vendredi 1 novembre 2019

Les "mains d'or" de Bernard Lavilliers: une chanson sur la dignité humaine et le droit de travailler.

En 2001, Bernard Lavilliers publie l’album Arrêt sur image.  Sur le disque figure Les Mains d’or, une chanson consacrée au désarroi d'un ouvrier ayant perdu son emploi. Les paroles sombres contrastent avec la musique, un rythme capverdien virevoltant.
Lavilliers est un récidiviste, car ce n’est pas la première fois qu'il chante la grisaille des usines ou/et la fierté d'un monde ouvrier menacé sur des mélodies et des rythmes enjoués. En 1975 déjà, la chanson Saint-Étienne décrivait la dureté des conditions de vie et de travail dans la grande ville du Forez ("On n'est pas d'un pays, mais on est d'une ville ou la rue artérielle limite le décor / Les cheminées d'usine hululent à la mort")
En 1976 encore, Fensch Vallée s'intéressait à ce haut lieu de la sidérurgie française du nord de la Lorraine (1) dont les sites se terminent tous par ange (Hayange Algrange, Florange, Uckange...). (2)

AimelaimeAimelaime at French Wikipedia [Public domain]

Vingt-cinq ans plus tard,  avec les Mains d'or, Lavilliers consacre de nouveau un titre au désespoir d'un ouvrier au chômage, sans grand espoir de reconversion en raison de la disparition ou du déclin des secteurs industriels traditionnels (les mines, la sidérurgie et ses laminoirs évoqués dans la chanson, le textile...). La surproduction, l'apparition de nouveaux produits, la concurrence étrangère moins chère, le coût de la main d’œuvre jugé trop élevé par les entrepreneurs par rapport à ceux des pays émergents d'Asie du Sud-Est, la progression du pétrole au détriment du charbon, le manque de modernisation des exploitations plongèrent les bassins houillers et les grandes régions sidérurgiques (Lorraine) dans la crise dès la fin des années 1960. Cette crise se soldera par la fermeture progressive des usines et des mines, contribuant à la désindustrialisation de pans entiers de l'économie française. (3)



* Friche industrielle. 

"On dirait - la nuit - de vieux châteaux forts / 
Bouffés par les ronces - le gel et la mort (...) 
On dirait - le soir- des navires de guerre / 
Battus par les vagues - rongés par la mer (...)."

Introduite par la dramatisation d’un chant profond sur fond de tambours, les paroles de la chanson introduisent d’emblée un sentiment de solitude et de fragilité. Le premier couplet plante le décor, décrivant les friches industrielles, les carcasses d'usine en déshérence, les laminoirs, les usines de transformation à l'arrêt, abandonnées, délabrées, rouillant sous la grisaille. Dans cette zone sinistrée, tout est à l'arrêt: les "cheminées muettes", les "portails verrouillés", les "wagons immobiles", les "tours abandonnées". Il n'y a "plus de flamme orange dans le ciel mouillé".
 
* Travailler encore.
Lorsque survient le refrain, un rythme capverdien teinte la désespérance du récit d’une énergie de résistance. Le personnage parle à la première personne et énonce son refus de l’effacement. Le refrain ressasse toujours les mêmes mots: « Travailler encore ». Cette répétition portée par la musique, dans ce qu’elle a de plus concret et de corporel, prouve la capacité de résistance de l'individu. Le personnage vit, se bat, palpite, il a non seulement des « mains d’or » mais un corps offert à qui veut l’entendre, sa capacité de création reste intacte, même si la fin du refrain efface son « je».

* Un monde en fusion.
Le drame social raconté dans la chanson est à la fois ancré dans un contexte géographique précis - celui du bassin sidérurgique lorrain par exemple -, et aussi rendu universel par le tempo capverdien. (4) Tout comme les mains d’or savent fondre les métaux, le chanteur fait naître la fusion musicale; le rythme insuffle une énergie, une pulsation dansante à une chanson consacrée aux drames du chômage dans une Europe en désindustrialisation.  
Les instruments entrent en scène progressivement (5): le tambour est présent d'emblée, puis la basse et la guitare assurent l'ondulation des hanches, des maracas s'entrechoquent comme un geste répété à l'infini, l'accordéon, omniprésent, ponctue et incite à la danse, enfin un violon tzigane introduit une touche de nostalgie à la fin du morceau.

