Le Royaume Uni a besoin de main d'œuvre pour se reconstruire, tandis que les populations antillaises sont en quête de travail. Aussi, en 1948, pour répondre à la pénurie de bras, le gouvernement travailliste de Clement Atlee accorde aux habitants des colonies le nouveau statut de "citoyen du Royaume Uni, du Commonwealth". La liberté de circulation enfin reconnue permet de résider en métropole de manière permanente, sans devoir s'acquitter de démarches particulières. Ainsi des milliers de Caribéens franchissent le pas et émigrent. Pour inciter au départ, les prix des billets assurant la traversée de l'Atlantique sont bradés. En juin, le paquebot Empire Windrush transporte en métropole des centaines de Trinidadiens et Jamaïcains. Le navire donnera son nom à cette nouvelle génération d'immigrés qui s'installent au centre de Londres, à Notting Hill, Camden ou Brixton, des quartiers aux immeubles décrépis, délaissés par les classes moyennes parties s'installer dans les banlieues de la capitale. Les nouveaux venus trouvent à s'employer dans les transports publics (métro, train), les services du tout nouveau système de santé public et des postes, les industries automobiles ou le bâtiment. Une intense campagne d'affichage incite les fils et les filles de l'Empire à venir travailler.
| Lord Kitchener en 1945, Public domain, via Wikimedia Commons |
* Ethique sportive, culte de la monarchie et loyauté envers la "mère-patrie".
Parmi les passagers de l'Empire Windrush se trouvent deux vedettes trinidadiennes du calypso : Lord Kitchener et Lord Beginner. Selon ses dires, Kitch aurait composé son morceau : "London is the place to be" sur le paquebot, alors même qu'il n'a pas encore mis le pied au Royaume Uni. Le musicien y propose une description très romancée de Londres. Les paroles attestent de l'inculcation et de l'appropriation d'une culture d'Empire, véhiculée notamment par l'école, au sein de laquelle l'exaltation de l'identité britannique insiste sur les vertus de la colonisation. En revanche, rien n'est dit de l'histoire des Caraïbes hors du contexte de l'expansion britannique.
Dans ses compositions, Kitchener se fait le chroniqueur de la nouvelle vie britannique des femmes et des hommes de cette génération Windrush. Il devient le porte-parole de la diaspora caribéenne installée en Grande-Bretagne. Les calypsos enregistrés à cette période témoignent de la loyauté des sujets de l'Empire à l'égard de la "mère-patrie". "Nous ne sous sentions pas étrangers à l'Angleterre. On nous avait tout appris sur l'histoire britannique, la Reine, et nous avions le sentiment d'appartenir à ce pays." Ainsi, plusieurs morceaux rendent hommage à la famille royale, en particulier à l'occasion du couronnement de la reine Elisabeth en 1953. C'est le cas d'"I was there (at the coronation)" par Young Tiger. Les paroles adoptent le point de vue d'un spectateur, assistant à la procession de Marble Arch. "Je les ai vus arriver au tournant / Alors j'ai perçu dans toute sa gloire / Le carrosse doré avec sa majesté". En 1951, Lord Kitchener célèbre quant à lui les réalisations du gouvernement britannique dans "Festival of Britain", dont Le refrain se clôt par un "Britain forever".
Les migrants sont d'abord accueillis dans des abris anti-aériens du sud-ouest de Londres. L'optimisme semble de mise, en dépit de conditions d'accueil difficiles. Mais ne nous y trompons pas, en accordant la liberté de circulation, les autorités font d'une pierre deux coups. D'une part, elles entendent contrecarrer les velléités indépendantistes au sein de leurs possessions caribéennes et, d'autre part, combler la pénurie de bras pour les emplois difficiles, dédaignés par les Britanniques. Il s'agit donc bien d'une politique coloniale, car pour garder l'Empire, mieux vaut lâcher du lest. Le sport représente un vecteur important de la british way of life. Plusieurs enregistrements en attestent à l'instar du "Cricket calypso" de Lord Kitchener (1951), du "Manchester United calypso" d'Eric Connor (1957) ou encore du "Football calypso" de King Timothy. "Victory test match" (1950), une chanson interprétée par Lord Kitchener sur des paroles de Lord Beginner démontre l'adhésion aux codes victoriens de respectabilité et de fair play. La présence du roi George VI dans les tribunes suscite un intense sentiment de fierté patriotique.
