jeudi 19 décembre 2024

Rébétiko : la musique des marginaux et des fumeurs de haschisch.

Les origines du Rebetiko puisent à plusieurs sources. A partir de la Guerre d'indépendance grecque, et pour tout le restant du XIX° siècle, le pouvoir s'impose par le recours à la violence et la répression, ce qui contribue à remplir les geôles. Détenus, politiques ou de droit commun, prennent l'habitude de composer des chansons. Ils s'accompagnent de baglamas, un instrument à trois cordes de petite taille, donc facile à cacher. ("Les baglamas" de Stratos Pagioumtzis et Stelios Keromitis).   

Au début du XX° siècle, les populations originaires de Constantinople, Smyrne et du reste de l'Anatolie fréquentent les cafés-aman qui ont été ouverts à Athènes et au Pirée. Dans ces lieux de passage et de rencontre des culturesles chanteurs improvisent des chansons appelées amanés. Des duos féminins entremêlent leurs voix, en s'accompagnant de petites cymbales et de tambourins. On y trouve aussi parfois de petits orchestres (kompanias) mêlant instruments grecs et turcs : santouri (cithare), flûte, violon, laouto (variété de luth), outi (l'oud).  

Dimitris Semsis, Agapios Tomboulis et Rosa Eskenazi à Athènes en 1932. FAL, via Wikimedia Commons

C'est de ce bouillon de cultures qu'émerge un nouveau genre musical au cours des premières décennies du XX° siècle : le rébétiko. Il est le fruit de la rencontre, dans les quartiers populaires des villes, des populations rurales pauvres de Grèce continentale ou insulaire et des réfugiés d'Asie mineure. En effet, au lendemain du premier conflit mondial, la guerre lancée par la Grèce contre le jeune Etat turc vire au désastre lorsque la contre-offensive menée par Mustapha Kemal contraint les populations helléniques présentes en Anatolie et Ionie depuis des siècles, d'abandonner leurs terres. (1L'incendie du port de Smyrne parachève le désastre. A l'issue du conflit greco-turc, le traité de Lausanne organise un gigantesque transfert de populations entre les deux Etats. Plus d'un million de Grecs orthodoxes doivent quitter leurs terres anatoliennes, tandis que 400 000 musulmans de Grèce empruntent le chemin inverse. Les Hellènes désignent ce drame national comme la "Grande Catastrophe". L'afflux des "réfugiés" d'Anatolie fait bondir la population du pays de 4 à 5 millions. Sur des mélodies déchirantes, les paroles des rébétikos témoignent de la douleur de l'exil, comme sur I Xenitia, une chanson de Vassilis Tsitsanis.

Démunis de tout, les nouveaux venus s'entassent dans les bidonvilles de la périphérie d'Athènes, du Pirée, de Thessalonique, de Patras. Rejetés et subissant de nombreuses discriminations  de la part des "Vieux Grecs", qui n'ont que mépris pour ceux que certains désignent comme les "Baptisés au yaourt", ce sous-prolétariat exploité est composé de paysans pauvres venus tenter leur chance en ville et des Grecs chassés d'Anatolie. Tous se retrouvent dans les cafés pour fumer le narguilé, consommer de l'alcool et des mezzés. C'est dans ce contexte chaotique que prospère le rébétiko, symbiose des influences musicales existant de part et d'autre de la mer Egée. 

Il est possible de distinguer deux grands courants au sein du rebetiko. Le smyrnéïko ou "style de Smyrne(2) introduit par les réfugiés d'Asie Mineure se distingue par une instrumentation orientale avec l'oud, le violon, le santouri et le kanonaki (des variétés de cithares). Dans ce genre, le chant, haut perché, marqué par des improvisations vocales, est souvent confié à des femmes dont l'interprétation tient de la lamentation stylisée. Les paroles ont pour thème la nostalgie, les douleurs de l'exil et la difficile vie des réfugiés. Les stars se nomment Rita Abadzi, Marika Papagika ("Smyrneiko minore") ou Rosa Eskenazy : "Ta matoklada". L'indépendance dont elles font preuve suscite parfois les railleries des rageux.

