mardi 6 novembre 2018

358. Lapiro de Mbanga: "Constitution constipée"

D'abord colonie allemande, le Cameroun est partagé après la Première Guerre mondiale entre  la France et le Royaume-Uni. Au lendemain du second conflit mondial, il devient un territoire placé sous la tutelle de l'ONU. L'agitation politique et sociale dirigée par l'Union des populations du Cameroun contre le colonat local gagne une grande partie du pays. L'implacable répression du mouvement par les autorités françaises précipite le Cameroun dans une guerre d'une violence inouïe entre 1955 et 1960. Placé entre les mains de dirigeants dociles et conciliants, le Cameroun accède finalement à l'indépendance et forme une fédération bilingue avec la partie Sud du Cameroun britannique. (1) A la tête de ce régime présidentiel autoritaire se trouve Ahmadou Ahidjo dont la formation politique - l'Union nationale camerounaise - s'impose en quelques années comme un parti unique.

2014. Paul et Chantal Biya rencontrent les Obama à la Maison Blanche.
En 1982, le Président Ahidjo cède le pouvoir (2) à Paul Biya (3), son premier ministre. Ce dernier créé aussitôt un nouveau parti unique: le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC). Entre 1983 et 1984, Biya échappe à plusieurs tentatives de coup d'état, ce qui contribue à durcir fortement le régime. Pour conserver la mainmise sur le pays, le parti présidentiel met en place un impressionnant maillage de contrôle des populations, tandis que police et armée répriment toute forme de contestation. Le chef d’État divise pour mieux régner, fait et défait les carrières à sa guise, évince tous ceux qui pourraient lui faire de l'ombre, muselle l'opposition.
Au début des années 1990, les incitations internationales en faveur de la transition démocratique (conférence de la Baule) obligent le président à quelques concessions de pure forme.  Mais, à la différence d'autres États d'Afrique de l'Ouest, Biya refuse de convoquer une conférence nationale réunissant les différents acteurs politiques camerounais.
Depuis l'accession au pouvoir de Biya,  la fraude électorale permet au président sortant de se représenter et de l'emporter sans coup férir comme en 1992, 1997, 2004, 2011, 2018. 
Le maintien au pouvoir de l'indéboulonnable autocrate s'explique aussi par le soutien tacite au régime de la part de l'union africaine, des États-Unis ou de la France qui recherchent avant tout la stabilité régionale, quitte à s'appuyer sur un régime autoritaire.  

Paul Biya en 1982. [By Isabelle Ebanda (Archives photos de Isabelle Ebanda) [CC BY-SA 4.0  (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)], via Wikimedia Commons]

Après 35 ans d'un règne sans partage, les critiques formulées à l'encontre du chef d’État ne manquent pas:
- Ses détracteurs lui reprochent de très nombreuses absences loin du pays. Au total, le président aurait passé 4 ans et demi à l'étranger, principalement dans les palaces suisses qui bordent le Léman. Lorsqu'il revient au pays, le dirigeant vit cloîtré dans le palais présidentiel de Yaoundé et ne se déplace que rarement à l'intérieur du Cameroun. 
- Au fil des mandats présidentiels, Biya promet l'émergence, mais le quotidien des Camerounais reste précaire. Un quart d'entre eux vit avec moins de deux dollars par jour. Le chômage est massif, l'accès au soin difficile. Pourtant, le pays dispose de ressources énergétiques (pétrole) et minières importantes.
-  Biya rappelle à longueur de discours la nécessité de moraliser l'économie, tout en érigeant la corruption en système. Celui qui ne prétend toucher que 200 euros par mois mène pourtant grand train. Une étude de 2017 révèle qu'il aurait dépensé 157 millions d'euros en voyages privés depuis son accession au pouvoir. Selon Transparency international, le Cameroun est classé parmi les trente pays les plus corrompus au monde.
- Enfin, les atteintes incessantes à la démocratie, la propagande présidentielle imposée aux médias, vident les consultations électorales de toute signification. Connaissant l'issue du scrutin à l'avance, de nombreux électeurs ne voient plus l'intérêt de se rendre aux urnes.


Malgré les mesures coercitives adoptées, les mouvements de contestations et les tensions ne manquent pas dans le Cameroun de Biya. 
Prenons et développons un exemple... 

