mardi 20 novembre 2018

359. "Hellfighters". De Harlem à l'Argonne ou l'épopée des combattants de l'enfer.



Auteur inconnu [Public domain], via Wiki C.
 Lorsqu'éclate le premier conflit mondial, pour le président Wilson comme pour la population américaine, il est impératif de tenir les États-Unis à l'écart de la "guerre européenne". Au fil des mois cependant, il paraît illusoire de rester neutre tant les intérêts économiques américains dépendent du sort de la guerre. En outre, les Allemands, qui cherchent à l'emporter au plus vite, s'engagent dans une guerre sous-marine totale, empêchant  les produits américains de circuler librement et tuant de nombreux civils. Une fois réélu en 1916, Wilson renonce donc à la promesse de neutralité faite aux Américains un peu plus tôt. (1) Le 6 avril 1917, le président signe la déclaration de guerre.

Problème, au printemps 1917, l'US army ne pèse pas lourd. Il s'agit d'une armée de métier d'environ 100 000 hommes, auxquels s'ajoutent les membres de la garde nationale (environ 100 000 hommes également).  Contrairement aux attentes de Wilson, peu d'Américains se portent volontaires pour aller combattre de l'autre côté de l'Atlantique. Dans ces conditions, la conscription est rendue obligatoire pour la première fois depuis la guerre de sécession. Quatre millions d'Américains seront mobilisés au total, dont 370 000 Afro-Américains. Pour ces derniers qui vivent encore sous le joug de la ségrégation, combattre "au nom de la démocratie et de la défense des droits humains" comme l'affirme Wilson, n'a rien d'une évidence. 

*"Oublier nos revendications particulières."  
Dans les anciens états confédérés, les Noirs sont libres, mais loin d'être égaux avec les Blancs. Dans le Sud, ils continuent d'être victimes des lynchages et d'une ségrégation implacable en vertu des lois Jim Crow. (2) Par le biais de la grande migration vers les villes du Nord, la question raciale, longtemps limitée au Sud, devient une question nationale. Loin de la vie rêvée, les nouveaux venus doivent vite se rendre à l'évidence; à Washington, Chicago ou Detroit, les migrants s'entassent dans des ghettos sordides. Les écoles et les quartiers sont ségrégués, pas par des lois comme dans le Sud, mais par les coutumes, les rituels. Dans les grandes villes industrielles du Nord néanmoins, être Noir n'interdit pas d'accéder aux universités, ce qui permet le développement d'une élite intellectuelle dont W. E. Du Bois est un des plus éminents représentants. Premier afro-américain à obtenir un doctorat de l'université de Harvard, Du Bois a fondé en 1909 la NAACP (Association nationale pour la promotion des gens de couleur),  la toute première organisation américaine de défense des droits civiques. Dès lors, il s'emploie à briser la color line. A la tête de sa revue, The Crisis, il devient le porte-parole de millions d'Africains-Américains. Or, en pleine conscription, Du Bois milite en faveur de l'engagement des Noirs américains dans l'armée, une position déconcertante pour beaucoup. "Il faut oublier nos revendications particulières et serrer les rangs, épaule contre épaule avec nos camarades blancs et les nations alliées qui se battent pour la démocratie", clame Du Bois. Selon lui, en combattant avec courage, en versant leur sang, les Afro-américains prouveront qu'ils sont dignes d'être des citoyens à part entière.

* La constitution du 15e régiment de la garde nationale de New York City.
Pour éviter l'incorporation de force dans une armée ouvertement raciste, un grand nombre d'Afro-américains se portent volontaires et rejoignent les rares unités de couleur constituées au sein des milices des grandes villes du Nord. C'est le cas du 15eme régiment de la garde nationale de New York, surnommé "The Old 15th". A sa tête se trouve le colonel William Hayward. Connu pour ses idées progressistes envers les Noirs, l'ancien avocat du Nebraska se démène afin de recruter les 2 000 hommes nécessaires à la constitution d'un régiment. 
En quête de fonds, il part à l'assaut des banquets et des rendez-vous mondains. A l'angle de la 7e avenue et de la 132e rue, le théâtre Lafayette fait office de bureau de recrutement. Les candidats viennent principalement des quartiers de Harlem, de Brooklyn ou du Bronx, mais certains ont fait le voyage depuis le deep south afin d'échapper aux sergents instructeurs sudistes. Au total, le 15e régiment compte 6 officiers noirs contre une quarantaine d'officiers blancs enrôlés parmi les descendants de familles prospères formées à Princeton et Harvard. Le "Old 15th" prend comme insigne le rattler, le serpent à sonnette, comme l'avait fait Benjamin Franklin au cours de la guerre d'indépendance.
United States Army Signal Corps [Public domain], via Wikimedia Commons

