lundi 20 septembre 2010

220. Luis Gonzaga: "Asa branca". (1947)

Cet article s'insère dans une série consacrée au Brésil:
- Chico Buarque: "Funeral de um labrador": Funérailles d'un laboureur,
une mélopée lente, tragique. Le poète y décrit l'enterrement d'un pauvre hère qui n’a pour tout bien que la fosse dans laquelle il repose sur les terres du grand propriétaire terrien.
- Chico Buarque: "Construçao".
Grâce à une très belle chanson de Chico Buarque, nous nous intéressons aux candangos, qui construisirent Brasilia, promue capitale du pays en 1960.

- Luis Gonzagua: "Asa Branca". Le roi du baião décrit une de ces terribles sécheresses qui s'abattent à intervalle irrégulier sur le sertão, le "polygone des sécheresses", à l'intérieur du Nordeste (ci-dessous).

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Luis Gonzaga, roi du baião.

Luis Gonzaga naît en 1912 dans une famille de paysans du Pernambuco, dans le Nordeste brésilien. Enfant, il accompagne son père au tambour lors des fêtes de village.
Installé à Rio, il interprète des standards de sa région natale à l'accordéon dans les bals populaires. Héros de l'importante communauté nordestine, Gonzaga s'impose bientôt à l'échelle nationale au cours des années 1940-50. Son plus gros succès reste Asa branca, un baião (le rythme de la musique populaire du Nordeste), composé avec Humberto Teixeira en 1947. La chanson décrit une sécheresse désastreuse qui s'abat sur le sertão, le vaste territoire de l'intérieur de la région caractérisé par son aridité: "Quel brasier, quelle fournaise / Pas une seule plantation ne subsiste".

Le titre du morceau se réfère à une variété de pigeons connus comme étant les derniers êtres vivants à quitter la zone lors des pires sécheresses: "Même l'aile blanche / S'est enfuie du sertão." Cet hymne officieux de la région nous offre l'occasion de nous focaliser sur le Nordeste.



Le Nordeste compte environ quarante millions d'habitants qui vivent dans les villes littorale de Bahia, Recife et Fortaleza ou dans des fermes à l'intérieur du sertão. Les géographes identifient traditionnellement trois zones géographiques bien distinctes:
- la zona da mata, une région côtière luxuriante, favorable à la culture de la canne à sucre;
- vers l'intérieur se trouve l'agreste, une zone moins touchée par les pluies, mais qui permet tout de même les activités agricoles;
- le sertão, une étendue d'1 million et demi de km² particulièrement sèche. La végétation caractéristique du sertão se nomme la caatinga, des broussailles épineuses qui obligent les vachers et leurs montures à se couvrir de cuir.
A intervalle irrégulier, souvent une fois par décennie, les pluies habituelles de janvier à mai viennent à manquer, grillant les caatingas, asséchant les rivières, décimant le bétail et affamant les populations qui n'ont d'autres solutions que de quitter le sertão. Certains fuient vers les métropoles du Nordeste, situées sur la côte; les autres migrent vers Rio et São Paulo en quête de nourriture et d'un travail. Ils y subissent des discriminations du fait de leur fort accent et du manque d'éducation qui les fait considérer comme des populations arriérées.



A l'image du reste du pays, les inégalités sociales s'avèrent abyssales dans la région. Les Nordestins exploitent de petits lopins de terre ou travaillent pour le compte de puissants propriétaires fonciers, souvent absentéistes, qui dirigent leurs communautés de manière féodale. Les méthodes agricoles y restent très traditionnelles et la moisson s'effectue souvent à la main. Les conditions de travail s'avèrent difficiles et l'espérance de vie faible. Bref, le sertão demeure la zone la plus sinistrée où la majorité de la population est pauvre et souvent analphabète.




Au début du XXème siècle, la misère contraignit de nombreux sertanejos (les habitants du sertão) à se tourner vers le banditisme. Depuis leurs repères, ils menaient des razzias, pillant les fermes et villages alentours. Le plus illustre de ces hors-la-loi, les cangaceiros, se nommait Lampiao, sorte de bandit d'honneur réputé aussi pour ses dons de musicien. Chansons, films (et même une novela) célèbrent les exploits de cette figure mythique du sertão.

Paysage du sertão.

Elargissons la focale à l'échelle du Nordeste.
Plusieurs facteurs permettent d'expliquer la pauvreté actuelle de la région.
- D'abord les contraintes naturelles telles que la sécheresse qui rend très irrégulières les récoltes dans cette région encore largement agricole.
- Le développement économique de la région constitue un deuxième facteur, sans doute plus décisif. Le Nordeste fut la première région du Brésil mise en valeur par les colons portugais qui créèrent de vastes plantations de canne à sucre. Cette structure économique, fondée sur la grande propriété et le travail servile, engendre de grandes inégalités socio-économiques, dont on perçoit aujourd'hui encore les séquelles.

Jusqu'au milieu du XVII° siècle, le Brésil peut se targuer d'être le principal producteur de sucre. Cette culture, gourmande en main d'œuvre, se fait dans les gigantesques fazendas concédées en usufruit par la couronne portugaise à quelques familles de "capitaines". Ces derniers recourent à la main d'œuvre servile qui assure la rentabilité initiale du système. Plusieurs facteurs précipitent cependant la fin de cette période prospère:
- Les Hollandais, boutés hors du territoire brésilien en 1654, se replient sur la Barbade où ils introduisent la canne à sucre. Les exportations du nordeste baissent et le cours du sucre chute.
- la découverte d'or dans le Minas Geraïs prive la région d'une main d'œuvre indispensable, tout en faisant glisser le centre de gravité économique du pays vers le sud.
- enfin, les révoltes d'esclaves...