Le bouzouki ou baglama, sorte de luths grecs, constituent l'armature instrumentale du style du  Pirée. Les voix sont souvent masculines et nasillardes. Les textes, plus politiques, évoquent la vie dans les quartiers pauvres des villes, les difficultés économiques de leurs habitants, ainsi que leurs amours contrariées. Un exemple de ce style avec le titre "Fragosyriani", très grand succès de Marcos Vamvakaris.

Rebetes en 1933 au Pirée. FAL, via Wikimedia Commons

La pauvreté endémique et la répression menée par une police corrompue poussent dans l'illégalité une frange importante du sous-prolétariat. Ainsi se développe une micro société partageant un mode de vie alternatif. Les jeunes hors-la-loi, appelés  mangkès ou rébétès (d'où dérive le terme rébétiko), arborent des costumes clinquants et s'expriment dans un argot hermétique à quiconque ne fréquente pas le milieu. Tous se retrouvent dans les tékés, des sortes de tavernes dans lesquelles il consomment du haschisch. Les paroles du titre Nei hasiklidhes ("Jeunes fumeurs de haschisch")  d'Andonios Dalgas célèbrent la vie dissolue de ces jeunes malandrins. "Derviche tu fumes comme un sapeur / tu as ton flingue dans la fouille / dans tous les jeux c'est toi le meilleur / tu es une sacrée fripouille".

Jusqu'à l'instauration de la dictature en 1936, la consommation de haschisch est toléré dans les tékés ou les cafés aman. Le nom de ces établissement vient d'une interjection (aman) qui exprime la passion, la souffrance, la compassion. Des orchestres de musiciens originaires d'Asie Mineure assurent l'animation. Les chanteurs y interprètent des improvisations vocales. Le rébétiko s'y épanouit et s'y transforme. Si bien que, bon an mal an, le genre s'impose,  comme le langage musical des rebétès (un terme qui viendrait du turc et signifierait "hors-la-loi" ou "déclassé"), ces marginaux qui méprisent la loi

Progressivement, les morceaux transmis oralement sont transcris sur des partitions et enregistrés sur 78 tours. Parmi les artistes les plus marquants du rébétiko, citons Anestis Delia, alias Artémis. En 1934, il enregistre "O ponos tou prezakia" ("la complainte du junkie"). "Depuis le moment que j'ai commencé à me droguer quelle misère / tout le monde m'a laissé m'enfoncer / je ne sais même plus quoi faire / Au début je sniffais seulement / je suis passé à la seringue / et v'la mon corps qui se met lentement / à pourrir ça me rend dingue".

Dans les années 1930, Markos Vamvakaris s'impose comme la super star du genre. Né à Syros, une île des cyclades, il débarque au Pirée, à 15 ans. Tour à tour docker, équarisseur, le jeune homme fréquente les tékés et s'initie au bouzouki. Au milieu des années 1930, il forme un ensemble, le Fameux Quartette du Pirée, avec d'autres as : Anestis Délias à la guitare, Yorgos Batis au baglamas, Stratos Pagioumtzis au chant. 

Les chansons de Vamvakaris et de ses comparses témoignent du refus des rébétes de changer de mode de vie et de se soumettre à la police. Le mangka, homme d'honneur, défie les forces de l'ordre, moque le bourgeois, comme dans le titre "Tous les rébètes du monde" ("Olli l Rebetes tou dounia").

Le Fameux Quartette du Pirée (Stratos Pagioumtzis, Markos Vamvakaris, Yiorgos Batis and Anestis Delias) photographié en 1933. Unknown photographer, Public domain, via Wikimedia Commons

Les chansons s'articulent autour de quelques principes simples et immuables qui permettent de multiples variations et improvisations: une introduction instrumentale, un distique chanté par un soliste sur un mode oriental, une interaction avec l'auditoire. Placées sur un rythme lancinant, les paroles encensent les plaisirs de la vie canaille. La mélodie déchirante du rebetiko devient la traduction musicale parfaite du kaïmos, la nostalgie, la douleur, la vague à l'âme... En 1935,  O isovitis ("le condamné à perpétuité") raconte l'amertume de l'homme désespéré à la suite d'une déception sentimentale. "A cause de toi, ils m'ont jeté en prison / (...) mais si un jour je sors, je me vengerais de toi / comme Achille a traîné Hector derrière son char."