 Pour Hayward, un bon régiment doit posséder un bon orchestre. Or, il compte parmi ses hommes des musiciens reconnus tels que James Reese Europe ou Noble Sissle. Depuis le début des années 1910, James Reese Europe (3) s'est imposé comme une figure incontournable de la scène musicale new yorkaise. A la tête du Clef Club, le grand orchestre  de musiciens noirs qu'il dirige, Europe devient le spécialiste de l'organisation des soirées qui divertissent les grandes familles bourgeoises blanches de la côte est. L'homme, qui cherche à être pris au sérieux, veille à l'élégance, la ponctualité, l'attitude de ses troupes. Le Club est aussi un syndicat qui fixe des tarifs minimum et permet aux musiciens afro-américains d'être défendus. En la personne de Noble Sissle, l'orchestre dispose d'un interprète dandy très en vogue et talentueux.
Le colonel confie donc à Europe la tâche "d'organiser le foutu meilleur orchestre de l'armée américaine." Ce dernier, qui tient à être considéré comme l'officier d'une unité combattante et non comme le leader d'une fanfare militaire, renâcle. Finalement, nanti des 10 000 dollars que Hayward est parvenu à obtenir du financier Daniel Reed, Europe recrute une soixantaine de musiciens chevronnés qu'il va chercher jusqu'à Porto-Rico.

* Le noir n'est pas une couleur de l'arc-en-ciel. 
En juin 1917, les unités de la garde nationale doivent se regrouper au sein de divisions avant de commencer leur entraînement. Hayward demande alors à ce que son régiment rejoigne la 42e division dont le surnom de "rainbow division" vient du fait  qu'elle brasse les régiments de 27 États. La réponse ne se fait pas attendre: "le noir n'est pas une couleur de l'arc-en-ciel!" (comme si le blanc en était une!). Hayward est furieux, mais dans le melting pot américain, les Afro-américains n'ont alors pas leur place.
L'état-major finit donc par créer la 93e division à laquelle est affectée le régiment de Harlem. A l'automne 1917, les hommes du 15e partent compléter leur instruction à Spartanburg, en Caroline du Sud. Au pays de Jim Crow, voir des Noirs armés et porter l'uniforme est aussi inconcevable qu'effrayant. Bien conscient du danger, le colonel Hayward fait promettre à ses hommes de ne pas répondre aux provocations. (4) De fait, les soldats de couleur subissent humiliations et agressions physiques. Alors qu'il pénètre dans un hôtel pour acheter un journal, Noble Sissle se fait rosser par le gérant. On est à deux doigts de l'émeute. Hayward s'empresse de réclamer au secrétaire à la guerre une mobilisation immédiate pour ses hommes, avant qu'un drame ne se produise à Spartanburg. 

* 13 décembre 1917. Départ pour la France. 
 Malgré plusieurs faux départs, l'USS Pocahontas arrive en rade de Brest le 26 décembre 1917, après 13 jours de mer. Une fois les navires déchargés, les soldats voyagent de nuit jusqu'à Saint-Nazaire. Le régiment, frigorifié par le gel, marche encore trois kilomètres avant de découvrir des cabanes sommaires qui tiendront lieu de baraquements. Chargés de construire une base logistique dans la commune de Montoir de Bretagne, les hommes doivent troquer leurs fusils Springfield pour des pelles et des balais. Le premier champ de bataille sera un immense chantier ferroviaire.
Car pour l'état-major américain,  il est impensable d'armer les troupes noires. John Joseph Pershing, le commandant des forces extérieures de l'armée (l'AEF pour American Expeditionary Force), se considère comme le garant de la doctrine Jim Crow adapté à l'Army. Originaire du Missouri, l'homme est un dur. Très conservateur, le général en chef estime en outre que les Afro-américains feront des mauvais combattants. Dans son esprit, l'armée est une force blanche, éventuellement épaulée de supplétifs noirs spécialisés dans les tâches logistiques auxquels confier des pioches, mais pas des fusils. (5) Aussi le War Department cantonne-t-il les soldats afro-américains à des tâches logistiques harassantes, loin du front. Dans le même temps, la police militaire américaine soumet les casernements à la plus stricte ségrégation et y impose une discipline de fer. 