Toutefois, avec la victoire d'une sélection antillaise sur l'équipe britannique en 1950, le cricket joua aussi un rôle important dans la prise de conscience d'une communauté d'intérêt des îles de la Caraïbe anglophone face au colonisateur. "Kitch's cricket calypso" célèbre ainsi le succès obtenu par l'équipe ouest indienne à Lords, le temple du cricket mondial.
L'Atlantique traversé, les immigrés caribéens n'en continuent pas moins d'écouter les musiques de leurs îles d'origine : mento jamaïcain, calypso ou steel pan music de Trinidad. Les enregistrements de calypsos constituent des documents historiques précieux pour connaître les conditions de vie et d'accueil des migrants caribéens au Royaume Uni. Les meilleurs calypsoniens sont d'ailleurs du voyage. A Londres, Lord Kitchener s'impose comme le plus populaire et le plus prolifique. Dans la capitale britannique, il côtoie également Young Tiger, Roaring Lion ou Lord Beginner. Les productions de ces musiciens sont diffusées par Melodisc, une compagnie spécialisée dans les musiques caribéennes (calypso, puis blue beat) fondée à Londres en 1949 par Emil Shallit, un exilé juif autrichien.
* "Si tu es blanc, tout va bien".
Pour les Windrushers, la désillusion point lorsqu'ils et elles découvrent que les Anglais les considèrent comme des étrangers, en raison de leur couleur de peau. En effet, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, des débats sur l'identité nationale assimilent "blancheur" et "britannicité". La ligue de défense blanche, fondée en 1957, adopte un slogan on ne peut plus clair : "Keep Britain white". Pour Paul Gilroy, il en résulte un "absolutisme ethnique", dans lequel les cultures noires et blanches sont perçues comme des "expressions fixes et imperméables". Dès lors, les compositions des calypsoniens révèlent l'émergence d'une conscience noire, conséquence directe des discriminations raciales subies. Ces dernières reposent sur une série de stéréotypes éculés, souvent forgés au temps de la croyance en une classification des races humaines.
Kitchener, Mighty Terror ou Azzie Lawrence consacrent des morceaux au quotidien des migrants caribéens de Londres : leurs rencontres houleuses avec la police, les relations parfois conflictuelles avec les Anglais.e.s, les difficultés liées au logement... Certes, les nouveaux venus partagent des traits culturels avec la métropole - la langue, des sports -, mais le dépaysement est tout de même très important. Dans "Life in Britain", Mighty Terror déclare : « Je vais rester ici en Grande-Bretagne pour améliorer ma position ». Mais les paroles satiriques dépeignent aussi la difficile adaptation à la vie britannique, entre climat pluvieux, bas salaires, nourriture fade et peu ragoutante, logements précaires et inconfortables.
Dans sa chanson "Mix up matrimony", Lord Beginner loue les bienfaits des unions mixtes, dont il pense qu'ils permettront à terme de contrer le racisme ambiant et de briser les préjugés. En 1963, Kitch enregistre "If you're not white, you're black". Le narrateur s'adresse à une jeune métisse persuadée de lui être supérieure en raison de sa peau, plus claire. Le chanteur lui rétorque : "Ta peau est peut-être un peu rose / C'est la raison pour laquelle tu penses / Que le teint de ton visage / peut duper les gens / Mais, non, tu ne peux jamais échapper au fait / Que si tu n'es pas blanche, tu es considérée comme noire". Les paroles soulignent que la couleur de peau agit comme un marqueur sociale au Royaume Uni. L'ascendance africaine de la jeune fille l'empêche de nouer une relation avec "mr B", un Anglais qui ne côtoie pas les femmes non blanches. Sous des dehors joyeux, le titre projette une réalité sinistre : la couleur de peau l'emporte sur toute autre considération pour assigner, aux uns et aux autres une place dans la société, indépendamment du mérite de chacun.