De 1936 à 1941, sous la férule du dictateur Ioánnis Metaxás, le rebetiko tombe sous le coupe de la censure. L'apologie des bas fonds et de la marginalité heurtent l'ordre moral que cherche à imposer le dictateur. La dimension orientale du genre est gommée par un régime qui entend affirmer sa "grécité". Les cafés teke doivent fermer. La police fait la chasse aux rébétes , au hash et aux prostituées. Dans ces conditions, les prisons se remplissent. Giorgos Batis consacre un titre à l'univers carcéral intitulé "La prison d'Oropos".

L'invasion de la Grèce par l'Italie fasciste, en 1940, tourne vite au fiasco; ce qui contraint l'Allemagne nazie à venir à la rescousse de son allié. La péninsule est envahie et occupée par les Italiens, les Bulgares et les Allemands. Les populations civiles subissent de terribles représailles. Trois cent mille personnes meurent de faim. Dans le même temps, la résistance, principalement communiste, s'organise. Au cours de ces années, le rébétiko devient le chant de ralliement d'une population en souffrance. La chanson "Synnefiasmeni kyriaki" (Dimanche nuageux) de Vassilis Tsitsanis témoigne des malheurs du temps et du désespoir d'une population sous le joug. 

Enfin libérée de l'occupation nazie en 1944, la Grèce panse ses plaies. Le bilan humain est lourd (quatre cents mille morts), l'économie en ruine. La libération du pays n'est pourtant pas synonyme de paix. Les tensions politiques s'exacerbent dans un contexte géopolitique de plus en plus marqué par la montée de l'anticommunisme. Le roi de Grèce, exilé, envisage de récupérer son trône. Les communistes, qui avait fourni le gros des troupes résistantes, s'y opposent, réclamant le pouvoir. La guerre civile, sanglante et sans merci, oppose communistes et monarchistes pendant cinq longues années. L'affrontement des blocs dans le cadre de la guerre froide envenime la situation. Les Britanniques arment les milices royalistes, permettant la restauration de la monarchie en 1949. La chasse aux communistes se poursuit, implacable. Des tribunaux condamnent à mort leurs membres supposés. Le régime en place réécrit l'histoire. Les communistes, si actifs dans la résistance, deviennent les traîtres à la patrie. La guerre civile pousse de nombreux Grecs à l'exil. 

La situation économique catastrophique, l'endettement chronique, la corruption généralisée, rendent la vie des Grecs très difficile, à quoi s'ajoute des divisions très profondes. Le pays est alors écartelé entre une droite nationaliste et autoritaire, et une gauche marxiste-léniniste. Frontalière de la Bulgarie, la Grèce se trouve le long du rideau de fer. Au nom de la doctrine Truman, la CIA agit dans l'ombre pour contrer la "subversion communiste", tandis qu'une droite conservatrice instaure un virage autoritaire. Militaires et gendarmes contrôlent les campagnes. 

Seul le rébétiko semble alors offrir quelques éclaircies aux Hellènes. Dans les années 1950, la grande vedette se nomme Vassilis Tsitsanis, un ancien étudiant en droit, auteur de centaines de chansons. Au cours des années de guerre, replié dans le café qu'il a ouvert à Thessalonique, il compose. Au sortir du conflit, il s'installe à Athènes et enregistre ces morceaux avec l'aide de chanteuses comme Sotria Bellou ou Marika Ninou. ["Volta mesa stin ellada"] 