   

* "Je sers plus à rien, moi"
Dans les Mains d'or, l'ouvrier veut "travailler encore". C'est une demande faite posément, comme un espoir, une question de dignité. Après avoir servi loyalement et travaillé dur, il est pourtant remercié ("J'ai passé ma vie là, dans ce laminoir / Mes poumons, mon sang et mes colères noires").  Il est licencié pour des raisons qui lui échappent largement, victime d'un licenciement boursier ou d'une fusion décidée par un conseil d'administration. Pour l'ouvrier devenu chômeur, le sentiment de frustration d'humiliation est immense. A la fierté du travail bien fait succède l'impression de ne plus servir à rien. Il perd non seulement son emploi, mais aussi la fierté du travail bien fait qui compensait en partie la faiblesse des salaires: au moins se sentaient-ils utiles. "Cette chanson traite de ceux qui bossent depuis vingt ans dans la même usine et à qui un jour on dit : "fusion", "mutation" et qui se retrouvent, sans très bien comprendre pourquoi, licenciés économiques. Ils n’ont plus l’âge de se reconvertir et ils avaient l’impression qu’on les respecterait un peu plus. C’est une chanson sur la dignité humaine et le droit au travail" déclare le chanteur. Lavilliers dira avoir écrit le morceau « après avoir vu des fermetures d’usines à Uckange, en Moselle. Des mecs de 45 ou 50 balais se retrouvaient avec des maisons à payer, des enfants toujours à l’école, ils finissaient chez eux, blessés, humiliés… »".

J'peux plus exister là
J'peux plus habiter là
Je sers plus à rien, moi
Y'a plus rien à faire
Quand je fais plus rien, moi
Je coûte moins cher
Que quand je travaillais, moi, d'après les experts
J'me tuais à produire pour gagner des clous
C'est moi qui délire, ou qui devient fou?
J'peux plus exister là, j'peux plus habiter là
Je sers plus à rien, moi, y'a plus rien à faire

* Fierté et dignité.
La grande force de la chanson est qu'elle parle de la dignité de l'ouvrier, détenteur d'un savoir faire précieux, d'un homme toujours animé par la volonté du travail bien fait, accompli grâce à ses "mains d'or".  La chanson constitue sans doute aussi pour le chanteur un clin d’œil à son histoire personnelle et familiale. En effet, derrière le pseudo Lavilliers se cache Bernard Oillon. Né dans le Forez en 1946, Lavilliers a débuté à 16 ans comme tourneur sur métaux à la Manufacture d’Armes de Saint-Étienne. (6) Son père, ancien résistant (FTP) et communiste, a travaillé toute sa vie dans cette même Manufacture d'armes de Saint-Étienne où il était également délégué syndical CGT. " Lavilliers raconte ainsi la genèse des Mains d'or: "J'étais à Toulouse quand j'ai écrit ce texte, dans ma chambre d'hôtel. À la télévision, je voyais des usines qui fermaient et des salariés qui disaient : " On veut travailler, c'est tout ce qu'on demande." (...) Grâce au destin, mon père, qui a travaillé toute sa vie à la manufacture d'armes de Saint-Étienne, a échappé à ça. Il n'a pas été viré ni mis en préretraite."

Au bout du compte, la chanson fait figure "d'hymne au travail manuel en même temps qu'un chant de revendications" à la gloire des travailleurs dans un monde post-industriel. (7) (source F) Les délocalisations touchent désormais l'électronique, l'informatique ou la téléphonie.  La fin des "mains d'or" ne constitue donc qu'un moment dans le renouvellement permanent des métiers, avec les drames humains que cela implique. Il n'empêche, à l'heure où la sidérurgie française et les métiers qui l'accompagnent sont devenus obsolètes, la chanson populaire sait parfois prendre le relais, offrir un témoignage précieux et plein de dignité. 

