Les origines du Rebetiko puisent à plusieurs sources. A partir de la Guerre d'indépendance grecque, et pour tout le restant du XIX° siècle, le pouvoir s'impose par le recours à la violence et la répression, ce qui contribue à remplir les geôles. Détenus, politiques ou de droit commun, prennent l'habitude de composer des chansons. Ils s'accompagnent de baglamas, un instrument à trois cordes de petite taille, donc facile à cacher. ("Les baglamas" de Stratos Pagioumtzis et Stelios Keromitis).
Au début du XX° siècle, les populations originaires de Constantinople, Smyrne et du reste de l'Anatolie fréquentent les cafés-aman qui ont été ouverts à Athènes et au Pirée. Dans ces lieux de passage et de rencontre des cultures, les chanteurs improvisent des chansons appelées amanés. Des duos féminins entremêlent leurs voix, en s'accompagnant de petites cymbales et de tambourins. On y trouve aussi parfois de petits orchestres (kompanias) mêlant instruments grecs et turcs : santouri (cithare), flûte, violon, laouto (variété de luth), outi (l'oud).
Dimitris Semsis, Agapios Tomboulis et Rosa Eskenazi à Athènes en 1932. FAL, via Wikimedia Commons |
C'est de ce bouillon de cultures qu'émerge un nouveau genre musical au cours des premières décennies du XX° siècle : le rébétiko. Il est le fruit de la rencontre, dans les quartiers populaires des villes, des populations rurales pauvres de Grèce continentale ou insulaire et des réfugiés d'Asie mineure. En effet, au lendemain du premier conflit mondial, la guerre lancée par la Grèce contre le jeune Etat turc vire au désastre lorsque la contre-offensive menée par Mustapha Kemal contraint les populations helléniques présentes en Anatolie et Ionie depuis des siècles, d'abandonner leurs terres. (1) L'incendie du port de Smyrne parachève le désastre. A l'issue du conflit greco-turc, le traité de Lausanne organise un gigantesque transfert de populations entre les deux Etats. Plus d'un million de Grecs orthodoxes doivent quitter leurs terres anatoliennes, tandis que 400 000 musulmans de Grèce empruntent le chemin inverse. Les Hellènes désignent ce drame national comme la "Grande Catastrophe". L'afflux des "réfugiés" d'Anatolie fait bondir la population du pays de 4 à 5 millions. Sur des mélodies déchirantes, les paroles des rébétikos témoignent de la douleur de l'exil, comme sur I Xenitia, une chanson de Vassilis Tsitsanis.
Démunis de tout, les nouveaux venus s'entassent dans les bidonvilles de la périphérie d'Athènes, du Pirée, de Thessalonique, de Patras. Rejetés et subissant de nombreuses discriminations de la part des "Vieux Grecs", qui n'ont que mépris pour ceux que certains désignent comme les "Baptisés au yaourt", ce sous-prolétariat exploité est composé de paysans pauvres venus tenter leur chance en ville et des Grecs chassés d'Anatolie. Tous se retrouvent dans les cafés pour fumer le narguilé, consommer de l'alcool et des mezzés. C'est dans ce contexte chaotique que prospère le rébétiko, symbiose des influences musicales existant de part et d'autre de la mer Egée.
Il est possible de distinguer deux grands courants au sein du rebetiko. Le smyrnéïko ou "style de Smyrne" (2) introduit par les réfugiés d'Asie Mineure se distingue par une instrumentation orientale avec l'oud, le violon, le santouri et le kanonaki (des variétés de cithares). Dans ce genre, le chant, haut perché, marqué par des improvisations vocales, est souvent confié à des femmes dont l'interprétation tient de la lamentation stylisée. Les paroles ont pour thème la nostalgie, les douleurs de l'exil et la difficile vie des réfugiés. Les stars se nomment Rita Abadzi, Marika Papagika ("Smyrneiko minore") ou Rosa Eskenazy : "Ta matoklada". L'indépendance dont elles font preuve suscite parfois les railleries des rageux.