Tsitsannis œuvre à la normalisation du rebetiko qu'il contribue à faire sortir des bouges et des marges dans lesquels il fut longtemps confiné. Les morceaux n'exaltent plus la vie de patachon. Désormais, les affres de l'amour supplantent l'apologie des "paradis artificiels". En même temps qu'il sort des quartiers miteux pour gagner le reste du pays, le rébétiko devient laïko, un terme apparu sous Metaxas pour désigner les chansons "nettoyées". Le rebetiko séduit bien au delà des rébétes. Le célèbre compositeur Mikis Theodorakis intègre ainsi des éléments du genre dans ses œuvres. Pour le film "Zorba le Grec", dont il compose la musique en 1964, une nouvelle danse est inventée de toute pièce : le syrtaki. Elle est inspirée du hassapiko, la danse des bouchers de Constantinople, sur un rythme cher aux rébétes. En effet, nous ne l'avons pas encore dit, le rébétiko a, dès l'origine, servi d'écrin sonore aux danses tels que le tsiftétéli, une sorte de danse du ventre ou au zeïbékiko, dansé par un homme seul. 

Le rébétiko se diffuse bien au delà de la Grèce, subissant, au contact de l'électrification des instruments ou des innovations technologiques, des traitements de choc. Exemple avec le morceau "Misirlou". Ce rebetiko enregistré pour la première fois en 1927 par l'orchestre de Michalis Patrinos, connaîtra un très grand succès grâce à des adaptations successives en version jazz (Nikos Roubanis en 1941) et surtout rock dans sa veine surf music (Dick Dale en 1963). 

Une chape de plomb s'abat de nouveau sur la Grèce au temps de la dictature des colonels, de 1967 à 1974. Paradoxalement, la censure contribue à la redécouverte du rébétiko originel par une partie de la jeunesse grecque, qui y voit un ferment de résistance culturelle.

Depuis 2017, le rébétiko est inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité créée par l’U.N.E.S.C.O comme «tradition musicale vivante avec un fort caractère symbolique, idéologique et artistique.» Aujourd'hui, des artistes offrent un bain de jouvence au genre, qu'ils le confrontent au rap comme U Swak, à la new wave hypnotique chez Crash Normal, ou au r&b chez Joan Papaconstantino, qui fait se rencontrer autotune et bouzouki. ("Lundi", "J'sais pas")

Notes:

1 . A la faveur de la défaite subie par l'Empire ottoman dans la grande guerre, la Grèce pousse son avantage en engageant une offensive, en 1921, contre le jeune Etat turc. La "grande idée", consistant à reconstituer, Constantinople se solde par une déroute. Commandées par Mustapha Kemal, les troupes turques lancent une offensive fulgurante, contraignant les populations grecques présentes en Asie mineure depuis des siècles à abandonner leurs terres. 

2. Smyrne est l'actuelle Ismir en Turquie. Jusqu'en 1922, cette ville est majoritairement peuplée par des Grecs. La reconquête de Smyrne par les nationalistes turcs en septembre 1922 s'accompagne d'un incendie qui ravage des quartiers chrétiens.

Sources:

- Gail Host : "Aux sources du Rébétiko", Les Nuits rouges, 2022.

- "1967-1974: la Grèce des colonels", émissions Jukebox diffusée sur France Culture le dimanche 21 février 2021. 

- "le rebetiko, rhapsodie orientale en noir et blanc" (Continent musiques par Simon Rico sur France Culture) .

- "Athènes et le Rebetiko", une conférence de Simon Rico pour la Bibliothèque de Lyon donnée dans le cadre du cycle "capitales musiques".

- "Sur les traces du rebetiko" (Tandem sur France Culture)

- "Rebetiko, une histoire urbaine" [blog impRessions Urbaines]

- "Rébétiko : les chants des vagabonds grecs" [Grèce hebdo]

- "Le Rébétiko, une tradition vivante" [Ferme passiloin]

Modern Rebetiko Artists Are Bringing New Life to the Genre | Bandcamp Daily

lundi 2 décembre 2024

Les chansons de la Grande famine irlandaise.