War Department of the US [Public domain]
Au sein du régiment de New York, seuls les musiciens de l'orchestre parviennent à échapper aux travaux forcés. En même temps que les hommes du 15e, ce sont aussi les musiques du nouveau monde qui débarquent en Europe, notamment le ragtime, ce genre précurseur du jazz. Le 12 février 1918, l'orchestre se produit à Nantes, au théâtre Graslin. Le lendemain, un journaliste français s'enthousiasme: "Qu'on ne s'imagine pas que ces rag-times, malgré leurs origines, ne soient pas riches d'avenir. C'est de la musique de primitifs. Ce sont des chansons de nègre, soit, mais tout un art savant est en train de sortir de ces chansons, de leurs rythmes syncopés si originaux que l'oreille qui les a perçus ne les oublie pas. Enrichie de nos harmonisations modernes, cette musique de nègre devient ultramoderne avec certains auteurs." (6)
A la demande de Pershing, l'orchestre part jouer dans un camp de loisirs de l'armée américaine situé à Aix-les-Bains. Pendant trois semaines, les shows "alignent les succès américains et français, militaires et populaires, toujours avec les bases syncopées du ragtime." (Saintourens p 77) 


* "J'attends les chars et les Américains."
Depuis l'arrivée du général Pershing et de l'avant-garde de l'US army en juin 1917, de nombreux Sammies ont débarqué. Ces troupes sont nombreuses et fraîches, mais inexpérimentées. Pour l'état-major français, les troupes américaines seraient plus efficaces sous commandement français, option que Wilson refuse catégoriquement. Pourtant, plus que jamais, Pétain attend les Américains. A l'est, les Russes et Allemands ont négocié la paix, ce qui signifie que les troupes allemandes se replient sur le front de l'ouest. Le besoin en hommes devient vital (7), pas seulement en première ligne, mais aussi dans l'industrie, dans les champs.
Têtu, Pétain insiste et s'enquiert particulièrement de ces renforts de "couleur" laissés en stand-by sur le sol de France. De guerre lasse, Pershing ouvre la porte à une incorporation temporaire de ces hommes dont il ne sait que faire. Début mars 1918, les combattants noirs de Harlem sont affectés à la 4ème armée du général Le Gallais. Ils vont enfin se battre, mais sous commandement français. Hayward exulte: "La plus belle chose au monde est arrivée. Nous sommes désormais une troupe de combats. Il n'y a aucune autre troupe américaine près de nous. Nous sommes les enfants perdus, et j'en suis heureux. Notre grand général américain a mis l'orphelin noir dans un panier, l'a posé sur le pas de la porte des Français, tiré sur la sonnette et déguerpi. Je l'ai dit à un colonel français avec un badge 'english spoken here' sur lui, et il m'a répondu 'welcome leetle black babbie'. (sic)"

Les premiers contacts entre les poilus et ceux qui sont désormais officiellement désignés comme le "369e Régiment d'Infanterie américain" se déroulent sans anicroche. Les hommes rient, se parlent, se serrent la main. Sans toujours se comprendre, ils s'entendent. Pour les soldats noirs, dont les parents ont connu l'esclavage, dans un pays où, eux-mêmes, n'ont jamais fait l'expérience de la liberté ou de l'autonomie, cette camaraderie paraît incroyable. "Les français ne se soucient pas des questions de race. Ils nous traitent si bien qu'il faut que je me regarde dans un miroir pour me souvenir que je suis noir", confie l'un d'entre eux dans une lettre envoyée au pays. 
Les rapports militaires français s'avèrent également élogieux, témoignant de la capacité de ces hommes à combattre. Jumelés aux régiments français, les soldats du 369e R.I. s'en distinguent néanmoins par l'uniforme vert olive. Comme les poilus français en revanche, ils arborent le casque Adrian bleu horizon et sont équipés du fusil Berthier. Les Rattlers sont désormais chaperonnés par leurs homologues français, des poilus fatigués, mais expérimentés. En avril 1918, après un mois d'entraînement intensif, les soldats du 369e rejoignent le secteur de la Main de Massiges, dans la Marne, une zone relativement calme qui devrait leur permettre de se familiariser avec l'univers des tranchées ou d'apprendre à se déplacer en silence dans la forêt de l'Argonne.