Le bouzouki ou baglama, sorte de luths grecs, constituent l'armature instrumentale du style du Pirée. Les voix sont souvent masculines et nasillardes. Les textes, plus politiques, évoquent la vie dans les quartiers pauvres des villes, les difficultés économiques de leurs habitants, ainsi que leurs amours contrariées. Un exemple de ce style avec le titre "Fragosyriani", très grand succès de Marcos Vamvakaris.
Rebetes en 1933 au Pirée. FAL, via Wikimedia Commons |
La pauvreté endémique et la répression menée par une police corrompue poussent dans l'illégalité une frange importante du sous-prolétariat. Ainsi se développe une micro société partageant un mode de vie alternatif. Les jeunes hors-la-loi, appelés mangkès ou rébétès (d'où dérive le terme rébétiko), arborent des costumes clinquants et s'expriment dans un argot hermétique à quiconque ne fréquente pas le milieu. Tous se retrouvent dans les tékés, des sortes de tavernes dans lesquelles il consomment du haschisch. Les paroles du titre Nei hasiklidhes ("Jeunes fumeurs de haschisch") d'Andonios Dalgas célèbrent la vie dissolue de ces jeunes malandrins. "Derviche tu fumes comme un sapeur / tu as ton flingue dans la fouille / dans tous les jeux c'est toi le meilleur / tu es une sacrée fripouille".
Jusqu'à l'instauration de la dictature en 1936, la consommation de haschisch est toléré dans les tékés ou les cafés aman. Le nom de ces établissement vient d'une interjection (aman) qui exprime la passion, la souffrance, la compassion. Des orchestres de musiciens originaires d'Asie Mineure assurent l'animation. Les chanteurs y interprètent des improvisations vocales. Le rébétiko s'y épanouit et s'y transforme. Si bien que, bon an mal an, le genre s'impose, comme le langage musical des rebétès (un terme qui viendrait du turc et signifierait "hors-la-loi" ou "déclassé"), ces marginaux qui méprisent la loi.
Progressivement, les morceaux transmis oralement sont transcris sur des partitions et enregistrés sur 78 tours. Parmi les artistes les plus marquants du rébétiko, citons Anestis Delia, alias Artémis. En 1934, il enregistre "O ponos tou prezakia" ("la complainte du junkie"). "Depuis le moment que j'ai commencé à me droguer quelle misère / tout le monde m'a laissé m'enfoncer / je ne sais même plus quoi faire / Au début je sniffais seulement / je suis passé à la seringue / et v'la mon corps qui se met lentement / à pourrir ça me rend dingue".
Dans les années 1930, Markos Vamvakaris s'impose comme la super star du genre. Né à Syros, une île des cyclades, il débarque au Pirée, à 15 ans. Tour à tour docker, équarisseur, le jeune homme fréquente les tékés et s'initie au bouzouki. Au milieu des années 1930, il forme un ensemble, le Fameux Quartette du Pirée, avec d'autres as : Anestis Délias à la guitare, Yorgos Batis au baglamas, Stratos Pagioumtzis au chant.
Le Fameux Quartette du Pirée (Stratos Pagioumtzis, Markos Vamvakaris, Yiorgos Batis and Anestis Delias) photographié en 1933. Unknown photographer, Public domain, via Wikimedia Commons |
Les chansons s'articulent autour de quelques principes simples et immuables qui permettent de multiples variations et improvisations: une introduction instrumentale, un distique chanté par un soliste sur un mode oriental, une interaction avec l'auditoire. Placées sur un rythme lancinant, les paroles encensent les plaisirs de la vie canaille. La mélodie déchirante du rebetiko devient la traduction musicale parfaite du kaïmos, la nostalgie, la douleur, la vague à l'âme... En 1935, O isovitis ("le condamné à perpétuité") raconte l'amertume de l'homme désespéré à la suite d'une déception sentimentale. "A cause de toi, ils m'ont jeté en prison / (...) mais si un jour je sors, je me vengerais de toi / comme Achille a traîné Hector derrière son char."