Les Britanniques occupent l'Irlande depuis le XII ème siècle. En 1800, en vertu de l'Acte d'union, l'île est intégrée au Royaume-Uni, mais un conflit à la fois foncier, religieux et politique, y sévit avec virulence. Dans les années 1820, un mouvement nationaliste irlandais animé par Daniel O'Connell dénonce l'occupation coloniale. En 1845, l'immense majorité des terres se trouve entre les mains de grands propriétaires protestants, souvent d'origine anglaise. Fidèles à la couronne britannique, ils s'imposent comme les notables locaux. Sur leurs domaines triment durement des paysans misérables, généralement catholiques. Bien que majoritaires, ces derniers subissent vexations et mépris. La Grande Bretagne se sert de sa colonie comme d'une grange, dans laquelle puiser les ressources agricoles (céréales, laine, bétail).  

Le titre "Famine" de Sinead O'Connor dénonce le pillage en règle de l'île, lors de la Grande famine. "Il n'y eut pas de famine / Sachez que les Irlandais ne pouvaient manger que des pommes de terre / Toutes les autres nourritures, / Viande, poisson et légumes / étaient envoyés hors du pays, / sous bonne garde, / vers l'Angleterre, pendant que les Irlandais crevaient de faim." (1)

Les inégalités sociales ne cessent de s'accuser, d'autant que la population irlandaise croît considérablement au cours de la première moitié du XIXème siècle. Sur les 7 millions d'habitants que compte l'île, près de la moitié vivent dans des taudis constitués de boue. Cette population de petits fermiers, de métayers ou d'ouvriers agricoles (spailpín) ne survit que grâce à la pomme de terre, un tubercule nourrissant et rustique. Pour faire face à la détresse des campagnes surpeuplées, des maisons de travail apparaissent dans les villes d'Irlande, mais elles ne constituent qu'un pis-aller temporaire. Les conditions d'existence y sont sinistres, ce qui pousse à l'exil tous ceux qui peinent à se procurer leur pitance. Au début du XIX° siècle, les États-Unis, dont les autorités réclament la main d'œuvre nécessaire à la mise en valeur du territoire, représentent une destination de choix. "The Green Fields of Canada", une ballade sur l'émigration irlandaise, présentent le nouveau monde comme un pays de cocagne. "Alors, faites vos bagages, ne réfléchissez plus, car dix dollars par semaine, ce n'est pas un très mauvais salaire, sans impôts ni dîmes pour engloutir votre salaire"

C'est dans ce contexte déjà difficile qu'un cataclysme s'abat sur les campagnes irlandaises, en 1845. Le mildiou (phytophthora infestans), une sorte de champignon parasite importé dans les soutes des navires de commerce venus d'Amérique, dévaste les récoltes de pommes de terre. Ces dernières sont anéanties en quelques heures. Les ravages provoqués par le petit champignon s'avèrent particulièrement dramatiques en Irlande, où le climat humide favorise la prolifération du fléau et où la patate tient lieu de monoculture. C'est ainsi que s'abat sur l'île une famine qui durera sept ans (de 1845 à 1852). En 1846 et 1847, les récoltes, totalement détruites, dévastent les vertes vallées irlandaises, ce dont témoigne "My green valleys", interprétée par le groupe Tom Wolfe. "Je traverse les sombres eaux vers l'Amérique pour ne plus jamais revoir mes vertes vallées. / Il me peine de penser à ce que je laisse derrière moi bien que la famine ait noirci le pays."

Quelques chansons folkloriques datant de la période de la Grande famine sont parvenues jusqu'à nous. Le sujet, particulièrement douloureux, a longtemps été évité, mais au cours des années 1930, les cercles universitaires s'intéressèrent à ce répertoire avec l'envoi de collecteurs dans les campagnes. On distingue deux types de chants: le sean-nós chanté a-cappella en gaélique et les ballades, racontant une histoire et transmises oralement, et généralement chantées en anglais. Ex: "The Praties they grow small" (du gaélique irlandais prataí qui signifie pomme de terre).

