à Louis XV la ratification du traité signé par le souverain britannique. A cette occasion, le chevalier est décoré de la croix de Saint-Louis.
La réussite du chevalier est impressionnante. Ce fils d'un petit notable de province, qui ne fait pas partie de l'aristocratie a gravi les échelons de manière fulgurante. Son ambition est immense et il se persuade bientôt qu'une très grande carrière lui tend les bras. D'ailleurs, avant son départ en France, le duc de Nivernais, remplacé au poste d'ambassadeur par le comte de Guerchy, confie au chevalier l'intérim jusqu'à l'arrivée du nouveau titulaire de la charge. Dans cet intervalle, le chevalier s'impose donc temporairement comme un ministre plénipotentiaire. Mais, ses rapports exécrables avec le nouvel ambassadeur, ruinent ses espoirs. Rétrogradé au rang de secrétaire d'ambassade, le chevalier perd alors son sang froid.
Humilié, il n'accepte pas d'être placé sous les ordres du comte de Guerchy qu'il considère comme une nullité.
D'Eon franchit un point de non retour en publiant la correspondance diplomatique qu'il possédait et en insultant publiquement son supérieur hiérarchique. En agissant ainsi, il se brûle et saborde sa carrière; une attitude qui - dans l'univers feutré de la diplomatie - provoque aussitôt un immense scandale et entraîne son rappel. Mais le chevalier refuse de partir et semble désormais hors de contrôle. Il exige que le comte de Guerchy soit destitué et reconnu comme incompétent. Or, si d'Eon fait preuve de forfanterie, c'est qu'il se persuade que ses états de service dans le "secret du roi" le rendent intouchable. Il dispose d'ailleurs de solides atouts. Alors qu'il était seul maître de l'ambassade, le chevalier s'est vu confié une mission très spéciale, celle d'accueillir un envoyé du roi chargé de prendre un relevé exact des côtes britanniques dans la perspective éventuelle d'un débarquement en Angleterre. Le courrier qui informe le chevalier de cette mission, donné sous le sceau du secret, à l'insu même des diplomates officiels, est signé de Louis XV. Ce document, particulièrement compromettant pour le souverain, constitue un casus belli potentiel et représente du même coup un talisman extraordinaire, une monnaie d'échange inespérée pour d'Eon.
Louis XV se voit dans d'obligation d'informer l'ambassadeur du "secret" afin qu'il récupère les précieux documents. Mais d'Eon éconduit les émissaires de Guerchy. Une guerre de libelles s'engage alors entre les deux hommes. L'ambassadeur annonce à qui veut l'entendre que le chevalier est devenu fou, quand ce dernier prétend que le comte veut le faire enlever. Il dépose même une plainte contre Guerchy qu'il accuse de préméditation de meurtre à son égard.
Finalement, un accord est trouvé. Le chevalier accepte de remettre l'ordre signé du roi à un de ses émissaires en échange d'un rôle d'informateur bien rémunéré.
Portrait du "chevalier-chevalière" d'Eon (1728-1810). |
D'Eon se fait progressivement oublier. Cet anonymat lui pèse, ce qui l'incite bientôt à entretenir la rumeur de son appartenance au sexe opposé. Il raconte à qui veut l'entendre que ses parents l'ont élevé en garçon, alors même qu'il était une fille. Le chevalier espère sans doute impressionner son auditoire et s'imagine volontiers en héroïne parvenu à "s'élever à la hauteur d'un homme".
Il parvient à berner Drouet, l'émissaire envoyé de Paris pour tirer l'affaire au clair. Le chevalier place la main de ce dernier sur ses parties intimes. Confus, l'envoyé royal ne peut que confirmer les affirmations de d'Eon. (3)
En Angleterre, son histoire passionne l'opinion. Les paris se multiplient dont l'enjeu est l'identité sexuelle du chevalier. L'annonce imminente de son retour en France pousse même deux parieurs à déclencher un procès devant le tribunal du banc du roi. En l'absence de d'Eon, de faux témoins y affirment qu'il est une femme. Le verdict le confirme, donnant une certaine consistance aux affirmations du chevalier.
