jeudi 13 février 2025

"Code noir, crime contre l'humanité". Devoir de mémoire et abolition de l'esclavage vus par les rappeurs.

Nous avons pu constater dans un précédent billet que l'histoire est un des matériaux privilégiés du rap hexagonal, en particulier la période de l'esclavage. Les paroles des rappeurs insistent sur "la constance des stigmates nés de l'époque esclavagiste". Pour comprendre les origines d'injustices toujours à l'œuvre, ils entendent, dans leurs textes, entretenir le souvenir. Cette quête mémorielle, omniprésente dans le rap, s'oppose souvent au processus commémoratif officiel.

 

L'histoire du passé esclavagiste de la France est longtemps restée largement méconnue ou minorée. Il faut dire que depuis la Révolution un mécanisme de l'oubli est mis en place. Entre 1848, date de l'abolition, et 1946, celle de la départementalisation, la République cherche assimiler. Dès lors, il faut donner des gages d'amour à la mère patrie et ne pas revenir sur les pages sombres de l'histoire nationale. Dans ces conditions, mieux vaut ne pas évoquer la période de l'esclavage. "Je recommande à chacun l'oubli du passé", déclarait déjà le gouverneur de Martinique en 1848. Sous la IIIème République, l'école républicaine s'évertue alors à faire aimer la patrie, Marianne, le drapeau tricolore, Schoelcher. L'histoire semble alors circonscrite aux territoires ultramarins, comme si l'esclavage n'impliquait pas, de façon bien plus large, l'Europe, l'Afrique et l'Amérique. Le système de la traite, alors que la Révolution industrielle point, a pourtant permis à l'Occident d'asseoir sa domination économique et technologique sur le monde. Cette négation de l'histoire crée des dégâts considérables. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l'esclavage continue à faire l'objet d'une large occultation. 

Transmission de l’Histoire et occultation de la mémoire 

Dans le domaine scolaire, la fabrique d'un roman national au XIX° siècle permit de célébrer une colonisation "humaniste" et de passer sous silence l'histoire de la traite et de l'esclavage. Le "Petit Lavisse", bible des instituteurs de la IIIème République, dépeignait la France comme cette nation généreuse qui avait su éradiquer l'esclavage, oubliant de préciser qui l'avait pratiqué! Ainsi, cette histoire commençait en France par sa fin : le vote de l'abolition en 1848. Pour Myriam Cottias, "une institutionnalisation du silence", se mit en place, entretenue par l'Etat et les historiens de l'époque. Il faut finalement attendre la loi Taubira, en 2001, pour que l'histoire de l'esclavage fasse enfin une entrée significative à l'école. Cette situation contribuera à alimenter la méfiance à l'égard de l’histoire enseignée, accusée de passer sous silence ou de minimiser certaines épisodes. Plusieurs titres rap critiquent l'enseignement prodigué au sein de l'école française. C'est le cas du morceau "A qui l'histoire? (le système scolaire)", sorti par le groupe Assassin en 1992. "Mais l'enseignement, c'est l'Etat, c'est l'Histoire, c'est l'Etat mais quelle histoire? / Ton histoire n'est pas forcément la même que la mienne, connard! / Pourtant ton histoire fait que je me retrouve sur ton territoire / Donc j'attaque, me cultive, pour savoir pourquoi je suis là / Mais l'Etat ne m'aide pas, il ne m'enseigne pas ma culture! / Nous cacher le passé n'est pas bon pour le futur / Comme une bombe qui tombe sur une institution / Tous les jeunes à l'école doivent dire non à cette éducation!". 

La transmission de l'histoire constitue un enjeu crucial pour les rappeurs, dont certains insistent sur le fait qu'elle fut longtemps écrite par les vainqueurs ou les dominants, Blancs et Occidentaux, qui imposèrent leur version, partielle et partiale, des faits aux dominés, populations esclavagisées et colonisées. Le " savoir est une arme" de Dooz Kawa rappelle que tout récit historique est situé, souvent orienté. "Les collabos, les colonies et le code noir / Souviens-toi que c'est les vainqueurs qui rédigent les livres d'histoire".  