La quête désespérée de nourriture devient l'unique préoccupation de tous. Les animaux de compagnie sont dévorés. Les paysans sans terres, ouvriers agricoles, petits fermiers, meurent les premiers. L'hécatombe est encore aggravée par le traitement colonial infligé à l'Irlande par les Britanniques. En vertu de la doctrine du laisser-faire, la Grande-Bretagne rechigne ainsi à financer un plan de sauvetage, qui se limite à la distribution de soupes populaires et à la mise sur pied de chantiers de travaux publics, mal payés. D'aucuns voient dans ce drame, une opportunité pour se débarrasser d'une population rurale misérable, considérée comme un frein au développement de l'agriculture productiviste. Élite capitaliste sans scrupules, propriétaires terriens cyniques, bourgeois avides, entendent protéger leurs intérêts, quitte à laisser mourir une population invisible. Pour ces nantis, la Famine tient du châtiment divin. Elle est envisagée comme une "chance" pour l'Irlande; une sorte de chemin de rédemption. Une chanson en gaelique, soigneusement transmise depuis le milieu du XIXe siècle, s'élève contre cette assertion. Elle s'appelle « Amhrán na bPrátaí Dubha » (« La chanson des pommes de terre noires ») et a probablement été composée pendant la Grande Famine par Máire Ní Dhroma. Au milieu d'un appel à la miséricorde de Dieu, une phrase dénonce : « Ní hé Dia a cheap riamh an obair seo, Daoine bochta a chur le fuacht is le fán » Ce n'était pas l'œuvre de Dieu, d'envoyer les pauvres dans le froid et l'errance »). 

A la faveur de la crise de subsistance, les expulsions de tenanciers incapables de payer leurs loyers, se multiplient. On estime que 250 000 personnes furent chassées de leurs terres entre 1846 et 1853.  Nombre de landlords, désireux de développer la culture intensive, profitent de la crise pour reprendre leurs terres. Plusieurs ballades évoquent cette gigantesque vague d'expulsions. La chanson traditionnelle Dear Old Skibbereen évoque les conséquences sociales et politiques de la Grande famine sur cette petite ville du comté de Cork. Un père explique à son fils que la situation est aggravée par  la mainmise des landlords anglais sur les terres. Non-résidents la plupart du temps, les propriétaires terriens pressurent leurs tenanciers. Pour acquitter leur fermage, ces derniers doivent vendre leurs récoltes de céréales. Le pourrissement de la pomme de terre, qui représentait alors leur seule source de subsistance, plonge la plupart d'entre eux dans la misère et entraîne leur expulsion. "Je me souviens de ce jour de décembre glacial / quand le propriétaire et l'huissier vinrent nous chasser / ils ont mis le feu à la maison avec leur maudit mauvais flegme anglais / et c'est une autre des raisons pour laquelle j'ai quitté ce bon vieux Skibbereen"
Les paroles de "Shamrock shore", une chanson d'émigration, témoigne de la cruauté des propriétaires terriens. "Tous ces tyrans maudits nous obligent à obéir / A de fiers propriétaires pour leur faire plaisir / Ils saisiront nos maisons et nos terres / Pour mettre 50 fermes en une seule et nous emmener tous / Sans tenir compte des cris de la veuve, des larmes de la mère et des soupirs de l'orphelin."
Dans la même veine, "Lough Sheelin" raconte l'expulsion massive de petits exploitants et de leurs familles. "Le propriétaire est venu exploser notre maison / Et il n'a montré aucune pitié envers nous / Alors qu'il nous chassait dans la neige aveuglante".
De nombreux expulsés, privés d'aides, incapables de quitter l'île faute de moyens, périssent affamés ou des suites du scorbut ou du typhus. Ceux qui se procurent la nourriture par des moyens détournés subissent les foudres des autorités britanniques. "The fields of Athenry", écrite en 1979 par le chanteur de ballade Danny Doyle, relate l’histoire d’un couple irlandais dont l’époux est déporté à Botany Bay, en Australie. En effet, ce dernier, pour nourrir sa famille, a dû voler des vivres." En 1848, le mouvement des Jeunes Irlandais mène une grève des rentes et des taxes. C'est un échec, qui conduit au bannissement du leader du mouvement, John Mitchell, dont l'histoire fait l'objet d'une chanson éponyme. ("Je suis un Irlandais de pure souche. Mon nom est John Mitchell . / J'ai travaillé durement, nuit et jour, pour libérer mon propre pays. / Et pour cela, j'ai été déporté à Van Diemen's land.")
Henry Edward Doyle, Public domain, via Wikimedia Commons