De 1936 à 1941, sous la férule du dictateur Ioánnis Metaxás, le rebetiko tombe sous le coupe de la censure. L'apologie des bas fonds et de la marginalité heurtent l'ordre moral que cherche à imposer le dictateur. La dimension orientale du genre est gommée par un régime qui entend affirmer sa "grécité". Les cafés teke doivent fermer. La police fait la chasse aux rébétes , au hash et aux prostituées. Dans ces conditions, les prisons se remplissent. Giorgos Batis consacre un titre à l'univers carcéral intitulé "La prison d'Oropos".
L'invasion de la Grèce par l'Italie fasciste, en 1940, tourne vite au fiasco; ce qui contraint l'Allemagne nazie à venir à la rescousse de son allié. La péninsule est envahie et occupée par les Italiens, les Bulgares et les Allemands. Les populations civiles subissent de terribles représailles. Trois cent mille personnes meurent de faim. Dans le même temps, la résistance, principalement communiste, s'organise. Au cours de ces années, le rébétiko devient le chant de ralliement d'une population en souffrance. La chanson "Synnefiasmeni kyriaki" (Dimanche nuageux) de Vassilis Tsitsanis témoigne des malheurs du temps et du désespoir d'une population sous le joug.
Enfin libérée de l'occupation nazie en 1944, la Grèce panse ses plaies. Le bilan humain est lourd (quatre cents mille morts), l'économie en ruine. La libération du pays n'est pourtant pas synonyme de paix. Les tensions politiques s'exacerbent dans un contexte géopolitique de plus en plus marqué par la montée de l'anticommunisme. Le roi de Grèce, exilé, envisage de récupérer son trône. Les communistes, qui avait fourni le gros des troupes résistantes, s'y opposent, réclamant le pouvoir. La guerre civile, sanglante et sans merci, oppose communistes et monarchistes pendant cinq longues années. L'affrontement des blocs dans le cadre de la guerre froide envenime la situation. Les Britanniques arment les milices royalistes, permettant la restauration de la monarchie en 1949. La chasse aux communistes se poursuit, implacable. Des tribunaux condamnent à mort leurs membres supposés. Le régime en place réécrit l'histoire. Les communistes, si actifs dans la résistance, deviennent les traîtres à la patrie. La guerre civile pousse de nombreux Grecs à l'exil.
La situation économique catastrophique, l'endettement chronique, la corruption généralisée, rendent la vie des Grecs très difficile, à quoi s'ajoute des divisions très profondes. Le pays est alors écartelé entre une droite nationaliste et autoritaire, et une gauche marxiste-léniniste. Frontalière de la Bulgarie, la Grèce se trouve le long du rideau de fer. Au nom de la doctrine Truman, la CIA agit dans l'ombre pour contrer la "subversion communiste", tandis qu'une droite conservatrice instaure un virage autoritaire. Militaires et gendarmes contrôlent les campagnes.
Seul le rébétiko semble alors offrir quelques éclaircies aux Hellènes. Dans les années 1950, la grande vedette se nomme Vassilis Tsitsanis, un ancien étudiant en droit, auteur de centaines de chansons. Au cours des années de guerre, replié dans le café qu'il a ouvert à Thessalonique, il compose. Au sortir du conflit, il s'installe à Athènes et enregistre ces morceaux avec l'aide de chanteuses comme Sotria Bellou ou Marika Ninou. ["Volta mesa stin ellada"]
Tsitsannis œuvre à la normalisation du rebetiko qu'il contribue à faire sortir des bouges et des marges dans lesquels il fut longtemps confiné. Les morceaux n'exaltent plus la vie de patachon. Désormais, les affres de l'amour supplantent l'apologie des "paradis artificiels". En même temps qu'il sort des quartiers miteux pour gagner le reste du pays, le rébétiko devient laïko, un terme apparu sous Metaxas pour désigner les chansons "nettoyées". Le rebetiko séduit bien au delà des rébétes. Le célèbre compositeur Mikis Theodorakis intègre ainsi des éléments du genre dans ses œuvres. Pour le film "Zorba le Grec", dont il compose la musique en 1964, une nouvelle danse est inventée de toute pièce : le syrtaki. Elle est inspirée du hassapiko, la danse des bouchers de Constantinople, sur un rythme cher aux rébétes. En effet, nous ne l'avons pas encore dit, le rébétiko a, dès l'origine, servi d'écrin sonore aux danses tels que le tsiftétéli, une sorte de danse du ventre ou au zeïbékiko, dansé par un homme seul.
Le rébétiko se diffuse bien au delà de la Grèce, subissant, au contact de l'électrification des instruments ou des innovations technologiques, des traitements de choc. Exemple avec le morceau "Misirlou". Ce rebetiko enregistré pour la première fois en 1927 par l'orchestre de Michalis Patrinos, connaîtra un très grand succès grâce à des adaptations successives en version jazz (Nikos Roubanis en 1941) et surtout rock dans sa veine surf music (Dick Dale en 1963).
Une chape de plomb s'abat de nouveau sur la Grèce au temps de la dictature des colonels, de 1967 à 1974. Paradoxalement, la censure contribue à la redécouverte du rébétiko originel par une partie de la jeunesse grecque, qui y voit un ferment de résistance culturelle.
Depuis
2017, le rébétiko est inscrit sur la liste du patrimoine culturel
immatériel de l’humanité créée par l’U.N.E.S.C.O comme «tradition musicale vivante avec un fort caractère symbolique, idéologique et artistique.» Aujourd'hui, des artistes offrent un bain de jouvence au genre, qu'ils le confrontent au rap comme U Swak, à la new wave hypnotique chez Crash Normal, ou au r&b chez Joan Papaconstantino, qui fait se rencontrer autotune et bouzouki. ("Lundi", "J'sais pas")
Notes:
1 . A la faveur de la défaite subie par l'Empire ottoman dans la grande guerre, la Grèce pousse son avantage en engageant une offensive, en 1921, contre le jeune Etat turc. La "grande idée", consistant à reconstituer, Constantinople se solde par une déroute. Commandées par Mustapha Kemal, les troupes turques lancent une offensive fulgurante, contraignant les populations grecques présentes en Asie mineure depuis des siècles à abandonner leurs terres.
2. Smyrne est l'actuelle Ismir en Turquie. Jusqu'en 1922, cette ville est majoritairement peuplée par des Grecs. La reconquête de Smyrne par les nationalistes turcs en septembre 1922 s'accompagne d'un incendie qui ravage des quartiers chrétiens.
Sources:
- Gail Host : "Aux sources du Rébétiko", Les Nuits rouges, 2022.
- "1967-1974: la Grèce des colonels", émissions Jukebox diffusée sur France Culture le dimanche 21 février 2021.
- "le rebetiko, rhapsodie orientale en noir et blanc" (Continent musiques par Simon Rico sur France Culture) .
- "Athènes et le Rebetiko", une conférence de Simon Rico pour la Bibliothèque de Lyon donnée dans le cadre du cycle "capitales musiques".
- "Sur les traces du rebetiko" (Tandem sur France Culture)
- "Rebetiko, une histoire urbaine" [blog impRessions Urbaines]
- "Rébétiko : les chants des vagabonds grecs" [Grèce hebdo]
- "Le Rébétiko, une tradition vivante" [Ferme passiloin]
Modern Rebetiko Artists Are Bringing New Life to the Genre | Bandcamp Daily