L'histoire des pays africains ne débute pas avec la traite négrière et l'arrivée des occidentaux sur les côtes, n'en déplaise aux ignares qui considèrent que "l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire". Lino dénonce la falsification des faits et une fâcheuse tendance, en France, à transmettre un message eurocentré. « J’chante sans les chaînes, mec, / t’entendras p’t-être mes prières / Dis aux petits frères qu’notre histoire commence pas par la traite négrière ». [« Requiem »]

On a longtemps avant tout parlé de commémoration, d'abolition, pas d'esclavage, ce qui entretint une forme d'ignorance, éludant les responsabilités et les conséquences de l'exploitation sur les populations concernées. Tout cela créa "Des problèmes de mémoire" comme le rappe Rocé. "Il y a des choses qui datent. Sur l'esclavage et son règne? / On débat pas mais on fête et la fête cache les épaves / Tout le monde dit "plus jamais ça", mais c'est de la com' malsain: / Les processus restent les mêmes à l'heure où tout le monde en parle. / Tout le monde en parle comme d'un cas, d'une exception inhumaine / ça rend les choses si lointaines, et la mémoire devient fable / La République était là, à savoir si c'est la même / Elle change de numéro, d'enseigne, d'adresse et de façade. / Mais elle n'ose pas gratter en elle / Elle refoule et elle s'enchaîne / Et tout ce qu'on nous enseigne c'est que l'époque était malade / C'est que l'époque était malade? / Mais tu parles, quand bien même la maladie viendrait d'un système / Tant qu'il pèse on s'ra malade / "Devoir de mémoire", "Plus jamais ça", hein! Et puis quoi? / Quand on garde intactes les liens que la gangrène escalade".

La Commémoration tient souvent lieu d'histoire. En se focalisant sur l'abolition, le discours anti-raciste universaliste et assimilationniste contribue, consciemment ou non, à invisibiliser les populations serviles, effacées derrières le combat des abolitionnistes issus des métropoles coloniales. Une critique récurrente dans les titres du groupe La Rumeur , que l'on perçoit dans "les écrits restent" "un trou dans mon Histoire, un flou dans ma mémoire, et dans les bouquins toujours les mêmes couverts de gloire", "le chant des casseurs" ou  365 cicatrices : "J’ai pleuré, rarement ri comme à cette connerie d’abolition et à leurs 150 ans, ils peuvent se le foutre dans le fion."

Aux Antilles, à la Réunion, les "descendants de coupeurs de cannes" comme le clame la Rumeur, s'insurgent contre la surreprésentation d'une geste européenne qui accorde, à leurs yeux, une place trop importante aux abolitionnistes, en premier lieu Schoelcher. Refusant de s'inscrire dans une mémoire uniquement victimaire, ou de commencer le récit historique par l'abolition, d'aucuns préfèrent s'intéresser au processus d'émancipation ou aux formes de résistances développées par les esclaves, dont le rôle actif dans la libération est aujourd'hui largement réévalué. Dans cette optique, les figures de révoltés, réels (Toussaint Louverture, Nat Turner, Zumbi de Palmares, Delgres) ou fictifs (Kunta Kinté) sont exaltées. "C'est le retour de Kunta Kinté contre les kouffar's / Je viens débiter tout feu tout flammes, mon vrai nom c'est Youssoupha et / Je garde mon vrai blaze car, avec lui, je me sens trop libre et / Je voulais pas que les colons d'ici finissent par m'appeler Toby". [Tiers Monde "Five minutes a slave"]