* "Constitution constipée".
En février 2008, les manifestations populaires contre la vie chère ont aussi pour motif la révision constitutionnelle (4) voulue par le président pour pouvoir se représenter au poste suprême. Ce tripatouillage honteux incite de nombreux Camerounais à descendre dans les rues des grandes villes du pays.
Le président répond aux critiques par une répression terrible. Des centaines de manifestants sont tués, des milliers d'individus arrêtés. Des chanteurs populaires tels que Joe La Conscience ou Lapiro de Mbanga (5) figurent parmi les personnes incarcérées. Arrêté le 9 avril, ce dernier écope d'une peine de 3 ans de prison et d'une amende de 200 millions de francs CFA (l'équivalent de 300 000 €!) pour son rôle supposé dans les émeutes de février. Aux yeux du pouvoir, il  a surtout le tort d'avoir composé et interprété un morceau de coupé-décalé intitulé "Constitution constipée". Dans cette violente charge contre le pouvoir, Lapiro renvoie au président perpétuel le reflet de ses turpitudes.
 Sans jamais nommé Biya, le chanteur en fait néanmoins sa cible principale et le responsable de la situation catastrophique du Cameroun. Dans un « argot » de la rue qui mélange français, anglais, et douala, véritable langage original qu’il a appelé Mboko talk (6), le chanteur propose au vieux chef (76 ans à l'époque) de prendre sa retraite: " "Libérez Big Katika, libérez Répé Ndoss / Le pater est fatigué oooo, foutez-lui la paix", puis il s'insurge contre la réforme constitutionnelle qui permettra à Biya de s'éterniser au pouvoir. 
"C’est quoi l’urgence et pourquoi cet acharnement farouche à modifier absolument l’Article 6 alinéa 2 d’une constitution dont la mise en application graduelle n’a jamais été amorcée ?". Implacable, Lapiro égrène les maux du régime. La corruption organisée par les "marathoniens de la mangeoire", la fraude électorale érigée en système ("au Cameroun (...) berceau de la démocratie avancée, apaisée, des fraudes électorales et paradis de la corruption) permettent aux "fossoyeurs de la République" de triompher.
Enfin libéré en 2012, le chanteur doit s'exiler aux Etats-Unis où il décède deux ans plus tard.

Conclusion: 
Il existe désormais un important décalage entre le parti présidentiel et la population. 75% des Camerounais ont  moins de 25 ans et n'ont donc connu que Paul Biya comme président.
Progressivement un fossé immense se creuse entre l'élite économique de Douala et un régime autoritaire sclérosé et corrompu, qui garde néanmoins la mainmise sur les possibilités économiques, les marchés, les réglementations...
La confiscation du pouvoir par le Biya et son clan est d'autant plus mal vécue que la population camerounaise s'inscrit désormais dans des mutations qui s'observent à l'échelle régionale ou continentale. Les relations entretenues avec le Nigeria voisin prouvent en outre que l'alternance politique est possible.  
Le système mis en place reste tout puissant en dépit des conflits qui traversent le Cameroun. (7) Aussi, malgré la popularité de l'opposant Maurice Kamto, Paul Biya  est parvenue à remporter les élections en octobre 2018 (dans des conditions encore une fois douteuses). Il pourrait ainsi gouverner jusqu'à l'âge de 92 ans. Contre vents et marées, "le roi fainéant" est accroché au pouvoir comme la moule à son rocher. 



LAPIRO DE MBANGA , « Constitution constipée ».

« Libérez Big Katika, libérez Répé Ndoss,
Le pater est fatigué oooo, foutez-lui la paix
Libérez Big Katika, LIBEREZ REPE NDOS
Le pacho est daya ooo, foutez lui la paix

2011, Cameroon must change !
Libérez Big Katika, libérez Répé Ndoss,
Le pater est fatigué oooo, foutez-lui la paix
Libérez Big Katika, LIBEREZ REPE NDOS
Le pacho est daya OOO, foutez lui la paix

Libérez Big Katika, libérez Répé Ndoss,
Le pater est fatigué ooo
Foutez lui la paix…
Libérez Big Katika, Libérez Répé Ndoss,
Le Pacho est dayed, ooo, foutez lui la Paix…