* L'exploit du soldat Johnson.
E.G. Renesch [Public domain], via Wikimedia Commons
Le 15 mai 1918, au bois d'Auzy, Needham Roberts et Henry Johnson (8) prennent leur tour de garde  en première ligne. Les deux soldats de la compagnie C se trouvent bientôt face à une patrouille allemande prête à attaquer. Une grenade blesse Roberts qui s'écroule. Totalement isolé, Johnson parvient pourtant à neutraliser plusieurs adversaires, à empêcher l'emprisonnement de son camarade et finalement à mettre en déroute la patrouille composée d'une douzaine d'individus.
 Cette action héroïque connaît un grand retentissement lorsque le journaliste Irvin Cobb raconte la nuit héroïque du soldat Johnson aux lecteurs du Saturday Evening Post. Originaire du Kentucky, Cobb est l'archétype du journaliste raciste, or l'exploit du bois d'Auzy change son regard sur les Noirs américains. " Personnellement je suis d'avis que suite aux actions de nos soldats noirs dans cette guerre, un mot prononcé des milliards de fois dans notre pays, (...) un seul mot, revêtira une toute nouvelle signification, pour nous tous, Sud et Nord compris, et qu'après tout cela, ce mot n-è-g-r-e, sera tout simplement devenu une manière différente d'en prononcer un autre: le mot "Américain"." Sous la plume de Cobb, l'exploit de Henry Johnson semble faire bouger la color line

Le 24 mai 1918, Gouraud, le général Commandant de la IVe Armée, cite à l'ordre de l'armée le soldat Johnson, compagnie C, matricule 103 348. "Se trouvant en sentinelle double de nuit et ayant été assailli par un groupe d'une douzaine d'Allemands, en a mis un hors de combat à coups de fusil et blessé grièvement deux autres à coups de couteau. Bien qu'ayant reçu trois blessures par balles de revolver et par grenades dès le début de l'action, a été au secours de son camarade blessé qui allait être emporté par l'ennemi et a continué la lutte jusqu'à la mise en fuite des Allemands. A donné un magnifique exemple de courage et d'énergie." Johnson est le tout premier Américain à recevoir la croix de guerre avec palmes. La presse noire américaine exulte. Même Pershing doit se fendre d'un communiqué élogieux.

* "En patrouille dans le No Man's Land."
Six mois après leur arrivée, les soldats de Harlem endurent désormais les mêmes maux que les autres belligérants. Le régiment n'est pas épargné par la mort et les blessures. Malgré son masque, James Reese Europe subit une attaque au gaz qui lui fait perdre connaissance.  Inapte au combat en première ligne, le chef d'orchestre est transporté dans une maison de convalescence de la région parisienne. Pour tuer le temps et ne pas perdre la main, le musicien noircit des partitions et compose des chansons en lien avec son expérience combattante. Parmi les nombreux titres composés en France figure "On patrol on no man's land", titre promis à un certain succès.
Bien qu'affaibli par son gazage au phosgène, Jim Europe n'en continue pas moins de diriger l'orchestre. Au cours de l'été 1918, les musiciens font danser le Tout-Paris. Le 18 août 1918, ils triomphent au théâtre des Champs-Elysées. Le 25, ils subjuguent la foule compacte réunie dans les Jardins des Tuileries. Jusqu'à la fin de l'été, l'orchestre se produit dans plus d'une centaine de casernes et d'hôpitaux. Le son , le timbre, la pulsation rythmique, la liberté d'exécution de l'orchestre tranchent avec ce que l'on connaît alors en Europe.
Au passage de l'orchestre, Noble Sissle observe les réactions du public. "Chaque fois que nous nous arrêtions pour croiser un train de troupes ou de blessés, nous descendions toujours et nous jouions volontiers quand la situation le permettait pour nos amis alliés. Nos efforts étaient récompensés par tant de cris de joie et de sourires  que nous commencions à croire que notre mission en France était celle de distraire ceux qui avaient supporté l'horreur de la bataille", écrit-il dans ses mémoires. Puis il ajoute:"Dans un village du nord de la France, nous jouions le refrain favori de notre colonel, Army blues. Nous étions les premières troupes américaines à venir là. Dans la foule qui nous écoutait se trouvait une petite vieille d'environ 60 ans qui, à la surprise générale, se mit à esquisser sur notre musique un pas qui se ressemblait tout à fait à notre danse "walking the dog". J'eus alors la certitude que la musique américaine deviendrait un jour la musique du monde entier."