Les discriminations affectent particulièrement la recherche d'un emploi et d'un logement. L'hostilité envers les migrants en quête d'un toit est généralisée. Les annonces de logements s'accompagnent alors souvent de la mention "interdit aux personnes de couleurs" ou "réservé aux Anglais". Ceux qui parviennent enfin à obtenir un logement se voient souvent imposer une "taxe de couleur", qui les oblige à payer des loyers plus élevés. "Pas de chaise, pas de table / Les chiottes sont minables / Et de l'autre côté / Pas d'eau chaude pour prendre un bain", chante Kitchener ["My landlady" (1952)]
La recherche d'un emploi tient du parcours du combattant pour de nombreux Ouest Indiens exilés en Angleterre... Beaucoup déchantent une fois à Londres, tant il reste difficile de briser la barrière de couleur dressée par les employeurs, dont certains considéraient les Antillais comme indolents ou paresseux. D'aucuns justifient leur refus d'embaucher en arguant du fait que leur personnel refuserait de travailler avec des personnes noires. De fait, les emplois accessibles aux migrants sont généralement les plus difficiles, les moins rémunérateurs et recherchés. En 1959, Kitch chante "If you're brown", "J'ai écrit pour un job dans une grande ville / Il me disent de rappliquer / Mais quand ils voient mon visage, le contremaître se retourne et dit : quelqu'un a eu le poste hier". Le refrain fait : "si tu es blanc, tout va bien. Si ta peau est foncée, inutile d'essayer / Tu dois souffrir jusqu'à la mort".
Pour les immigrés caribéens, qui évoluent en milieu hostile, l'espoir cède le pas au désenchantement. Les premières tensions raciales apparaissent. A Notting Hill, à l'été 1958, la dispute qui éclate au sein d'un couple mixte met le feu aux poudres. Le 29 août, environ 400 Blancs déferlent sur Bramley Road, brisent les fenêtres des logements occupés par des familles Afro caribéennes. En dépit des descentes de polices, les violences racistes se poursuivent plusieurs jours. Révélatrices du racisme ambiant, les révoltes mettent fin aux illusions de nombreux migrants, convaincus que, quoi qu'ils fassent, ils ne pourront jamais trouver grâce aux yeux d'une grande partie de la population blanche. Les agressions racistes sont notamment le fait des Teddy boys. (2) Pour les empêcher de nuire, Lord Invader leur promet des coups de martinet. ["Teddy boy calypso bring back the old cat o nine"]
Les violences atteignent un pic en mai 1959 avec l'assassinat d'un jeune charpentier, Kelso Benjamin Cochrane. Insulté en raison de sa couleur de peau, il meurt dans la bagarre qui éclate alors. Cette mort a un grand retentissement, même si les assassins ne seront jamais présentés à la justice. Le gouvernement lance alors une réflexion sur les relations inter communautaires, dont il confie la supervision à Amy Ashwood Garvey, veuve de Marcus, le charismatique leader du nationalisme noir de l'entre-deux-guerres.
Compte tenu des mauvais traitements endurés et du racisme, la nostalgie des Antilles gagne de nombreux Caribéens, contribuant aussi par ricochet à l'émergence d'une conscience noire. Désormais, beaucoup de migrants envisagent la Grande Bretagne comme le lieu de l'exil, et plus comme le pays d'accueil. D'aucuns se souviennent avec regret de la vie d'avant, aux Caraïbes, réorientant leur patriotisme. Ainsi, l'émigration attise le sentiment d'attachement au pays natal. En 1954, Mighty Terror enregistre "No carnival in Britain", une ode à la tradition trinidadienne du carnaval ("mas"). Il chante : "Il n'y a pas de carnaval en Grande-Bretagne / et le rhum y coûte plus cher que des diamants."
En 1952, Lord Kitchener chante "Sweet Jamaica" sur des paroles du Jamaïcain Lord Lebby. Le titre témoigne de la désillusion des immigrants caribéens. Kitch y regrette d'avoir quitté la "douce Jamaïque" et "la jolie plage de Montego Bay" pour "London city", une ville dans laquelle le chanteur affirme avoir "failli mourir de faim". Il conclut par des vers cinglants : "beaucoup de Caribéens sont tristes maintenant".
Une fois installés au Royaume Uni, les Antillais entrent en contact avec des populations venues des îles caribéennes voisines de la leur (Barbades, Trinidad, Jamaïque, Grenade), ce qui permet l'essor d'un sentiment d'appartenance régionale. Ainsi, "la créolisation culturelle caribéenne" se forge au sein de la diaspora installée en Grande Bretagne ou aux Etats-Unis et l'on assiste à la construction d'une culture pan caribéenne. Dans cette optique, le calypso joue un rôle important pour tous ceux qui souffraient de l'exil, car écouter un disque, c'est comme recevoir une lettre de chez soi. En 1950, avec "Food from the West Indies", Kitchener implore sa petite amie anglaise de lui donner du riz des Antilles en lieu et place de son infâme fish and chips.