L'exil est souvent le seul moyen d'échapper à la mort. Mais, pour pouvoir quitter l'Irlande, encore faut-il réunir la somme nécessaire au voyage en bateau vers l'Angleterre ou le Nouveau Monde. Ainsi, les plus pauvres périssent, abandonnés de tous. Des cimetières de la famine font leur apparition en de nombreux lieux. Le titre de la chanson "Lone Shanakyle" (écrite par Thomas Madigan vers 1860) correspond au nom d'une fosse commune. Les paroles, accusatrices, qualifient les morts d'assassinés. "Triste, triste est mon sort dans cet exil lassant / Sombre, sombre est le nuage nocturne sur la solitaire Shanakyle / Où les assassinés dorment silencieusement, empilés / Dans les tombes sans cercueil de la pauvre Eireann". 

"The dunes" est une chanson composée par Shane McGowan pour Ronnie Drew des Dubliners. Il y évoque les dunes, sous lesquelles furent ensevelis les ossements des morts de la Grande famine. "J'ai marché aujourd'hui sur le rivage gris et froid / où je regardais quand j'étais beaucoup plus jeune / pendant qu'ils construisaient les dunes pour les morts de la Grande faim".

Au cours des années où sévit la grande Famine, l'émigration atteint une ampleur sans précédent. Des régions entières se vident littéralement de leurs habitants. Certains bénéficient de l'aide des membres de la famille ayant émigré au cours des décennies précédentes. La diaspora irlandaise envoie des aides financières qui rendent possible l'achat d'un billet et permettent à des familles de fuir. Leurs membres, parfois affamés, se ruent vers les ports de la côte est, points de départ pour l'Amérique, l'Angleterre ou l'Australie. En 1976, "Fools gold" de Thin Lizzy relate les espoirs et déboires des Irlandais partis pour l'Amérique pour fuir la famine et la peste noire. "L'année de la grande famine / Quand la faim et la peste noire ravageaient le pays / Beaucoup, poussés par la faim / mettaient le cap sur les Amériques / A la recherche d'une nouvelle vie et d'un nouvel espoir / Oh, mais beaucoup ne s'en sortaient pas et ont passé leur vie à la recherche de l'or des fous"

La traversée s'avère périlleuse, car l'exode de milliers d'Irlandais vers l'Amérique s'effectue sur des navires surchargés et en piteux état. Beaucoup sombrent. En outre, beaucoup de passagers, atteints de maladie et d'infections dues à la sous-alimentation, meurent au cours de la traversée. Le taux de mortalité s'élève parfois à 20% des passagers! Le manque d'eau, la promiscuité, l'entassement, la saleté contribuent à la propagation du typhus et du scorbut sur les voiliers bondés. Les dépouilles des victimes sont jetées par dessus bord. Les sinistres rafiots sont bientôt désignés comme des coffin ships, des "bateaux cercueils". Le groupe de metal Primordial leur consacre un morceau. "The coffin ships" Pour les armateurs et les spéculateurs, la grande famine est une aubaine. L'urgence de la situation entraîne le relâchement des contrôles et permet aux sociétés de courtage maritime de surcharger les navires, au détriment de la sécurité des passagers. Le titre "Thousands are sailing" est une chanson des Pogues. Les paroles mentionnent ces sinistres navires-cercueils sur lesquels les malheureux candidats à l'exil prirent place. "Des milliers sont en mer sur l'océan atlantique / vers un pays prometteur que certains ne verront jamais / Si la chance triomphe, à travers l'océan atlantique, leurs ventres pleins, leurs esprits libres / ils briseront les chaînes de la pauvreté et ils danseront".  