United States. Army. Signal Corps, photographer [Public domain], via Wiki C
* "Qu'elles ne gâtent pas les nègres."
A Chaumont, au quartier général américain, on se crispe à la lecture des rapports élogieux dont fait l'objet le 369e,; décidément, le régiment noir commence à être bien trop visible. Aussi, Pershing procède-t-il au "blanchiment" forcé du régiment. Un à un les gradés afro-américains des Rattlers sont aspirés hors du 369e par les directives de l'AEF. Seul James Reese Europe, inapte au combat, garde son grade de lieutenant, histoire de maintenir la cohésion de l'orchestre. Le patron des troupes américaines entend bien imposer aux Français sa vision des Noirs. Dans cette optique, il convainc le colonel Linard, l'agent de liaison entre les Français et les Américains, de rédiger une note sur l'attitude à adopter avec les soldats de couleur. On peut y lire notamment: "Il ne faut pas vanter d'une manière exagérée les troupes noires américaines surtout devant les Américains. (...) Tâcher d'obtenir des populations des cantonnements qu'elles ne gâtent pas les nègres. Les Américains sont indignés de toute intimité publique d'une femme blanche avec les noirs." Ce document, clairement raciste porte le sceau de l'armée française. Quelques jours après la diffusion de la note, le texte est pourtant retiré, prescrit et annulé car en désaccord avec les positions officielles du gouvernement et de l'armée française."Finalement, cette publication expresse, puis rétractée, permet de satisfaire les puissants alliés d'outre-Atlantique, d'informer les commandants français de la question sensible pour les Américains blancs, puis de s'en dédouaner en annulant la missive." (Saintourens p173)

* "Les soldats de l'enfer."
Pour les soldats du Kaiser, il est vital de porter l'estocade avant l'engagement massif des troupes américaines. A l'été 1918, 40 divisions allemandes sont en mouvement entre Reims et Verdun, aux abords de la forêt d'Argonne, dans le secteur confié aux Rattlers. L'assaut y est donné le 14 juillet 1918. En dépit de la violence de l'attaque et de la puissance des tirs d'artillerie, les hommes du 369e tiennent leurs positions. 
Foch et les alliés, qui n'entendent pas en rester là, préparent une vaste contre-offensive (la seconde bataille de la Marne) dans ce même secteur. Dans un espace fait de buttes, de sous-bois, de ravins, les rattlers ont pour mission de s'emparer du village de Séchault, alors aux mains d'une unité allemande lourdement armée. Après trois jours d'une lutte acharnée et incertaine, l'objectif est atteint. L'assaut s'avère particulièrement meurtrier pour le régiment de Harlem qui se voit décerner à titre collectif la croix de guerre, plus haute distinction militaire française.
Au total, sur les 2 000 hommes débarqués du Pocahontas début 1918, 1300 ont été tués ou blessés dans les batailles de Meuse-Argonne. Un chiffre qui fait du régiment du colonel Hayward le plus décimé  de la guerre parmi les "Américains". Il est aussi celui qui est resté le plus longtemps en première ligne (191 jours) et le premier parmi les alliés à atteindre les rives du Rhin. Au total, 170 hommes du 369e reçoivent la croix de guerre, soit plus qu'aucune autre unité américaine engagée dans le conflit. Par leurs exploits, les hommes du 369e RI gagnent le surnom de Harlem hellfighters. Désormais, ils seront "les soldats de l'enfer". 
Les Allemands sont vaincus, mais les Rattlers n'en ont pas fini avec l'odieux Jim Crow.

National Archives. [public domain] 12 février 1919, retour du 369e RI au pays.

* Remise au pas.  
Le 17 février 1919, les Harlem Hellfighters paradent sur la 5e avenue de New York. Une foule considérable - plus de 250 000 personnes - est là pour les acclamer. Il faut dire que les Rattlers sont les premiers soldats de retour de France à avoir leur propre parade aux États-Unis. Ce défilé militaire constitue un moment très fort pour la communauté afro-américaine. Après des mois de lutte sur le sol français, ce sont des hommes nouveaux, transformés par la guerre, enfin visibles dans l'espace public, fiers d'être Noirs, Américains et victorieux.  L'impression de puissance qui se dégage de ce défilé ne laisse pas d'effrayer les suprémacistes blancs. Pour les Afro-américains, l'espoir d'une pleine intégration à la nation en vertu de la participation à la guerre est vite déçu.  

L'état-major s'emploie à remettre au pas les soldats afro-américains de différentes manières.
Dès leur retour à Brest en vu du rapatriement, les Hellfighters sont confrontés au racisme.
En dépit de l'enthousiasme suscité par la grande parade du 17 février, les Hellfighters figurent parmi les grands oubliés des honneurs militaires au sein de l'US army. Sur les 68 médailles d'honneur (medal of honor) décernées à des soldats américains, une seule est accrochée à l'uniforme d'un homme du 369e et contre attente il ne s'agit pas d'Henry Johnson, le héros de l'Argonne, mais de George Robb, un lieutenant blanc blessé quatre fois à Séchault.
National Archives at College Park [Public domain]
Encore les Rattlers rentrent-ils au pays assez vite, mais ce n'est pas le cas des régiments de pionniers afro-américains. Pour ces derniers, le rapatriement est en effet conditionné par l'accomplissement d'une dernière mission: la récupération des cadavres d'Américains enfouis dans les tranchées, puis leur inhumation. Une tâche ingrate dévolue à des hommes dont aucun ne défile lors de la grande parade de la victoire qui a lieu à Paris le 14 juillet 1919, car Pershing s'y oppose.



* "Red summer"
Aux humiliations succèdent bientôt les agressions. A leur retour dans le Sud, les soldats sont confrontés aux violences déchaînées des tenants du suprémacisme blanc. Le succès considérable du film "The Birth of a nation" (1915) de D. W. Griffith ou la renaissance du Ku Klux Klan témoignent d'un regain du racisme le plus débridé au sortir du conflit. Le new negro incarné par Henry Johnson et ses frères d'armes fait peur, d'autant que d'après la Maison Blanche certains vétérans de la grande guerre portent en eux le germe d'idées révolutionnaires.  Comme le notait l'historien Carter Woodson en 1922, "pour le réactionnaire, l'uniforme, porté par un Noir, c'était comme le drapeau rouge agité devant le taureau." Ainsi, en 1919, 77 noirs américains seront lynchés dont au moins 10 vétérans qui portaient leurs uniformes le jour de leur exécution.
Le 27 juillet 1919, des groupes de jeunes, blancs et noirs, se baignent dans le lac Michigan, dans deux directions différentes. Un jeune homme noir de 19 ans a dérivé, franchissant la color ligne, invisible. Il meurt noyé après avoir été assommé par les pierres lancées sur lui. Prélude à 6 jours d'émeutes à Chicago et 23 noirs ont été tués. Tant d'émeutes identiques dans d'autres villes qu'on a appelé cette période le "red summer". En octobre 1919, le magazine afro-américain The Challenge ne peut que constater, amer: «Nous sommes totalement ignorés par le Président et les législateurs. Quand nous réclamons notre part, celle qui devrait revenir de plein droit à tout homme, ils s'exclament "insolent". Quand nous abattons l'émeutier qui brûlerait nos biens et détruirait nos vies, ils hurlent "Bolchévistes". Quand un homme blanc se range de notre côté, armé de l'épée de la droiture et de l'égalité de traitement, ils beuglent "amoureux des nègres, bâtard". Si nous portons nos doléances devant le Congrès, ils les remisent au placard et les livrent aux mites. Nous sommes abandonnés, rejetés, calomniés, enchaînés, poussés dans le ravin, vers le Golgotha, sur "la terre de la liberté et la patrie des braves."»

National Archives at College Park [Public domain]
* Postérité
Si l'été rouge brise le grand rêve d'égalité des noirs américains, il n'entrave pas en revanche l'effervescence culturelle extraordinaire que connaît alors Harlem. Or, là encore, les anciens du 369e sont à la pointe du combat.

C'est le cas du lieutenant Jim Europe qui nourrit de grands espoirs et déborde de projets. Le chef d'orchestre, qui veut ouvrir une école de musique à Harlem, aspire avant tout à donner à la musique noire sa pleine dignité. 
 « Je suis revenu de France plus fermement convaincu que jamais que les Noirs devraient écrire de la musique noire. Nous avons notre propre perception raciale, et si nous essayons de copier les Blancs nous ferons de mauvaises copies.... Nous avons conquis la France en faisant une musique qui était la nôtre et non une pâle imitation des autres, et si nous devons nous développer en Amérique nous devons nous développer dans cet esprit», écrit-il.
Tout juste démobilisé, Europe et son Hellfighter's band enregistrent à New York les morceaux composés pendant la guerre pour la marque Pathé, avant d'entamer une grande tournée de dix semaines dans le nord-est et le Midwest du pays. A Boston, le 9 mai 1919, Europe est assassiné par un de ses musiciens. Le choc est immense.
Inconsolable, Noble Sissle poursuit néanmoins le rêve de son mentor. Avec Eubie Blake, un autre membre des Harlem Hellfigthers, il crée à Broadway la première comédie musicale noire jouée par des artistes noirs: Shuffle along.
Horace Pippin, un autre soldat du 369e s'impose comme une des figures importantes de la Harlem Renaissance. Au cours de la guerre, ce peintre autodidacte tient un carnet de croquis dans lequel il dessine ses camarades d'infortune. Sérieusement blessé, il apprend à peindre en soutenant son bras droit à l'aide de sa main gauche. "La guerre a porté l'art en moi", dira-t-il. Il laisse ses carnets de guerre et 140 tableaux dont "The ending of the war. Starting home"

* "Leur pays les jugeait selon leur couleur de peau et non selon leurs actes."
Au lendemain de la guerre, Henry Johnson gagne sa vie en racontant ses exploits, car malgré ses multiples blessures son invalidité n'a jamais été reconnue. Un jour, il profite d'une tribune pour dénoncer la ségrégation au sein de l'armée. Cet exercice de vérité le transforme en paria. Démuni, il meurt dans la rue en 1929. Le petit héros du bois d'Auzy semblait définitivement oublié jusqu'à ce jour de juin 2015 au cours duquel le président Obama lui décerna la Medal of Honor à titre posthume. "L'Amérique ne peut changer ce qui est arrivé à Henry Johnson. Nous ne pouvons pas changer ce qui est arrivé à bien trop de soldats comme lui, qui n'ont pas été célébrés, car leur pays les jugeait selon la couleur de leur peau et non selon leurs actes. Mais nous pouvons faire de notre mieux pour réparer cela", déclara le président.



 

On patrol in No Man's Land
 "What the time? Nine?
Fall in line /
Alright, boys, now take it slow /
Are you ready? Steady! /
Very good Eddie. /
Over the top, let's go / 
Quiet, lie it, else you'll start a riot /
Keep your proper distance, follow 'long /
Cover, brother, and when you see me hover / 
Obey my orders and you won't go wrong /
There's a Minenwerfer coming /
look out (bang!)
Hear that roar (bang!), there's one more (bang!) /
Stanf fast, there's a Very light / 
Don't gasp or they'll find you all right /
Don't start to bombing with those hand grenades (rat-a-tat-tat-tat) /
There's a machine gun, holy spades! /
Alert, gas! Put on your mask /
Adjust it correctly and hurry up fast /
 Drop! There's a rocket from the Boche barrage /
Down, hug the ground, close as you can, don't stand / 
Creep and crawl, follow me, that's all / 
Don't fear, all is clear / 
That's the life of a stroll /
When uo take a patrol / 
Out in No Man's Land /
Ain't it grand? /
Out in No Man's Land."
What do you hear? Nothing near /


*****


 En patrouille dans le No Man's Land
"Quelle heure est-il? Neuf heures? 
En rang /
 Parfait, les gars, on y va, sans se presser/
 Vous êtes prêts? Du calme! / 
Parfait, Eddie! /
 A l'assaut, on y va! /
 Silence, pas un geste, sinon ce sera l'émeute /
 Vous gardez vos distances, vous suivez /
 Couvre-moi, mon frère, et si tu me vois hésiter / 
Suis mes ordres et rien ne pourra t'arriver /
 Attention Minenwerfer* /
Gaffe (boum!) / 
Ecoutez-moi ce grondement (boum!) /
 Et encore un! (boum!)/ 
Tiens bon, voilà une fusée éclairante / 
Si tu mouftes, ils te repèrent, c'est sûr /
Tu les bombardes pas à coup de grenades à main (ra-ta-ta-ta-ta)/ 
C'est une mitrailleuse crénom de nom!/ 
Alerte! Gaz! Mettez vos masques. / 
Ajustez-le et foncez /
Fusée du tir de barrage boche / 
A terre, plaqués au sol, on s'aplatit, on se redresse pas /
 On rampe, on me suit, et c'est tout / 
Qu'entendez-vous? Rien de proche /
Pas de pétoche, tout est propre / 
C'est une vie sans trouille / 
Quand vous partez en patrouille /
Dans le No Man's Land / 
C'est-y pas extra? / 
Dans le No Man's Land. " 