Les mains d'or
Un grand soleil noir tourne sur la vallée
Cheminées muettes, portails verrouillés
Wagons immobiles, tours abandonnées
Plus de flamme orange dans le ciel mouillé
On dirait, la nuit, de vieux châteaux forts
Bouffés par les ronces, le gel et la mort
Un grand vent glacial fait grincer les dents
Monstre de métal qui va dérivant
J'voudrais travailler encore, travailler encore
Forger l'acier rouge avec mes mains d'or
Travailler encore, travailler encore
Acier rouge et mains d'or
J'ai passé ma vie là, dans ce laminoir
Mes poumons, mon sang et mes colères noires
Horizons barrés là, les soleils très rares
Comme une tranchée rouge saignée sur l'espoir
On dirait le soir des navires de guerre
Battus par les vagues, rongés par la mer
Tombés sur le flan, giflés des marées
Vaincus par l'argent, les monstres d'acier
J'voudrais travailler encore, travailler encore
Forger l'acier rouge avec mes mains d'or
Travailler encore, travailler encore
Acier rouge et mains d'or
J'peux plus exister là
J'peux plus habiter là
Je sers plus à rien, moi
Y'a plus rien à faire
Quand je fais plus rien, moi
Je coûte moins cher
Que quand je travaillais, moi, d'après les experts
J'me tuais à produire pour gagner des clous
C'est moi qui délire, ou qui devient fou?
J'peux plus exister là, j'peux plus habiter là
Je sers plus à rien, moi, y'a plus rien à faire
Je voudrais travailler encore, travailler encore
Forger l'acier rouge avec mes mains d'or
Travailler encore, travailler encore
Acier rouge et mains d'or (5X)


Notes:
1. Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, la sidérurgie lorraine tourne à plein régime. Il faut reconstruire le pays et on embauche à tour de bras. Les observateurs de l’époque parlent alors de ce coin de Lorraine comme d’un « Texas français » ! La demande conjoncturelle impose un rythme phénoménal (« ici la cadence c’est vraiment trop, ici il n’y a pas de place pour les manchots »). Et si on est sûr de trouver du travail dans cet "Eldorado" français, les accidents ne sont pas rares (« y a moins de chevaux et de condors, mais ça fait quand même autant de morts »).
2. "Charleroi" en 2017 ("J'ai vu ma ville partir en vrilles / J'ai vu ma ville partir en friches").
3.  La situation empire après les deux chocs pétroliers dans la mesure où les pays importateurs de pétrole cherchèrent à augmenter leurs exportations afin de combler les déficits commerciaux, creusés par la facture pétrolière. La course à la modernisation se traduisit par l'adoption de nouvelles techniques de production économisant la main d’œuvre, par la spécialisation dans de nouveaux créneaux industriels requérant de nouveaux types de compétence et par le développement massif des activités de services. 
4. "J'utilise toujours des musiques solaires pour aborder des choses assez dures. C'est antinomique, mais si je mets du hard rock sur Les Mains D'or, cela passerait moins bien qu'avec mon tempo chaloupé", confie le chanteur dans un entretien accordé à Ouest France.
5. Lors de l'enregistrement du disque dans un studio toulousain, le texte et là, mais la bande son reste à trouver. Finalement, la musique des Mains d'or est signée Pascal Arroyo.
6. Dans Saint-Etienne,  le chanteur revient sur ses origines stéphanoises: "c'est quand même ici que poussa tout petit cette fleur de grisou à tige de métal".
7. Sur le même thème, citons Son bleu de Renaud ("Y r'voit toutes ces années au chagrin / Et tout l'cambouis sur ses mains / Y r'pense à son gars / Qui voulait faire péter tout ça / Ca a pété sans lui / Sans douleur et sans cris. / Où c'est qu't'as vus un bon Dieu / Qu'est c'y va faire de son bleu / De ses bras de travailleur / C'est sans doute sa vie qu'était dans sa sueur") ou encore Les métallos de Massilia Sound System.
 

Sources:
A. Etienne Bours: «Le sens du son: Musiques traditionnelles et expression populaire»  Fayard, 2007.
B. Les enfants de la Zique: «Autour de Bernard Lavilliers», réseau Canopé.
C. Pierre et Jean-Pierre Saka: "Histoire de France en chansons", Larousse, 2004. 
D. Tubes & Co: «"Les mains d'or" de Bernard Lavilliers, une certaine idée de la dignité.»
E. Ouest France: "Bernard Lavilliers, l'ouvrier homme monde", Ouest France Bretagne, 2/08/2014. 
F. "Bernard Lavilliers en instantané", l'Humanité, 16 juin 2001.

Liens:

 Une proposition pédagogique de Géraldine Duboz en Histoire des arts autour des espaces productifs en reconversion.

Aucun commentaire: