L'histoire est un des matériaux privilégiés du rap hexagonal, en particulier la période de l'esclavage. Nombre de rappeurs, dont les aïeux ont parfois une ascendance africaine ou antillaise, rendent hommage et s'intéressent à ces populations serviles, qu'ils identifient souvent comme leurs respectables ascendants. D'aucuns considèrent la condition subalterne de nombreux Français d'origine africaine ou ultramarine, comme une conséquence historique de la hiérarchie raciale forgée lors de l'esclavage. Pour ces artistes, la persistance de discriminations et d'un racisme décomplexé dans une partie non négligeable de la société française, puiseraient également son origine au sein de la matrice esclavagiste. Ainsi, leurs paroles contribuent à agiter ou réveiller les mémoires, revenant sur les rapts, les ventes, la déportation des captifs et leur sordide exploitation dans les plantations. Pour certains, et toutes proportions gardées, l'histoire balbutie avec la perpétuation d'une assignation fondée sur la couleur de peau.
Dans le premier album d'IAM, Shurik'n raconte l'histoire de la mise en esclavage des populations du continent africain à l'époque moderne dans un morceau intitulé « Tam-tam de l'Afrique», dont le premier couplet décrit la capture des esclaves. "Ils sont arrivés un matin par dizaines par centaines / Sur des monstres de bois aux entrailles de chaînes / Sans bonjours ni questions, pas même de présentations / Ils se sont installés et sont devenus les patrons / Puis se sont transformés en véritables sauvages / Jusqu'à les humilier au plus profond de leur âme"
Descendants d'esclaves :
La traite atlantique débute à la fin du XVIIe siècle. Des Européens et des colons installés aux Amériques acquièrent des captifs en Afrique et leur font traverser l'océan sur leurs navires pour les revendre comme esclaves dans le Nouveau Monde. Le trajet s'inscrit dans un périple mettant en contact les trois continents, c'est pourquoi l'on parle de commerce triangulaire. "On lâchera pas l'affaire" (0'25) propose un dialogue entre Pit Baccardi et Doc Gyneco. Respectivement originaires du Cameroun et de Guadeloupe, les deux rappeurs insistent sur une histoire commune marquée par l'esclavage, par delà l'océan atlantique. "Notre historique n'est fait que de coups de fouets / Kunta a fui, après avoir brisé les chaînes / Il était noir, faut que ce soit significatif / Pour nous les jeunes / Afrique, Antilles, il n'y a pas de différences" (1)
Afrique, terre mère.
"Maman dort" de Mokobé, du 113, narre les déboires de l'Afrique, identifiée à la terre mère. Depuis Gorée, point de départ de nombreux bateaux négriers, les esclaves ont été déportés, contribuant à créer des siècles plus tard une immense diaspora d'Afro-descendants. Le rappeur dénonce les conséquences dramatiques de l'esclavage sur un continent entravé, comme le furent les esclaves par leurs chaînes; la colonisation, puis le néo-colonialisme parachevant le pillage en règle. "Maman [l'Afrique] a mal depuis le jour où sur l'île de Gorée / Elle a vu partir beaucoup de ses enfants adorés / Puis toutes ses richesses lui ont été volées".
Il s'agit de renouer un lien avec un continent souvent mythifié, dont furent originaires les premiers esclaves, quitte à passer sous silence le fait qu'au XVIII° et XIX° siècles, l'écrasante majorité des esclaves présents sur les habitations sont créoles, nés en Amérique, non en Afrique. Au fond, le système esclavagiste s'emploie à "tuer l'Afrique", baptisant les nouveaux venus, leur imposant un nom chrétien. La population de la Martinique, dont est originaire Casey, descend pour partie d'esclaves africains déportés dans le cadre de la traite, pour trimer sur les plantations de cannes. Dans son morceau "sac de sucre", la rappeuse revient sur les étapes de la traite, de l'achat à la mise au travail forcé, dans des conditions effroyables. Sur la plantation, la main d'œuvre servile produit des denrées exotiques qui se vendent à prix d'or en Europe. "Y'a pas de champs de cannes en jachère". "J'ai été poursuivie, asservie, enlevée à l'Afrique et livrée, pour un sac de sucre / Le matin au lever, j'accomplis mes corvées, et ma vie est rivée, à un sac de sucre" [...] "Nos anciens tortionnaires, sont nos nouveaux employeurs". Au fil du morceau, la colère grandit, nourrissant la rébellion de l'esclave.
L'un des événements fondateurs de la critique postcoloniale fut, pour certains artistes, la date de 1492 qui annonçait, avec la découverte du continent américain par les puissances occidentales de l'époque moderne, le début de l'essor de l'impérialisme européen, dont l'une des manifestations les plus marquantes fut l'esclavage transatlantique. Dans "Commis d'office", tiré de l'album Panthéon en 2004, Booba faisait de ce voyage l'origine de l'exploitation : « […] 400 ans c'est trop long / C'est pas la mer qui prend l'homme, c'est Christophe Colomb / […] ces fils de putain nous l'ont mise kho, quand la première galère a pris l'eau ».
Dans plusieurs de ses morceaux le rappeur de Boulogne ajoute à son âge les 400 ans de l'esclavage, une manière de lier son existence à celle des populations serviles. "Ecoute bien" réclame-t-il à son auditeur. "Crois en mon expérience / Issu d'un peuple averti, c'est B2O, j'ai 423 ans." Dans "On m'a dit", le même Booba affirmait sa différence en faisant référence à l'esclavage et à ses origines sénégalaises, utilisant le vocabulaire des anciens colons. Il s'identifie dans ce titre à l'esclave, qui lui aurait transmis force et colère. "Eh oh ! j'ai les crocs, Négro, j'suis venu faire mal, parole de Soninké / Vous auriez dû m'laisser mes chaînes".
Neg'marrons intitule un de ses raps "400 ans". Les fouets ne s'abattent plus sur les dos, les chaînes sont brisées, mais la servitude mentale persiste chez ceux qui se revendiquent comme des descendants d'esclaves. Dans leurs paroles, l'abolition reste avant tout formelle, tant le sort des Afro-descendants reste placé sous le sceau de la soumission. "Ils ont cramé nos habitations / pillés nos terres / violé nos sœurs / sans pitié / tué nos frères. / Devant tant d'abominations, je ne peux me taire. / Laisse moi retracer l'histoire de mon sang et ma chair. / Ils disent que l'esclavage a été aboli, que cela fait 150 ans aujourd'hui. / Les chaînes sont brisées, mais pas celles des esprits. / Neg Marron déclare que le combat n'est pas fini." "Le bitume avec une plume" de Booba reprend l'idée de séquelles psychologiques profondes. "Depuis les chaînes et les bateaux j'rame / T'inquiète, aucune marque dans le dos man, j'les ai dans le crâne".
Dans "Créature ratée", Casey adopte le point de vue d'un colonisateur, dont elle décortique le raisonnement raciste, opposant le blanc au noir, le beau au laid, l'intelligence à la bêtise... Cette construction idéologique justifie aux yeux des Européens la traite, contribuant à la déshumanisation des esclaves. "Chers clients, clientes, ne vous arrêtez pas à cette laideur criante / Les jungles de l'Afrique, lointaines et luxuriantes / Nous offre des spécimens de différentes variantes / Leurs femelles sont fertiles et vaillantes / Dociles et idiotes, font-elles mêmes leurs paillotes (...) Eloignez quand même vos fillettes / Parfois le sauvage plonge dans la démence / En rage, peut réduire un humain en miette / Mais le passage du fouet le ramène au silence..."
Sous la plume des rappeurs, l'esclavage reste une plaie à vif, continuant à suppurer, comme dans "le poumon des peuples" de La Rumeur. "Mes rides sont ces meurtrissures laissées par des siècles / De fortune bâties sur mes obsèques / Par des siècles de démence arrosée d'eau bénite (...) Je suis le poumon des peuples / J'ai l'âge de tous les esclavages / L'âge du claquement du fouet des fers cousus au visage / Des traites infâmes, des ghettos de l'âme que se partage / La race des vautours / Pour sertir d'or et d'argent son plumage / J'ai tout construit, tout produit, tout porté, tout forgé". Dans "Champs de canne à Paname", Philippe de La Rumeur rappe : "J'ai le vague à l'âme, parole de descendant de coupeur de cannes / A qui t'as violé les femmes et pillé les âmes".
L'esclavage existe depuis l'Antiquité, mais il se racialise à compter du XVII° siècle. Des lois et des Codes fixent le statut d'esclave, le rendant irrémédiable et héréditaire. Le racisme systémique contribue parfois à inculquer la haine de soi aux esclaves ou à leurs descendants, comme le dénonce, une nouvelle fois, la Rumeur. Dans « 365 cicatrices », Le Bavar fustige les "noirs teints en blonds pour faire blanc". Tout en rappelant l'origine de cette détestation de soi : "J'ai 365 cicatrices et sur ma peau, ma couleur a connu tous les hommes / Qui lui ont dit qu'elle était dévastatrice et qu'elle reste l'opposé du beau".
Si l'abolition met un terme à l'esclavage, elle n'empêche pas la perpétuation de l' exploitation économique par les descendants des planteurs esclavagistes. Aux Antilles, les entreprises et les terres continuent souvent d'appartenir aux descendants de colons européens, les békés. Ce que dénonce le « Code noir » de Fabe. Pour l'auteur, les inégalités sociales abyssales en Martinique trouvent leur origine dans la traite négrière, tant les plus grandes fortunes de l'île sont, très souvent, le fruit de l'exploitation du travail servile imposé aux ancêtres. "Code noir, crime contre l'humanité! / Esclavage, crime contre l'humanité! / Déportation, crime contre l'humanité ! / Exploitation dans les plantations demande aux békés..." Ainsi, l'héritage de l'esclavage continue d'alimenter injustices raciales, inégalités économiques, et, par ricochet, les luttes identitaires aujourd'hui. Le racisme continue de gangréner la société française, ce qui, aux yeux de nombreux rappeurs est aussi un héritage de la période de la traite négrière. "La complexion de nos peaux les fait hésiter / C'est dur à camoufler comme un crime contre l'humanité / Est-ce que t'as l'impression que l'esclavage a disparu? / Est-ce que t'as l'impression qu'il n'y a plus de pression quand tu es dans la rue / Est-ce que t'as l'impression qu'on marche tous dans le même sens"?
Dans beaucoup de ses textes, Casey relate les sévices subis par ses ancêtres et les relie à sa propre trajectoire. Une exploitation passée qui reste toujours d'actualité, tenace. "Aucune différence dans cette douce France, entre mon passé, mon présent et ma souffrance (…) mes cicatrices sont pleines de stress, pleines de rengaines racistes qui m’oppressent, de bleus, de kystes et de chaînes épaisses, pour les indigènes à l’origine de leur richesse ! ". ["Dans notre histoire"]
Après l'exploitation des populations serviles, ceux qui s'identifient comme leurs lointains descendants continuent de trimer et occuper le bas de l'échelle sociale. «Du putain d’bateau aux tranchées, des HLM aux cellules / J’ai trop dansé, gobé la pilule / Entassé les merdes, couleur ébène, gueule cassée / Les peines se chantent, musique accouchée dans la douleur / Assez, mes mots stressent comme des bruits d’chaînes», rappe Lino dans « Mille et une vies ».
Une des conséquences de l'esclavage serait la relégation socio-spatiale subie par ceux qui se revendiquent comme des "descendants de coupeurs de cannes". Dans "Pas né innocent", Al rappe : "Rien ne se perd tout se transforme / le fer est devenu taser accolé à un uniforme". Même idée, dans "le chant des casseurs", interprété par Le Bavar, du groupe La Rumeur : "Qui connaît les fers depuis l'Afrique, les Antilles ou la tess'".
Un lien invisible relie les côtes d'où furent déportés les esclaves africains, les îles à sucre aux ports négriers de la côte atlantique. Les ravages géographiques, économiques et sociaux de la traite se répondent en écho dans "Quoi qu'il arrive", de Booba. "Ils maintiennent l'Afrique affamée pour qu'elle se prostitue / Traces de fouets sur les côtes, millions d'esclaves dans la coque, mon espoir fuit dans la coke". Le pillage, le vol, l'asservissement ont enrichi l'Europe et les colons dans leurs confettis coloniaux caribéens. L'origine du mal développement des territoires ultramarins y puise assurément une partie de ses origines comme le dénonce "nature morte" de La Rumeur. "Que veux-tu que j'retienne de cette haine des chaînes / Et de tout c'qu'ils ont violemment injecté dans mes gènes / Depuis l'vol organisé qui s'opère sur nos terres / Où ont poussé les palaces et les pistes d'hélicoptères / On me demandera d'me taire, avec pour seule critère la servitude héréditaire. / J'te jure, ils ont greffé l'nègre à la misère / Du fouet du propriétaire au fusil du militaire"
Dans le morceau "Chez moi" portant sur sa Martinique natale, Casey rappelle que l'expérience physique et morale de l'esclavage irradie les cultures caribéennes actuelles : « Sais-tu qu'hommes, enfants et femmes / Labouraient les champs et puis coupaient la canne ? / Sais-tu que tous étaient victimes / Esclaves ou Nèg' Marrons privés de liberté et vie intime? / Sais-tu que notre folklore ne parle que de cris / De douleurs, de chaînes et de zombies ? ».
C° : Chez les rappeurs, le rappel des atrocités commises durant l’esclavage et la colonisation permet de restituer une mémoire collective, mais aussi de court-circuiter le discours officiel en clamant une autre vérité. Ainsi, "Problèmes de mémoire" de Rocé sert de poil à gratter à une République toujours prompte à s'exonérer de toute responsabilité ou à commémorer l'abolition de l'esclavage, oubliant que le régime s'accommodera ensuite fort bien du travail forcé, dans son empire colonial.
Les artistes reviennent dans leurs créations sur la constance des stigmates nés de l'époque esclavagiste. Ces morceaux servent de témoins, rappelant que même si les fers sont brisés, les chaînes mentales et sociales demeurent. Le sociologue Karim Hammou insiste sur la "maturation politique d'une deuxième génération d'artistes de rap en France, marquée par un mandat de responsabilité minoritaire qui fait du rap un moyen de répondre, dans les espaces publics médiatiques, aux représentations stéréotypées des banlieues et de la jeunesse populaire racisée." (source A)
Notes :
1. Kunta Kinté est un personnage de fiction, le héros d'un roman d'Alex Haley intitulé "Racines".
Sources:
A. Karim Hammou : "Le cuir usé d'une valise : fragments d'une mémoire politique", Sur un son rap, publié le 13 septembre 2023.
B. Le Mouv': "Commémorer l'esclavage à travers le rap français"
C. Karim Hammou : "Révoltes postcoloniales et mémoire dans le rap français (1992-2012), Sur un son rap, publié le 22 février 2017.
D. Laurent Béru : « Le rap français, un produit musical postcolonial ? », Volume ! [En ligne], 6 : 1-2 | 2008, mis en ligne le 15 octobre 2011, consulté le 17 mai 2024.
E. Yérim Sar : "La question noire dans le rap francophone", Mouv', publié le 16 juin 2020
F. Laurent Lecoeur : "Esclavage, colonisation et rap français : le temps des symboles", Le Rap en France, 2 août 2016.
G. Laurent Béru : "Mémoire et musique rap. L'indissociabilité de l'esclavage et de la colonisation"