La mort de Louis XV fragilise la situation de d'Eon qui ne peut rentrer en France où il risque la prison. Toutefois, il réussit à négocier auprès de Beaumarchais, missionné par le roi, son retour dans le royaume. Ainsi, en 1777, Louis XVI autorise le chevalier à rentrer en France, à condition qu'il renonce à son sexe et qu'il ne se fasse plus appeler que Mlle d'Eon. Désormais, et pour les 33 ans qui lui restent à vivre, on ne verra plus le chevalier qu'habillé en femme. Au fond, il se retrouve pris à son propre piège, sans avoir vraiment mesuré les conséquences du bruit qu'il a fait courir. Désormais, tout le monde le réclame en femme.
Ainsi, lorsqu'il vient à la Cour de Versailles, il doit se livrer à une pitoyable mascarade dans la Galerie des Glaces. La robe à panier (4) et le pouf (chapeau) qu'il arbore ne trompent personne. Lui l'ancien dragon dodu, marche sur des souliers fins et peine à cacher sa pilosité. Pour le chevalier, il s'agit d'une véritable humiliation. Exhibé comme une bête de foire, une attraction digne du cirque Barnum, il devient la risée du public. Féroce, le baron Grimm note: « Il est difficile d'imaginer quelque chose de plus indécent que Mlle Eon en jupes." Quant à Voltaire, il n'est pas plus tendre: "Je veux absolument vous parler d'un monstre, de cet animal amphibie qui n'est ni fille ni garçon, l'hermaphrodite de Versailles."
Pendant quelques mois, d'Eon écume les Salons parisiens dont il devient l'attraction, puis il se replie à Tonnerre, dans sa Bourgogne natale. En 1785, le chevalier repart en Angleterre où il jouit de la rente que le roi lui verse pour services rendus, jusqu'à ce que la Révolution ne le prive de ces revenus. A court d'argent, d'Eon utilise sa mystification pour gagner quelques sous en livrant des duels à l'épée, habillé en femme. Mais il retombe vite dans l'anonymat le plus complet, passant désormais aux yeux de ses interlocuteurs pour une vieille dame sans histoire. Lorsqu'il évoque le chevalier, il n'en parle plus désormais que comme de son «frère ».
Devenu grabataire, la "chevalière" partage à partir de 1796 l'existence de Mrs Cole, la veuve d'un amiral. Le 22 mai 1810, terrassée par une attaque, Mlle d'Eon meurt.
En pratiquant la toilette mortuaire de sa colocataire, Mrs Cole découvre, pantoise, qu'elle a vécu avec un homme pendant quatorze ans et non une vieille femme effacée.
Le chevalier d'Eon serait sans doute bien oublié aujourd'hui sans l'énigme de son sexe. On a beaucoup glosé sur l'ambigüité sexuelle du chevalier d'Eon. Lui-même se targuait d'avoir conservé tout au long de son existence sa virginité et de ne pas avoir eu la moindre relation.
Le chevalier a tenté lui-même d'écrire son autobiographie, dans la préface de laquelle il annonce: "ma vie est sans queue ni tête, j'ai vécu tantôt sous l'empire du soleil et tantôt sous celui de la lune." Son récit illustre le caractère facétieux de son auteur, qui s'amuse à faire courir un certain nombre de bruit sur sa vie. Il se raconte d'ailleurs différemment en fonction de son auditoire et de l'époque. Dans son ouvrage, Evelyne Lever tente néanmoins de mettre à jour le mystère d'Eon. Le personnage est narcissique et aspire à être un objet de fascination et de curiosité constante, le point de mire de la société dans laquelle il se trouve. (5)
Pour Evelyne Lever: "On ne sait comment l'idée de se faire passer pour une femme lui est venue, mais sa volonté a scellé son destin. En revêtant une robe à son corps défendant, il a perdu son identité véritable et s'est perdu lui-même. Dans les nombreux écrits qu'il a laissés et restés longtemps inédits, il évoque ce passage comme une douloureuse transgression. Forcé d'assumer sa nouvelle condition, victime de sa mystification, d'Eon a voulu se persuader qu'il appartenait réellement au sexe féminin et il a cherché dans la religion des raisons purificatrices. (...) Il savait qu'il fondait sa célébrité sur une mystification, une imposture."