Les artistes incitent à la constitution d'une fédération des Antilles britanniques, débarrassée de la férule coloniale de Londres. Réunies en Angleterre, les différentes populations des West Indies confrontent leurs expériences, leurs histoires communes de peuples colonisés, ce qui contribue, en retour, à la conscientisation et au réveil politique, avec l'espoir de créer des "Antilles unies et indépendantes". En 1958, la Fédération des Indes occidentales, tant espérée, voit le jour. En 1960, Azzie Lawrence enregistre West Indians in England.
La communauté caribéenne s'organise avec la création de journaux tels la West Indian Gazette fondée par Claudia Jones en 1958. La journaliste trinidadienne et militante marxiste parvient à faire de sa gazette la voix de la communauté. En réponse aux émeutes, elle élabore aussi l'idée de créer un carnaval, afin d'entretenir une identité culturelle spécifique. En février 1959, dans la salle des fêtes de la mairie de saint Pancrace se déroule la première manifestation. Progressivement, l'événement, organisé à la fin du mois d'août, gagne les rues de Notting Hill. Dans un premier temps, sur les chars, domine la musique de la Trinidad, avec steel band et calypso. La création du carnaval de Notting Hill en 1959 - au lendemain des violences racistes - marque un tournant décisif dans la formation d'une identité caribéenne collective en Grande Bretagne. Les calypsoniens interprètent leurs morceaux lors des premières éditions de l'événement.
Conclusion : Au cours des années 1950, les enregistrements de calypso se firent l'écho de la vie des populations migrantes caribéennes confrontées aux réalités de la métropole. Comme le souligne Jack Millicheap dans un article intéressant, "leurs enregistrements représentent l'expression vivante des Antillais face aux défis de leur nouveau foyer, offrant un éclairage direct et indispensable sur l'expérience migratoire, qui fait défaut aux textes consacrés aux relations interraciales qui façonnent l'historiographie des migrations d'après-guerre."
La musique a ainsi contribué à l'émergence d'une identité collective antillaise, en particulier au sein de la diaspora. L'attachement initial pour la "mère-patrie" britannique a cédé la place à un nouvel attrait pour les Caraïbes, conséquence directe de la migration outre-mer qui contribua à modifier la vision que les migrants avaient d'eux-mêmes. Dès la fin des fifties, Londres n'était plus "the place to be". Lord Kitchener qui avait loué les bienfaits de la "mère patrie" à la descente du paquebot Windrush sera profondément déçu par la réalité de la vie londonienne pour un homme à la peau noire. En 1962, Trinidad accède enfin à l'indépendance, ce qui convainc Lord Kitchener, Mighty Terror et Roaring Lion de rentrer au bercail. Cette année là entre en vigueur au Royaume Uni la loi sur les immigrants du Commonwealth, qui met un terme à la libre circulation des ressortissants des anciennes colonies vers l'ancienne métropole. On assiste alors à un durcissement des lois migratoires. Les populations originaires des ex-colonies cessent d'être considérés comme des citoyens britanniques bénéficiant à ce titre d'un droit de séjour permanent. A partir de 1971, ce droit n'est plus systématique.
Notes :
1. Au Royaume-Uni, la dualité noir/blanc emporte tout, alors qu'aux Antilles existe une "pigmentocratie multicouche" qui fait que les métisses étaient mieux considérés que les personnes noires de peau.
2. Ces jeunes blancs de la classe ouvrière vêtus de blousons noirs, prennent pour cible les populations noires. Britanniques, ces dernières ont pourtant été incitées à venir pour aider à la reconstruction, or les autorités ne savent pas comment réagir ni comment les protéger.
Sources :
- Jake Millicheap : «"I'm glad to know my mother country" : Calypso Music and the Shifting Identities of Caribbean Migrants in Britain, 1948-1962 »
- La Jamaïque avant Bob Marley, une excellente série d'émissions diffusée sur France Musique : "le mirage londonien", "la vague du shuffle (1957-1960)", "les fleuves de sang (1965-1970)"
- Abdallah, M.-H. (2021). 1981, l’incendie de New Cross, un tournant dans l’histoire des Noirs britanniques. Plein droit, 128(1), 48-52.
- "La bande-son de la révolte : les années 1970", site du musée l'histoire de l'Immigration.
- Gildas Lescop, “Too much fighting on the dance floor : retour sur une époque troublée au travers du Ghost Town des Specials”, Criminocorpus [Online], 11 | 2018
- Jukebox : "1948-1975 : London Caraïbes"