samedi 16 mars 2013

Loca Virosque Cano (13). The Pogues "Dirty Old town", 1985.




I met my love, by the gas works wall
J'ai rencontré l'amour près de la raffinerie
Dreamed a dream, by the old canal
j'ai rêvé le long du vieux canal
 I Kissed my girl, by the factory wall
Premier baiser derrière le mur de l'usine

Dirty old town, dirty old town
Vieille ville pourrie, vieille ville pourrie

Clouds a drifting across the moon
Les nuages passent devant de la lune
Cats a prowling on their beats
Les chats vagabondent
Spring's a girl on the streets at night
Les filles surgissent dans les rues la nuit

Dirty old town, dirty old town
Vieille ville pourrie, vieille ville pourrie

I heard a siren from the dock
J'ai entendu la sirène des docks
saw a train cut the night on fire
j'ai vu un train embraser la nuit 
I smelled the breeze on the smokey wind
j'ai senti le printemps dans les fumées d'usines


Dirty old town, dirty old town
Vieille ville pourrie, vieille ville pourrie

I'm going to make a big sharp ax
Je fabriquerai une grande hache affutée
shining steel tempered in the fire
d'un acier brillant trempé dans les flammes
Will chop you down like an old dead tree
 et je te fendrai comme un vieil arbre mort
dirty old town, dirty old town
Vieille ville pourrie, vieille ville pourrie


I met my love, by the gas yard wall
J'ai rencontré l' amour sur le terrain de la raffinerie
Dreamed a dream, by the old canal
j'ai rêvé le long du vieux canal
I kissed my girl, by the factory wall
Premier baiser derrière le mur de l'usine

Dirty old town, dirty old town
Vieille ville pourrie, vieille ville pourrie (*)




Ecrite par un salfordien d'origine écossaise, chantée par des anglo-irlandais (1), cette « Dirty Old Town » située dans le nord de l'Angleterre, réalise une union qui relève du tour de force. Salford, banlieue de Manchester, ici immortalisée, y a gagné depuis le succès du titre l’image d’une cité poisseuse et enfumée  dont elle aimerait bien se départir. Les mots  d’ Ewan MacColl, touche à tout de l’écriture, homme de théâtre, poète mais aussi activiste, déserteur, et Salfordien d’adoption (bien qu’il ne revendique nullement cette appartenance), la condamne pourtant à s’en accommoder. 


Autant l’appropriation de cette chanson semble plurielle, autant la "Diry old Town" écrite par MacColl en 1949, incarne à elle seule, toutes les villes industrielles, réveillant en nous  une série d’images attachées à ce  qui évoque  l’industrialisation : cheminées fumantes s’élevant vers le ciel, smog, gueules noires, eaux usées et taudis, courées donnant sur des maisons de briques rouges dans lesquelles s’entassent des familles miséreuses et des enfants dépenaillés, vieillis prématurément par leur mise au travail. Cette version  de la chanson illustrée de photographies de Salford, donnée par Granada TV, en  reprend bien des aspects.




Cette vieille ville sale de Salford pourrait aussi bien être Essen, le Creusot ou Belfast. Elle nous plonge au cœur du processus d’industrialisation qui transforme l’Europe au début du XIX siècle puis l'Amérique du Nord. Ce grand bouleversement économique va très largement rebattre les cartes de l’organisation des rapports sociaux, remodelant aussi profondément la morphologie urbaine et les rapports villes-campagnes. 

L’identité ici forgée fut fortement ébranlée au siècle suivant par le déclin des activités de l'industrie. Mais Salford, dans l’ombre de Manchester, sait faire contre mauvaise fortune bon son et si l’économie ne porte pas les deux villes sœurs vers le renouveau, la culture populaire y reste vivace et constitutive d’un instinct de survie. A Salford ou à Manchester, là où les usines ferment, la scène musicale fait de la résistance. Une des plus riche et indomptable d’Angleterre.

Aujourd’hui Manchester est la seconde aire urbaine du pays (Au recensement de 2011, le Grand Manchester avec ses 9 communes ratachées regroupe 2 682 500 habitants, dont 503 000 pour Manchester), et son passé industriel est toujours présent dans le paysage. Salford, quant à elle,  intégrée au Grand Manchester,  s'est transformée en un pôle tertiaire ultra moderne. Les deux villes, séparées par l’Irwell, réinventent sans arrêt leurs patrimoines architectural, industriel et musical.  La régénération urbaine qui les touche n’est pourtant pas synonyme de changement pour tous en ces temps de crise durant lesquels se creusent les inégalités sociales. Si la population de Salford s'est accrue de presque 8%(2) en 10 ans attestant de l'attractivité de la ville celle ci fut aussi, durant l'été 2011 l'un des théâtres les plus actifs des grandes émeutes urbaines qui ébranlèrent l’Angleterre. Il n’est donc pas si simple de ne plus être une « Dirty old town ».


Manchester-Salford : entre réalités et représentations de la ville industrielle.

Entre 1812 et la fin du XIXème siècle , la population de Salford a été multipliée par 18 passant de 12 000 à quelques 220 000 âmes (3). Celle de Manchester entre 1774 et 1831 connaît également une augmentation spectaculaire de 40 000 à 270 000 habitants(4). Cette croissance démographique inédite des deux villes est liée au développement de l’industrie cotonnière du Lancashire. Au milieu du siècle, Manchester, affublée du surnom de Cotonnopolis, devient le centre mondial de la fabrication des cotonnades, ses alentours et une grande partie de sa région se spécialisant également dans cette production.

Celle-ci était encore domestique et rurale à la fin du XVIII siècle, le travail s'effectue alors à domicile et est payé à la pièce. Il permet à des familles entières dans ce comté (selon une division du travail très traditionnelle, les femmes et les enfants filant, l'homme tissant) d'obtenir un revenu complémentaire aux activités de la terre et ainsi d'assurer leur subsistance. La fabrication de textile en coton les occupe durant  la morte saison. La production des tisserands éparpillés à la campagne est  ensuite collectée pour être vendue en ville par des marchands-manufacturiers. Ce système de production est celui de la proto-industrialisation

L'invention de la machine à vapeur et son utilisation pour actionner les métiers à tisser va permettre de regrouper la production jusqu'alors dispersée à la campagne dans des villes-usines. Les économies de coûts octroyées sont aussi appréciables que le contrôle qui s'opère de façon beaucoup plus efficace sur la main d'oeuvre. Le Lancashire entre dans l'ère du Factory-System. A Manchester en 1813, il n'y a que 2 400 métiers à tisser mécaniques (contre 200 000 métiers à bras dispersés dans les campagnes environnantes) ; en 1850 on en dénombre 224 000 (5). Les usines (ou mills) se concentrent en ville à la fois  lieux de consommation donc de commercialisation des produits fabriqués, d'importation des matières premières et  d'exportation des produits finis. 

La résistance des tisserands à ce processus de transformation radical de leur mode de travail et de vie incarné dans la Lancashire par le mouvement luddite dans la première décennie du XIX siècle (6), atteste de l’importance des bouleversements à l’œuvre. En effet, les travailleurs s’engagent alors dans des actions de bris de machines qui ne purent toutefois stopper la lame de fond de ce que l’on qualifie communément de "révolution industrielle" (7).

L’appel de main d’œuvre de l’industrie textile contribua à vider les campagnes environnantes en stimulant un fort exode rural. Ce dernier amena également dans le Lancashire de nombreux d’irlandais fuyant pauvreté et famine qui sévissent alors dans leur île toute proche. Croissances industrielle et démographique ne sont pas sans incidences sur  la morphologie et la physionomie des villes-usines. Alors que les anciens tisserands à domicile s'adaptent et se plient difficilement au rythme des métiers à tisser mécaniques  et aux temporalités imposées par  la production de masse (la production de filés de coton passe en valeur de  250 000 £ en 1830 à 1 101 000 £ en 1870 (8)) les villes textiles voient se multiplier entrepôts, filatures, usines, cheminées fumantes. La production  de cotonnades inonde l’Angleterre qui se couvre alors de voies ferrées, la toute première ayant relié Manchester à Liverpool en 1830. Salford, pour sa part est rapidement connectée à la Mersey donc à l’Atlantique par le creusement d’un canal : le Manchester Ship Canal. C’est un peu dans ce paysage que MacColl nous plonge dans les premières lignes de son texte.


A l’époque, ceux qui se rendent dans la région de Manchester sont interpelés par les prodigieuses transformations économiques et urbaines qu’ils observent. Venus de France comme Tocqueville, ou d’Allemagne comme Engels, les témoins sont également subjugués par leurs conséquences sociales. Les filatures emploient une main d’oeuvre miséreuse, dont de nombreux enfants, logés dans des taudis infâmes, entassés sous les toits dans une promiscuité insupportable et une saleté que l’absence d’équipements urbains collectifs ne fait qu’accentuer. Nos différents témoins dessinent dans leurs enquêtes des tableaux proches des enfers, dont les lignes de force alimenteront longtemps les imaginaires littéraires et les reportages journalistiques (9). Manchester et Salford tiennent une place importante dans la construction de cette imaginaire dantesque qui puise dans les frappantes descriptions d'Engels tirés de la "Situation des classes laborieuses en Angleterre" (1845) :  "Mais le plus terrible endroit ....se situe immédiatement au sud ouest d'Oxford Road et est connu sous le nom de la  Petite Irlande. La population qui vit dans ses petites maisons en ruines derrière ces fenêtres brisées, réparées avec le la cire, aux portes défoncées et aux chambranles cassés, aux greniers humides, dans une incroyable saleté et puanteur... doit surement avoir atteint le stade le plus vil de l'humanité".(10) 

Ewan MacColl brode allègrement sur ce canevas pour écrire son texte. Il laisse déambuler le narrateur, tel un spectre, entre le mur de l’usine, le vieux canal, les cheminées qui émettent des fumées portées par le vent et les quais de transbordement des marchandises. Il affranchit la ville des contingences chronologiques. Salford sous sa plume, en même temps qu'elle symbolise toutes les villes industrielles, devient intemporelle.



De la filature de coton à la manufacture des sons : fragments de l’élaboration d’une identité musicale.

Le Lancashire a connu une longue désindustrialisation qui a affecté l'ensemble de ses activités  au cours du second XXème siècle. Les années 70 marquent la fin de ce processus commencé avec la crise des années 30, continué dans l'après guerre :  textile, mines, activités portuaires tour à tour déclinent concurrencés notamment par les performances des nouveaux pays industrialisés asiatiques. Face à la perte de son identité industrielle et ouvrière, sur quelles bases  les 2 villes séparées par le filet d’eau de l’Irwell se sont elles reconstruites ?


The Smiths by S. Wright (1985).
Art work de l'album
"The Queen is dead",
Rough Trade, 1986

Ian Curtis by K. Cummins, 1979.
"Manchester, looking for
the light through the pouring rain"

2009.


Peter Saville, Art Work du single
 "Blue Monday" par New Order,
Factory (1983)
Factory 73 pour le catalogue
The Stones Roses by K. Cummins (1989)
"Manchester, looking for
the light through the pouring rain"

2009.
















Ce sont peut être ces 4 images qui définissent Manchester et Salford en ce dernier quart du XX siècle. Elles disent à la fois la révolution musicale qui s'ébauche à cette époque, appelée à un remodelage continuel jusqu’au XXI siècle en un mélange détonnant de sons électroniques et pop-rock, et la fusion des talents qui s’opère à la croisée des deux villes dont sont originaires les membres de ces groupes ou les auteurs de ces images. Après avoir été l’usine à cotonnades du monde, Salford et sa grande « sœur » mancunienne deviennent les usines à sons du millénaire finissant.

Qu’elle épouse la noirceur de la crise et la grisaille du quotidien des chômeurs, qu’elle se fasse l’écho de la révolte des jeunes qui se convertissent au "no future" des punks ou de leur volonté d’oublier la réalité à coup de consommation massive d’extasy, la musique issue de la scène mancunienne reflète son époque, rend compte d'un état social et redéfinit l'identité de la ville. Le monde de l’usine reste toutefois à l’arrière plan, comme un héritage qu’on ne peut totalement refuser. C’est en effet grâce au label Factory Record (11) que la scène locale acquiert une visibilité. 


Peter Saville, Tony Wilson, Alan Erasmus devant
le club Factory (1979), K. Cummins.
Aux commandes, l’animateur fantasque et visionnaire de Granada TV, Tony Wilson (Anthony H. Wilson), natif de Salford et Alan Erasmus. Ils signent deux groupes appelés à marquer de leur empreinte l’histoire de la musique populaire : Joy Division puis New Order (la version « survivante » du 1er groupe).   Etendards de la maison de disque, les 2 formations  masquent quelque peu toute une myriade de groupes locaux non moins créatifs (Buzzcoks, Durutti Column, Orchestral Manœuvre in the Dark). Le dispositif imaginé par Wilson et Erasmus s’enrichit  d’un club (Factory-Russell Club à Hulme, puis Fac 51 plus connue sous le nom d’Hacienda installée dans un ancien hangar à bateaux  située sur Whitworth Street West) et se dote d’un look (Peter Saville  signe les pochettes). La fabrique du son « Factory » échoue à quelques ingénieurs  talentueux et audacieux dont le plus connu est Martin Hannett.(12)



Les deux albums de Joy Division mis au catalogue Factory et produits par M. Hannett à "Unknown Pleasures" (1979) - FACT 10- et "Closer" (1980) - Fac 25. Les deux pochettes sont signées de P. Saville. 


Parmi les signatures de Factory Record, il y a Joy Division, groupe emblématique de « Sadchester » dont le crépusculaire « Unknown pleasures » est le joyau de l'usine à sons. La brève carrière du groupe, interrompue par le suicide de son chanteur Ian Curtis à la veille d’une tournée américaine, ne met pas davantage en péril l’existence de l’entreprise  que la gestion assez aléatoire des différents projets montés par Tony Wilson. En effet, entre le milieu des années 80 et le début des années 90, l’Hacienda, épicentre de la vie musicale et rendez vous de la jeunesse, s’étourdit aussi bien sous les rythmes acid-house et electro des Happy Mondays et des Stone Roses, que sous les kilotonnes d’amphétamines et d’alcool qui s’y consomment, alors que sa situation financière est des plus précaires. De cette scabreuse aventure qui se termine en 1997 (1992 pour le label), il reste une collection de disques qui attestent de la capacité de la ville à affronter le cauchemar économique et social de la désindustrialisation à l’aide d’une création musicale populaire étourdissante : des hymnes sautillants des Stone Roses, aux compositions sous acides des Happy Mondays, en passant par les titres pop-rock énergiques de James (12).


L'intérieur de l'Haçienda en 1988 durant
une soirée acid-house particulièrement
chaude. Photo K. Cummins.
Shaun Ryder, chanteur des Happy Mondays,
sur la scène de l'Haçienda en mai 1989. Photo K. Cummins.


















Traversons l’Irwell. En 1986, Salford AKA "Dirty Old town" habille un des albums les plus importants du moment. 4 jeunes mancuniens posent en effet devant le Salford Lads Club à l’angle de Coronation Street (14) dans un paysage qui fait ressurgir le glorieux passé industriel de la ville dont il ne reste qu’un squelette de briques rouges. Cette photo de Stephen Wright, dont l’histoire suscite bien des polémiques (15), sert d’art work à « The Queen is Dead », 3° album de ce groupe dont le nom évoque l’habitant ordinaire du royaume : The Smiths. 


L'intérieur de l'album "The Queen is dead"
des Smiths dans lequel on retrouve la fameuse
photo de S. Wright à Salford, Coronation street.

Si la riche carrière discographique des Smiths confirme la vivacité de la scène mancunienne, c’est une autre caractéristique de son identité qui nous intéresse ici. Cette dernière irrigue une bonne partie de la scène musicale locale, se déclinant en de multiples nuances pour en constituer un pilier fondamental. Musiciens, chanteurs, producteurs, auteurs ont semble-t-il ce don pour faire un pas de côté et cultiver un positionnement qui se veut en décalage avec la capitale.

Irrévérencieuse, populaire, âpre, jusqu’auboutiste dans sa façon de vivre la musique et de la célébrer, critique vis à vis de l’establishment et de ce qui vient de la capitale londonienne : telle est l’usine à sons du Nord. Elle donne à voir  et entendre une Angleterre dépressive et désorientée (Joy Division), pétrie d’angoisses et de violences sociales, qui se plait dans le rejet des normes et s'étourdit dans des comportements extrêmes (ce que l’on retrouve dans les excès toxicomaniaques des Happy Mondays par exemple, et dans la triste époque dite de "Gunchester" durant laquelle le trafic de drogue est devenu tel autour du club que les gangs des quartiers défavorisés de Moss Side ou de Hulme s'entre-tuent pour le contrôle du marché pendant que les forces de police sont autorisées à infiltrer la discothèque), porteuse d’hymnes sacrilèges qui détrônent le « God save the Queen » des Sex Pistols, à l'instar de ce titre des Stone Roses "Elisabeth My dear" qui fait écho au "Queen is dead" des Smiths ou encore au "Margaret on the Guillotine" de leur chanteur Morrissey sur l'album "Viva Hate".

Le manuscrit du titre des Stone
Roses - Elisabeth My dear sur leur premier album
 "I'll not rest, Till she's lost her throne".
(source : 
thestoneroses.co.uk)

Ainsi, chez les oubliés de la "réussite économique" de l’ère Thatcher-Major-Blair, dans une grande déflagration sonore, les fêtards et les pamphlétaires roulant des "r" élaborent, régénèrent, réinventent sans cesse un univers sonore doté de codes visuels, gestuels et verbaux. Sadchester, Manchester, Madchester (16) et Gunchester en sont les traductions successives, tout comme l'autre Summer Of Love qui se joue à Spike Island (berceau de l'industrie chimique locale, sur l'estuaire de la Mersey) à l'orée de l'été 1990 lorsque les Stone Roses réunissent pour un concert historique 27 000 personnes en une orgie géante de pilules et de sons.  


Ian Brown chnateur des Stone Roses
à Spike Island, mai 90. Photo D. Morris

La scène mancunienne a fasciné et influencé des générations d’auditeurs, de musiciens et de créateurs de tous ordres qui lui vouent un véritable culte.  Elle est aujourd’hui autant que le passé industriel de la ville (que la scène musicale s'est approprié) ou sa passion pour le football,  un élément constitutif de son identité et de son patrimoine. De l'usine textile à l'usine à sons : ou comment mettre du rythme dans un morne quotidien.



La thaumaturgie du XXI siècle ? la régénération urbaine face à la fracture sociale.


15 juin 1996, 11h Granada TV reçoit un message d’alerte à la bombe. Le centre de Manchester, où se concentrent les commerces, dans le quartier d’Arndale est évacué. A 11h20 une fourgonnette explose chargée de 1500 kg d’explosifs faisant plus de 200 blessés essentiellement par bris de verre parmi les personnes qui s’éloignaient encore de la zone à risque. L’attentat signé de l’IRA éventre le centre de la ville. Les dégâts se chiffrent en milliards de livres. Il n'y a pas que la désindustrialisation qui colle à la peau de nos "Dirty old town(s)"



L’Haçienda ferme en 1997. Une page se tourne dans la vie musicale et plus largement culturelle de Manchester. A ce stade tout est à refaire. 

La Timeline retraçant les heures du club à l'arrière du hangar
à bateaux qui l'abritait au 11-13 Whithworth Street. (photo @ vservat)

Différents organismes gravitent autour des projets de rénovation urbaine qui visent essentiellement le centre ville de Manchester et la grande friche des quais de Salford. Beaucoup d’entre eux misent sur la culture. L’Urbis Exhibition Center est un de ceux qui est retenu afin de revivifier le centre ville. Cet imposant paquebot de verre accueille dans un premier temps des manifestations culturelles (en 2009, l’une d’entre elle est d’ailleurs consacrée à l’histoire de l’Haçienda et de Factory Record), mais il reçoit peu de visiteurs et ferme en 2010. Récemment réouvert, il a été transformé en musée … du football, comme l'atteste le logo géant placé sur sa façade.


L'Urbis Exhibition Center de Manchester,  élément de régénération
urbaine qui peine à trouver son public et son utilité. (photo@Vservat)

En face de la gare centrale se dresse également la salle de spectacle flambant neuve de Bridgewater Hall. Celle-ci sert d'écrin moderne aux activités du Hallé Orchestrale plus vieil orchestre symphonique du Royaume Uni. Celui ci fut, en effet fondé en 1857 et participe aujourd'hui à la reconversion en salle de répétition de l'église St Peter's dans le faubourg industriel de Manchester  nommé Ancoats. Celle-ci  toute de fonte et de briques, fréquentée à l'origine par les ouvriers des usines de ce faubourg, était un élément central et emblématique de l'âge d'or de l'industrie dans le Lancashire.


Le plafond rénové de l'église St Peter's dans le faubourg industriel d'Ancoats.
Pour faire le lien entre l'avant et l'après cliquez ici.

L’ancienne Haçienda s'est elle, reconvertie en appartements de standing, à l’arrière desquels une timeline rappelle les grandes heures du club. Le quartier de Deansgate non loin de là présente désormais une physionomie agréable : des pubs déploient leurs terrasses le long des canaux sur les rives desquels s'étaient autrefois installées de nombreuses usines.


L'ancien club est aujourd'hui une résidence moderne offrant
aux mancuniens des appartements de standing. (photo@Vservat)

Ailleurs, dans le centre ville près de la magnifique  John Rylands Library se dressent des immeubles de bureaux extrêmement modernes. A l'instar des DJ de l'Haçienda qui mixaient sans complexes sons électroniques et rocks,  partout dans le Manchester actuel, l’architecture industrielle affronte celle du XXI siècle dans une rencontre étonnante.

L’histoire musicale de la ville reste omniprésente dans le paysage : la vitrine de l’office du tourisme est ornée d’un gigantesque M conçu par Peter Saville qui sert désormais de logo officiel à la ville, des mosaïques à la gloire des groupes mancuniens décorent les rues en particulier sur les murs des anciens magasins Afflecks (52 Church Street). Ce temple du vêtement alternatif dans lequel s'habillaient les groupes de Madchester et jouaient les célèbres DJ, tel Dave Haslam, qui partageaient ici leur temps avec celui  alloué à l'animation des nuits de l'Haçienda, est un des rendez vous incontournables du Northern Quarter, le quartier branché de la ville.


Le logo officiel de la ville réalisé
par P. Saville dans
la vitrine de l'office
du tourisme. ( photo@Vservat)
Les mosaïques qui décorent la
façade d'Afflecks dans le
Northern Quarter, Manchester.
(Photo @vservat)
La John Rylands Library
qui se reflète dans la
façade de ce complexe
de bureaux futuriste.
(photo@vservat)

Le quartier réhabilité de
Deansgate et ses canaux.

Du côté de Salford Quays, la régénération urbaine n’est pas moins impressionnante : il s’agit ici de faire sortir de terre le Media City UK. Le site, inauguré en mars 2012 par une visite royale, abrite une partie délocalisée des studios de la BBC, mais comprend également les nouveaux locaux de l’université de Salford, des appartements, une annexe de l’Imperial War Museum et le Lowry Center dédié à l’œuvre du peintre local.



Salford Quays, côté Imperial War Museum North et Lowry Museum.



Film promotionnel de la BBC North dans lequel 
on peut voir le chantier et le site Media City UK de Salford.



Sur Coronation Street, le Salford Lads Club devient un musée à la gloire des Smiths, les fans du groupe viennent s’y faire prendre en photo sous le même angle que leurs idoles. Il est dès lors légitime de se demander si la politique de régénération urbaine qui accompagne la valorisation du patrimoine musical du Grand Manchester a réussi à panser les plaies issues de la désindustrialisation  et de la crise qui s'étire sur la dernière partie du siècle et accompagne l'aube du nouveau millénaire.