Au contraire, les personnages activement impliqués dans la traite et l'esclavage comme Colbert sont de plus en plus contestés, une tendance accentuée par le mouvement Black Lives Matter et le déboulonnage mondial de statues. "On déboulonne les statues des colons franchouillards, les Colbert et compères, au goulag au mitard". [Sidi Wacho : "Que de l'amour" remix 2022] Les rappeurs interrogent à leur tour le roman national, s'en prenant au rôle joué par Napoléon, premier consul, dans le rétablissement de l'esclavage après l'abolition de 1794. Neg Lyrical rappe : "Pourquoi on aimerait Napoléon / Puisqu'il a fait abolir la première abolition / Briser l'nez du Sphinx pour masquer la négritude des pharaons / Qui sert de chair à canon? / Les damnés de la terre de Frantz Fanon". De même, dans "Musique nègre", Kerry James imagine la revanche de Toussaint Louverture sur Napoléon. lance "Je me prends pour Toussaint Louverture bottant le cul de Bonaparte". La révolution haïtienne est un épisode traumatique de l'histoire de France, ce qui a contribué à l'effacement de toute trace mémorielle de la perte de Saint-Domingue.

Finalement, seule une confrontation avec les sources et preuves historiques permet de contrer l'oubli, l'amnésie, les simplifications et confusions. Aux Antilles et à la Réunion, faute de transmission - car le discours officielle n'y incitait pas - la mémoire de l'esclavage entre les générations fut souvent largement reconstituée ou déformée. Ce qui nous permet ici d'insister sur la distinction entre histoire, soucieuse de connaissance, et mémoire, avide de reconnaissance, mais facilement sujette à déformation ou manipulation. Certains artistes ne se privent pas pour comparer les exactions d'hier aux exclusions d'aujourd'hui, dans une logique parfois trop mécanique et quitte à verser dans une forme de concurrence victimaire"J'arrête pas de pleurer mon peuple, la haine ça se cultive / J'ai pas le choix, tu veux que je te dise : l'esclavage, pire que la Shoah / Faire couler des larmes de plomb, moi j'y arrive" [Booba : "Le météore"]

* Avancées historiographiques.

Les avancées historiographiques ont été bien plus précoces outre-Atlantique. Sous la pression du mouvement des droits civiques, les chercheurs commencèrent véritablement à analyser l'esclavage et la traite atlantique à partir des années 1970. En France, il faudra patienter encore une trentaine d'années, en dépit d'une demande sociale très forte émanant des départements d'outre-mer. Ce décalage a sans doute pour origine le fait qu'aux Etats-Unis le territoire national recoupait en grande partie le territoire esclavagiste, tandis qu'en France, il concernait les territoire ultramarins. Cette situation contribua à considérer le sujet comme périphérique, marginal, ne méritant pas d'occuper une place centrale dans le récit de l'histoire nationale; considération d'autant plus opportune que la période de l'esclavage était devenue une page infamante du passé.  

Plusieurs éléments changent la donne. Le 23 mai 1998, quarante mille personnes participent à la manifestation parisienne commémorant le 150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage. Dans la foulée, la loi Taubira de 2001 marque un tournant important avec la reconnaissance de l'esclavage comme un crime contre l'humanité. Des postes d'enseignants-chercheurs spécialisés sur le sujet sont enfin créés. Désormais, les publications francophones, nombreuses, permettent un renouvellement de l'histoire des traites, tout en proposant de nouvelles approches. Les travaux récents placent ainsi l'esclave au centre du propos, plutôt que l'institution esclavagiste. Une logique qui rejoint celles d'associations cherchant des traces généalogiques pour identifier les esclaves, suivre leurs trajectoire, afin de leur redonner une identité, une humanité, car même asservis, réifiés, les esclaves n'en restent pas moins des hommes et des femmes, exerçant leur agentivité. L'essor de l'histoire globale offre également des perspectives comparées sur les différents systèmes esclavagistes et de traites. Enfin, les historiens s'emploient à produire une histoire locale de l'esclavage. (1 

 En 2007,  "Quitte à t'aimer" de Hocus Pocus dénonce la longue occultation du passé dans les ports négriers français, qui doivent pourtant en grande partie leur prospérité au commerce triangulaire. "Tiens, regarde, j'ai retrouvé de vieux clichés / On y voit le port de Nantes en couleur sépia / J'te reconnais pas, qui sont ces hommes enchaînés? / Au dos de l'image cette liste c'est quoi? / Petit pays, pourquoi dans ton journal intime / Avoir déchiré des pages et effacé des lignes?D'abord timidement, puis de manière plus active, ces villes réalisent enfin un travail de mémoire digne de ce nom, avec des salles consacrées à la traite au sein du musée d'histoire de Nantes, du musée du Nouveau du monde à La Rochelle et du musée d'Aquitaine à Bordeaux. 