Depuis plus de deux cent ans, l'intérêt pour le personnage ne s'est pas démenti. De nombreux ouvrages historiques, romans, pièces de théâtre, mangas (et même une série d'animation), chansons lui sont consacrés.
L'auteur de l'une d'entre elles (très ancienne), sans doute émoustillé par le mystère d'Eon, use d'un ton libertin pour retracer son destin singulier: "Du chevalier d’Eon / Le sexe est un mystère ; / L'on croit qu'il est garçon / Cependant l'Angleterre / l'a fait déclarer fille, / et prétend qu'il n'a pas / de trace de béquille du père Barnabas! (...) [l'expression servait à désigner le sexe masculin]
Jadis il fut garçon / très brave capitaine / pour un oui, pour un non, / chacun sait qu'il dégaine... / Quel malheur s'il est fille! / Que ne serait-il pas, / s'il avait la béquille / du père Barnabas? (...)"
Beaucoup plus près de nous, dans la deuxième moitié des années 1980, la jeune Mylène Farmer qui vient de remporter une première série de succès, cherche à rester en haut de la vague. Parvenue à susciter l'intérêt du grand public grâce à des mélodies simples, des video-clips originaux, une promotion fondée sur la rareté de la parole et un look androgyne, la chanteuse endosse en 1987 les habits du chevalier d'Eon (6) pour son tube "sans contrefaçon". (7) Elle y dépeint un personnage persécuté, mais qui assume ses choix: " Je me fous bien des qu'en-dira-t'on / je suis caméléon".
Notes:
1. Elevé en garçon, bien qu'il s'en défendent des années plus tard, il s'adonne volontiers à l'escrime.
2. Service totalement secret, au point que même les ambassadeurs auprès desquels on envoie des agents, en ignorent l'existence.
3. On peut penser que le chevalier s'était préparé avec soin l'entrevue.
4. Faites pour l'occasion par la couturière de Marie-Antoinette.
5. Sa mère lui aurait dit: "D’Éon vous vous séduisez vous-même."
6.une sorte de double pour la chanteuse, intéressée par l'ambigüité sexuelle du personnage.
7. Dans un entretien accordé à Libération en novembre 1995, la chanteuse confie: "Sans Contrefaçon ("je suis un garçon"), c'était moi. J'avais mis un mouchoir dans mon pantalon à la maison. Pour voir. J'aime me travestir. On m'a longtemps appelé: 'mon petit garçon'."
"Sans contrefaçon" (1987)
Puisqu'il faut choisir
A mots doux je peux le dire
Sans contrefaçon
Je suis un garçon
Et pour un empire
Je ne veux me dévêtir
Puisque sans contrefaçon
Je suis un garçon
Tout seul dans mon placard
Les yeux cernés de noir
A l'abri des regards
Je défie le hasard
Dans ce monde qui n'a ni queue ni tête
Je n'en fais qu'à ma tête
Un mouchoir au creux du pantalon
Je suis chevalier D'Eon
Puisqu'il faut choisir
A mots doux je peux le dire
Sans contrefaçon
Je suis un garçon
Et pour un empire
Je ne veux me dévêtir
Puisque sans contrefaçon
Je suis un garçon
Tour à tour on me chasse
De vos fréquentations
Je n'admets qu'on menace
Mes résolutions
Je me fous bien des qu'en-dira-t'on
Je suis caméléon
Prenez garde à mes soldats de plomb
C'est eux qui vous tueront
Sources:
- Evelyne Lever: "Le chevalier d'Eon: 'une vie sans queue ni tête'", Fayard.
- Evelyne Lever: "Le chevalier d'Eon: God save the queer", in Marianne n°795, 13 juillet 2012.
- 2000 ans d'Histoire: le chevalier d'Eon.
Liens:
- "Sans contrefaçon" de Mylène Farmer sur le "site de référence" de la chanteuse.
- "On a retrouvé le chevalier d’Éon!"
- Histoire pour tous: le chevalier d’Éon.
- Blog de Pierre Assouline: "le chevalier d’Éon à jamais dans le Middlesex"
- Slate: Le portrait du chevalier d’Éon, saint patron des travestis, retrouvé.
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