En effet, les études montrent d’une part que les infrastructures culturelles sont assez peu pourvoyeuses d’emplois et que globalement les classes sociales les plus défavorisées n'en sont pas les principaux clients si bien que le choix d'adosser la régénération urbaine aux activités culturelles ne tient pas toutes  ses promesses en termes de création d'emplois. Toutefois, l'ouverture de nouveaux musées, centre d'expositions, salles de spectacles a contribué à changer l’image poisseuse de la ville. Manchester est devenue la deuxième aire urbaine du pays, active, étudiante, moderne. La scène musicale(de Manchester et Salford) se renouvelle sans cesse de nouvelles têtes, cultivant avec ardeur ses particularismes locaux. Toujours décalée, économe en moyens, terriblement inventive et refusant tout ancrage dans l’establishment, les Tings Tings, ou encore les flamboyants  Wu Lyf, tout comme les discrets mais valeureux Elbow en portent aujourd’hui le flambeau. 


Salford, près de Manchester, le 9 août 2011  Photo :  PC/Jon Super
Pourtant en 2011, le spectre des violences urbaines est venu hanter les rues policées du centre ville, rouvrant les plaies sociales mal cicatrisées. Le grand Manchester fut un des épicentres des grandes émeutes urbaines de l’été 2011, les affrontements  entre les forces de l’ordre et les "hoodies" (ces jeunes gens encapuchonnés) y furent particulièrement violents. Les "looters" (pillards) ont ciblé les lieux emblématiques de l'opulence de la ville (centre commerciaux, magasins du centre ville dont Pretty Green, propriété de Liam Gallagher, chanteur d'Oasis, groupe originaire de Burnage près de Manchester). Une façon brutale de rappeler l'existence d’inégalités sociales persistantes et de poches de pauvreté  non résorbées par les programmes de rénovation urbaine. 

Aujourd'hui on déambule de nouveau paisiblement dans Salford et Manchester, en dépit du fait que les politiques d'austérité qui rabotent sans cesse les aides sociales et les budgets des services aux citoyens, précarisent et fragile une frange toujours plus importante de la population. Si le paysage de briques rouges évoque encore la "Dirty old Town" de MacColl chantée de la voix trainante de Shane Mac Gowan, qui l'interprète pour les Pogues, il ne reste de la ville industrielle qu'un décor en filigranes. Il sert encore d'écrin et de source d'inspiration à une création musicale populaire qui rend compte aussi bien des héritages que des transformations à l'oeuvre dans la ville et ses faubourgs.  

On laissera le mot de la fin à Dave Haslam, ancien DJ de l'Haçienda qui résume ici parfaitement la problématique : "You can't write about pop music without writing about Manchester and you can't write about Manchester without writing about pop music". 


NB : Mes remerciements à Hélène, Mathieu, Laurent et Juju pour leurs conseils, leur patience, leurs suggestions et leur soutien.