* "lance-mine": une pièce d'artillerie allemande 

Notes: 
1. Les Britanniques interceptent le télégramme Zimmermann" allemand qui propose aux Mexicains de combattre les Etats-Unis à leurs côtés. En cas de victoire, le Mexique récupérerait les territoires perdus du Texas, du Nouveau Mexique et de l'Arizona. Les Américains sont sidérés. 
2. Du nom d'un personnage fictif de minstrel shows, ces spectacles destinés à amuser la foule blanche en représentant les noirs de manière caricaturale. Jim Crow, un personnage noir joué par un Blanc grimé en Noir, incarne la paresse, la bêtise, la stupidité, etc. Par extension le terme désigne bientôt le Sud de la ségrégation. 
3. Au tournant du siècle, la famille de James Reese Europe quitte l'Alabama pour Washington, puis New York où elle s'établit en 1904. James baigne dans un univers où la musique est omniprésente. Sa mère est professeure de piano, ses frères et lui s'essaient à tous les instruments. En 1912, l'orchestre accompagne Vernon et Irene Castle, des Ballroom dancers très populaires, ce qui permet à Europe d'intégrer  la haute société blanche.  
4. Quelques mois plus tôt à Houston (Texas) des soldats noirs se sont mutinés après des agressions racistes. Les émeutes ont fait 16 morts dans la ville et 19 soldats noirs ont été pendus en représailles.  
5. Sur les 370 000 Afro-américains qui servent dans l'armée au cours de la guerre,
100 000 sont envoyés en France, mais 40 000 seulement vont au front. Tous les autres servent dans les Services of Supply qui regroupent les corps non combattants.
6. Ce transfert culturel entre le continent américain et l'Europe débute au milieu du XIX° s. On commence à découvrir les musiques noires américaines à partir de l'arrivée des premiers minstrels (d'abord des orchestres blancs qui jouaient la musique du folklore noir, puis des orchestres noirs). La grande guerre joue en quelque sorte un rôle d'accélérateur du fait de l'arrivée des régiments noirs à partir de 1918. [cf source D]
7.  C'est dans cet esprit là qu'en 1917, Clemenceau nomme Blaise Diagne - premier député africain du Sénégal - commissaire général au recrutement en Afrique noire. Comme Du Bois, ce dernier est convaincu que c'est sur les champs de bataille que se gagnera l'égalité entre les Blancs et les Noirs. En quelques mois, Diagne parvient à recruter plus de 70 000 hommes (quand on en espérait 30 000!) grâce à des slogans prometteurs ("en versant le même sang, vous gagnerez les mêmes droits.") ou par la contrainte.  
8. Originaire de Caroline, ce dernier travaille dès son plus jeune âge avec ses parents dans les champs de tabac. Condamnée à la misère, aux humiliations, sans aucun espoir d'émancipation, la famille part tenter sa chance au Nord. Ainsi, Henry est porteur à la gare d'Albany quand éclate la guerre.




Sources:
Source A. Thomas Saintourens:"Les poilus de Harlem. L'épopée des Hellfighters dans la grande guerre", Tallandier, 2017. Une lecture chaudement recommandée.
Source B. Benjamin Doizelet, « L’intégration des soldats noirs américains de la 93e division d’infanterie dans l’armée française en 1918 », Revue historique des armées [En ligne], 265 | 2011, mis en ligne le 24 janvier 2012, consulté le 17 novembre 2018. 
Source C. Annette Becker et Philippe Gumplowicz:"Jazz-band et basket-ball", in L'Histoire n°434, avril 2017, pp48-50.
Source D. Un air d'histoire: "Le débarquement américain de 1917 et l'introduction du jazz en France, par Franck Bergerot".
Source E. Le documentaire "La grande guerre des Harlem Hellfighters" de François Reinhardt.
Source F. Caroline Rolland Diamond:"Black America. UNe histoire des luttes pour l'égalité et la justice (XIXe-XXe siècle", La Découverte, 2016.

Liens:
- L'influx ("le [formidable] webzine qui agite tes neurones."): "James Reese Europe et le Harlem Hellfighters Band"
- 14-18: petites musiques d'une grande guerre. "La musique noire"
- BU université Rennes 2: "La guerre du jazz: hommage à James Reese Europe."
- France 24: "Henry Johnson: soldat de Harlem et héros éphémère de la grande guerre."

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