La culture de la canne à sucre s'est imposée partout et a relégué l'élevage à l'intérieur des terres, dans le sertao.
L'imposition de la monoculture a dévasté le Nordeste. Ainsi la frange littorale, jadis couvertes de forêts tropicales entre Bahia et Ceara, s'est transformée en savane. La monoculture extensive de canne à sucre épuisa rapidement les sols. La zone, jadis fertile, devient la zone des famines. "Là où tout poussait avec une vigueur exubérante, le latifundo sucrier au joug destructeur ne laissa que rocs stériles, sols nus et terres érodées." [José de Castro: "Géographie de la faim", 1949]
Finalement, le Nordeste, première région exploitée, ne se releva jamais totalement de la monoculture du sucre. Elle demeure la zone la plus sous-développée qui concentre les plus forts taux d'analphabétisme et les plus forts taux de mortalité infantile du pays. On y trouve plus de la moitié des familles pauvres du Brésil qui vivent avec moins de 25 Euros par foyer et par mois.

La région reste aujourd'hui dominée par les fazendas, ces grandes plantations de canne à sucre (en bleu sur la carte), de cacao (en marron), ou de coton (en blanc). 1% des propriétaires détiennent 45% des terres, dans cette région. [carte et source: le dessous des cartes] La misère rurale demeure très forte et la région est devenue un espace d’émigration massive. Les métropoles régionales, Salvador, Recife ou Fortaleza, absorbent une partie seulement de l'exode rural. Nombre de Nordestins viennent grossir les favelas (pour un temps en tout cas) des deux mégapoles du Sudeste que sont São Paulo et Rio.
[High source [CC BY-SA (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)]


Dès le XVIII° siècle, d'autres produits ou ressources supplantent le sucre au Brésil. De l'époque de la colonisation au XXe siècle, l'économie brésilienne connaît une série de cycles agricoles autour d'une production phare:
  1. L'exploitation du bois (notamment le pau brasil qui donne son nom au pays) aux débuts de la colonisation.
  2. La culture de la canne à sucre aux XVIe et XVIIe siècles. Cette période est marquée par la mise en place d'échanges commerciaux entre la colonie, la métropole (Portugal) et l'Europe.
  3. L'exploitation de minéraux (principalement l'or et les pierres précieuses) au XVIIIe siècle.
  4. La culture du café du XIXe au début du XXe siècle.
Chaque cycle concerne un espace en particulier, à une époque donnée. Mais, ces produits à valeur spéculative, très dépendante des marchés internationaux, connaissent ainsi des "pointes" d'exportation, puis des chutes importantes en liaison avec l'essor de la concurrence. La fin du cycle provoque alors le marasme économique de la région concernée. Crise aggravée par la monoculture. Les populations s'appauvrissent, fuient vers les régions touchées par un nouveau cycle. Eduardo Galeano résume la situation de la sorte: " en s'intégrant au marché mondial, chaque secteur connut un cycle dynamique; puis à cause de la concurrence d'autres produits de remplacement ou suite à l'épuisement de la terre ou à l'apparition d'autres zones présentant de meilleures conditions, survint la décadence. La culture de la pauvreté, l'économie de subsistance et la léthargie sont ce qui succède avec le temps, à l'élan originel de production."
Comme nous avons tenté de le démontrer, ce schéma s'applique parfaitement au Nordeste.


Une reprise du morceau par David Byrne et Bebel Gilberto (ci-dessus).

Luiz Gonzaga composa une suite à sa chanson, intitulée "a volta da asa branca" (le retour d'aile blanche). Il y évoque le retour des "retirantes" qui reviennent dans le sertão après la sècheresse pour y recommencer leurs vies (ci-dessous).


Luis Gonzagua: "Asa branca". (1947)
Quando olhei a terra ardendo
Qual fogueira de São João
Eu perguntei a Deus do céu, uai
Por que tamanha judiação

Que braseiro, que fornaia
Nem um pé de prantação
Por farta d'água perdi meu gado
Morreu de sede meu alazão

Inté mesmo a asa branca
Bateu asas do sertão
"Intonce" eu disse adeus Rosinha
Guarda contigo meu coração

Hoje longe muitas léguas
Numa triste solidão
Espero a chuva cair de novo
Para eu voltar pro meu sertão

Quando o verde dos teus olhos
Se espalhar na prantação
Eu te asseguro não chore não, viu
Que eu voltarei, viu
Meu coração

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Quand j'ai vu la terre ardente
Comme un feu de la Saint Jean
J'ai demandé à Dieu du ciel, hé
Pourquoi une telle trahison

Quel brasier, quelle fournaise
Pas une seule plantation ne subsiste
Par manque d'eau, j'ai perdu mon troupeau
Mon cheval est mort de soif

Même l'aile blanche
S'est enfuie du sertão
Alors j'ai dit adieu Rosinha
Garde mon cœur avec toi

Aujourd'hui, à des lieues de là
Dans une triste solitude
J'attends que la pluie tombe de nouveau
Pour retourner dans mon sertão

Quand le vert de tes yeux
Se répandra dans les plantations
Je t'assure, ne pleure pas, d'accord
Car je reviendrai, tu vois
Mon cœur

Sources:
- Le Dessous des cartes.
- Eduardo Galeano: "les veines ouvertes de l'Amérique latine", Terre humaine poche, 2001.

Liens:
- "Asa Branca, hymne du Sertao".
- Risal.info: "histoire politique de la sécheresse dans le Nord-Est du Brésil".
- Autres Brésils: "Sécheresses et déserts au Brésil: vieux dilemmes et nouveaux défis".
- "Lampiao, vies et morts d'un bandit brésilien".
- "Lampiao".

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