Notes.
(*) La traduction du texte s'étant avéré assez difficile, le choix a été fait de privilégier le sens aux mots. Par ailleurs, le chanteur Gilles Servat, en ayant effectué une partielle dans cette version, nous avons procédé à quelques emprunts parmi ses propositions.
(1) On associe toujours les Pogues à l'Irlande, toutefois bon nombre des membres du groupe sont natifs d'Angleterre. Toutefois le titre a été interprété par une multitude de groupes parmi lesquels les Dubliners qui comme leur nom l'indique sont, eux, bien irlandais.
(2) Les chiffres du recensement 2011 viennent d'ici. 
(3) Source Site de Salford Community Leisure, rubrique history of Salford
(4) Source : "Le monde des villes au XIX siècle" de J. L.  Pinol, Hachette supérieur,  1991 p 24
(5) Source : "Le monde des villes au XIX siècle" de J. L.  Pinol, Hachette supérieur,  1991 p 23
(6) Le mouvement luddite des briseurs de machines du Lancashire est bien documenté. On recommendera en particulier les écrits d'Hobsbawn sur le sujet. Pour un accès clair et moins éparpillé se référer à V. Bourdeau, J. Vincent et F. Jarrige "Les luddites", èRe éditions, 2006 ou à François Jarrige, Au temps des «tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle (1780-1860), PU Rennes 2009 à consulter ici dont Philippe Minard donne un compte rendu dans la revue des Livres ou encore cette intervention de F. Jarrige au Rendez vous de l'Histoire de Blois 2010, sur le même sujet.
(7) Le terme "révolution industrielle" est soumis à débat historigraphique ne serait ce que parce que les transformations qui s'opèrent ici touchent bien plus que les activités strictement industrielles. En outre, on peut aussi pousser la réflexion sur la polysémie du terme "Révolution". Pour ce faire, on peut consulter le très récent et passionnant article de JC Martin sut le vie des idées "La polysémie révolutionnaire". 
(8) J.P. Rioux, "La Révolution Industrielle", Points Seuil.
(9) Dans ce domaine, on se plongera avec délectation dans le dernier ouvrage de Dominique Kalifa "Les bas-fonds, histoire d'un imaginaire" Seuil, 2013.
(10) La place des étrangers dans les villes industrielles et les usines au XIX siècle présente des permanences troublantes. Engels relève la situation précaire des Irlandais de Manchester, Michelle Perrot, par la voie de Lucie Baud, dans "Mélancolie Ouvrière" décrit quasiment la même chose (conditions d'emploi et de logement dégradés) pour les italiennes venues travailler sur les métiers à tisser du Dauphiné.
(11) On notera la subtilité du jeu de mots "Factory" désignant une usine en anglais.
(12) Il est notamment à la production des deux albums de Joy Division "Unknown Pleasures" et "Closer".
(13) Tout ce qui relève de Factory Records est codé par un numéro et des lettres d'identification : le club Fac 51, les disques mis au catalogue (Closer est codé Fac 25). Pour s'amuser à retrouver le codage de chaque entité Factory (y compris le chat des bureaux de la maison de disque - FAC 191) une promenade sur le site Cerysmatic Factory, sorte de Bible électronique relative au catalogue en question.
(14) Cette même rue qui donne son nom au plus célèbre et ancien soap opera britannique "Coronation Street" production ITV depuis 1960 ! 
(15) Morrissey et sa bande son notamment accusés de vouloir cultiver leur image "Prolétaire" devant le club, alors que les prises de vues furent relativement courtes pour la photo.
(16) Le surnom "Madchester" est donné à la scène mancunienne consommatrice d'extasy qui mélange les sons pop et acid house et provient du maxi des Happy Mondays "Madchester Rave on", 1989, chez Factory 242r/7


Bibliographie/sitographie :

Sur la révolution et les villes industrielles :
"La Révolution Industrielle", J.P. Rioux, points Seuil, 1989
"Le monde des villes au XIX siècle", de JL Pinol, Hachette Supérieur 1991 
"La 1ère Industrialisation", Patrick Verley, Documentation Photographique 8061, 2008 

Cette page web sur l'histoire de Salford : http://www.salfordcommunityleisure.co.uk/culture/salford-museum-and-art-gallery/local-history/history-salford

Sur la scène musicale des deux villes : 
"Manchester England, the Story of the pop cult city", de Dave Haslam Fourth Estate 1999.
"The North Will rise again : Manchester Music city 76-96". de J. Robb, Aurum press ltd, 2010.
"Factory, the story of the record label", de M. Middles, Virgin books, 1996
"The Manchester musical history Tour", de P. Gantenby et C. Gill, Empire Publications, 2001
"Manchester : Looking for the light through the pouring rain", de K. Cummins, Faber&Faber 2012.
"Manchester, l'usine à sons" Numéro des Inrocks 2, 2012.

Sur la régénération urbaine :
"Les musées, un outil efficace de régénération urbaine ?" de B. Lusso, cybergéo 2009.
"Culture et régénération urbaine : les exemples du Grand Manchester et de la vallée de l'Emscher" de B. Lusso, Métropoles 2010 
Salford tries to shake off its image of its image of Dirty old town : http://www.independent.co.uk/news/uk/this-britain/salford-tries-to-shake-off-its-image-of-a-dirty-old-town-6143291.html
Salford "Billion pound" state of the art ... : 
http://www.dailymail.co.uk/news/article-1385558/BBC-Salford-Billion-pound-state-art-HQ-wants-work.html#axzz2JgCMgiiF
Queen opens BBC's new base in Salford : http://www.bbc.co.uk/news/uk-17489474