Ceux qui survivent à la traversée doivent trouver une tâche à accomplir pour ne pas sombrer dans la misère. Aux Etats-Unis, les Irlandais occupent les emplois les plus ingrats. Les conditions d'existence s'avèrent la plupart du temps très difficiles pour les migrants, bien loin du pays de cocagne vanté par les compagnies maritimesLa version de la chanson traditionnelle "Poor Paddy on the railway" interprétée par les Pogues, évoque l'existence difficile d'un Irlandais obligé de travailler sur les lignes de chemins de fer en construction en Angleterre (Liverpool, Leeds...). Année après année, les paroles énumèrent les tâches ingrates auxquelles il est cantonné. 

L'hostilité à l'encontre des nouveaux venus atteint son paroxysme. Les Irlandais sont désignés par des sobriquets dégradants tels que "Paddys" pour les hommes, "Bridgets" pour les femmes. Les natifs se gaussent de leur accent. Confinés dans des quartiers surpeuplés, ils souffrent de nombreux préjugés et sont tour à tour présentés comme paresseux, querelleurs, ivrognes, comme des délinquants en puissance, une plèbe inassimilable, des papistes, une véritable cinquième colonne. Rien ne symbolise mieux la discrimination dont sont victimes les Irlandais à partir des années 1840 que les affiches où les petites annonces portant la mention No Irish need Apply ("inutile aux Irlandais de postuler"). Le mouvement nativiste, xénophobe, considère les immigrés catholiques irlandais comme une menace pour la société américaine. Ses adhérents multiplient les exactions et violences à leur encontre. Une vieille chanson du XIX° siècle, elle aussi intitulée "No Irish need apply" (1862), revient sur cette irlandophobie décomplexée. « Je suis un jeune homme convenable qui arrive juste de la ville de Ballyfad; / Je veux un travail, oui, et je le veux vraiment. / J'ai vu un poste offert, "c'est ce qu'il me faut," dis-je, / Mais le sale papillon se terminait par "Irlandais s'abstenir".

"Paddy's lament", une ballade remontant à la fin du XIX° siècle, narre l'histoire d'un immigré irlandais aux Etats-Unis. A peine débarqué, il est enrôlé de force pour "combattre pour Lincoln". Il y perd une jambe et ses illusions, incitant même l'auditoire à ne pas le suivre.

A Dublin, mémorial de la Grande Famine sculpté par Rowan Gillespie. (photo perso)

Conclusion :  En dix ans, près d'un million et demi d'Irlandais meurent de faim. Deux autres millions sont contraints de quitter leur île. Au delà du bilan humain, la famine a nourri les volontés séparatistes des Irlandais et joué un rôle essentiel dans la gestation du nationalisme. 

La Grande famine a aussi laissé des traces profondes dans les mémoires et la culture irlandaise. Musiciens et chanteurs ont été profondément marqués par un cataclysme qui leur a inspiré bien des chansons. La plupart des morceaux précédemment cités transmettent la mémoire des lieux dans leurs titres ou leurs paroles. Pour un peuple contraint à l'exil, privé de ses terres, ce choix n'a bien sûr rien d'anodin car permet de s'identifier à l'espace auquel beaucoup ont été arrachés. Il représente enfin un moyen de se le réapproprier virtuellement.

Notes:

1. Nombre de migrants restèrent persuader que la famine aurait pu être évitée. Le nationaliste irlandais John Mitchell résumait ainsi cette conviction: « Le Tout-Puissant, c'est vrai, a envoyé le mildiou de la pomme de terre, mais ce sont les Anglais qui ont créé la famine ».

Sources :

A. Erick Falc’her-Poyroux, « The Great Irish Famine in Songs », Revue française de Civilisation , XIX-2, XIX-2, 2014, 157-172.

B. Etienne Bours : "La musique irlandaise", Fayard, 2015.

C. Géraldine Vaughan : "La famine en Irlande", L'histoire n° 419, janvier 2016.

D. Colantonio Laurent : "La Grande Famine en Irlande (1846-1851) : objet d'histoire, enjeu de mémoire.", Revue historique, 2007/4 n° 644, p 899-925.