Seigneur Jésus, appelle ton frère, le Prophète Mohamed.
Au secours, venez-nous délivrer, l’heure est grave.
Les bandits en col blanc veulent braquer la constitution de mon pays.
Les fossoyeurs de la République veulent mettre le Lion en cage,
Les poussins veulent échapper aux serres de l’épervier ;
Le coq est harcelé et menacé d’une tentative de hold up.
En vérité, en vérité, je vous le dis, ils veulent tcha Pablo en otage

Libérez Big Katika, libérez Répé Ndoss,
Le pater est fatigué oooo, foutez-lui la paix
Libérez Big Katika, libérez répé ndos,
Le pacho est daya ooo, foutez lui la paix…

C’est quoi l’urgence et pourquoi cet acharnement farouche à modifier absolument l’Article 6 alinéa 2 d’une constitution dont la mise en application graduelle n’a jamais été amorcée ?
10 années sont passées, le Sénat et les Régions sont toujours attendues…
10 années sont passées le peuple attend toujours la déclaration des biens des individus appelés à gérer les fonds publics ; ce qui en cette période de lutte contre la corruption endémique est une priorité !
10 années sont passées, le peuple attend toujours d’avoir une structure indépendante pour gérer les élections libres et transparentes afin que la grande majorité des citoyens aient le droit de voter ;
Ça, les marathoniens de la mangeoire n’y trouvent aucun intérêt ; sauf celui d’éliminer la limitation du mandat présidentiel de la Constitution.
Aux Etats Unis d’Amérique, en France, en Union Soviétique (sic) et dans les vraies démocraties, les mandats présidentiels sont limités ; au Cameroun, pays de mes ancêtres, berceau de la démocratie avancée, apaisée, des fraudes électorales et paradis de la corruption, ON S’EN FOUT.
APRES TOUT, LE CAMEROUN C’EST LE CAMEROUN…

Constitution à gauche,
Constitution à droite,
Révision en haut, révision en bas
Motion de soutien par-ci, contre motion par là
Marche de soutien le jour, contre marche la nuit. » 


Notes:
1. La partie Nord du Cameroun britannique est rattachée au Nigeria.
En dépit des velléités séparatistes des provinces anglophones minoritaires, le Cameroun "français" devient en 1972 la République Fédérale du Cameroun (RFC).
2 Les relations entre les deux hommes deviennent vite exécrables. Accusé d'avoir fomenté un coup d'état, Ahidjo est condamné à mort par contumace en 1985.
3. Il est passé par le séminaire avant de se lancer en politique. Dans les années 1960, il étudie en France, au lycée Louis le Grand, à la Sorbonne et à Science Po Paris où il a obtenu une licence en droit public. A son retour au Cameroun, Paul Biya travaille à la présidence en tant que chargé de mission.  
4.  La constitution interdisait d'exercer plus de deux mandats présidentiels.
5. Pierre Roger Lambo Sandjo est originaire de Mbanga, une petite ville proche de Douala.  Chanteur et guitariste talentueux, il emploie le pidgin dans ses chansons à teneur politique. Il sait  trouver les refrains et slogans qui font mouche ce qui lui permet de s'imposer comme un artiste très populaire.
6. Merci Dror pour l'info. Pour en savoir plus voir le lien en fin de billet.
7. - Conflits transfrontaliers avec la secte djihadiste Boko Haram au nord. 
- Crise à l'ouest dans les régions anglophones dont les populations réclament la création d'une République d'Ambazonie indépendante. Depuis fin 2016, des séparatistes armés et les forces de sécurité s'affrontent dans le nord-ouest et le sud-ouest du pays provoquant la mort de centaines de civils et un exode massif des habitants.


Sources:
- Article de Libération: "Paul Biya, l'homme fort discret du Cameroun."
- Freedom of musical expression: "Emprisonné pour chanter "constitution constipée."
- L'Afrique enchantée: "L'impossible démocratie".
- Le Monde: "Lapiro de Mbanga, chanteur et guitariste, est mort"
- Jeune Afrique: "Lapiro de Mbanga, chanteur sans peur et sans reproche
- Cultures monde: "Cameroun: vers la fin du système Biya."
- Le Monde: "Cinq choses à savoir sur Paul Biya, le président camerounais."
- "Paul Biya réélu président du Cameroun."

Lien:
- "Expression de l’identité et identité de l’expression dans la chanson de Lapiro de Mbanga Ndingaman" Pierre Fandio, Mondes Francophones, le 25 mars 2014

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