Les historiens et enseignants s'emploient désormais à lutter contre les simplifications, car les mondes de l'esclavage sont extrêmement divers et complexes (2), ce dont témoigne l'épineux dossier des réparations, qui pose des nombreuses difficultés. Qui est coupable? Qui est responsable? Assurément, les armateurs européens et négriers ont une responsabilité première, mais ils s'appuient aussi largement sur des royaumes africains esclavagistes qui organisaient des razzias. "Blokkk identitaire" de Médine insiste sur la complexité à l'œuvre. En réponse à Youssoupha qui dénonce les arabes esclavagistes, Médine évoque les rois africains qui s'enrichirent en capturant et s'adonnant à la traite, vendant leurs captifs aux marchands d'esclaves européens. Le but de la joute verbale étant bien sûr de dépasser les divisions face aux menaces d'une droite identitaire assimilant toute réflexion sur la période de l'esclavage à une forme de repentance.

D'un autre côté, la demande sociale et les attentes sont fortes. De nombreux morceaux de rap en témoignent. En 1998, donc trois avant la loi Taubira et la reconnaissance officielle de l'esclavage comme un crime contre l'humanité, Fabe, d'ascendance martiniquaise, martelait déjà : "Code noir, crime contre l'humanité ! Esclavage, crime contre l'humanité". En effet, il ne peut y avoir réconciliation que si il y a exposé du crime, vérité, un enjeu crucial résumé par le rappeur dans son titre Code noir«Personne ne demande pardon, dis-moi comment tu veux qu'on excuse ? / C'est du passé, t'étais pas là ? C'est pas une excuse ! / Bouge ! Jusqu'à c'que l'O.N.U. dédommage on voit rouge... / Dommages et intérêts, y a intérêt à pas réitérer / Les plaies d'l'histoire ça cicatrise quand on les soigne»

La question des réparations entre en résonance avec la question sociale, très éruptive dans les territoires ultramarins. Le rappeur Neg Lyrical, avec "Tôt ou tard" (2007), remet en question le discours républicain lénifiant consistant à sans cesse brandir les valeurs d'égalité et de fraternité, quand les habitants de ces territoire ont le sentiment de n'être que des citoyens de seconde zone, habitant des départements encore largement considérés comme des colonies. Les structures sociales antillaises ou réunionnaises sont restées très inégalitaires. L'indemnisation des planteurs, dédommagés de la perte de leurs cheptels humains, a alimenté les profondes inégalités entre les descendants de békés et d'esclaves. Se pose ainsi la difficulté pour l'Etat d'élaborer une politique publique capable de tenir compte des ravages perpétrés par la colonisation. "Eh Marianne t'as jamais dit désolé / Pour toutes les populations déportées / Tous les biens dérobés / Pas besoin d'aller à Gorée / Pour voir que ton passé n'est pas doré" "Eh Marianne, j'te demanderai pas à ton père en mariage / A Bordeaux et à Nantes, tu devrais faire un mémorial / Tu t'marres , rien à foutre, t'as aucun respect pour ma race / Liberté, égalité, fraternité, un mirage".

Conclusion : Quel bilan dresser ? En dépit des incontestables avancées qu'a permis la loi Taubira, l'histoire de l'esclavage reste un sujet périphérique dans les programmes scolaires, contrebalancé il est vrai par l'implication des professeurs ou des projets conçus dans le cadre de concours comme "la flamme de l'Egalité". (3)

L'Etat s'est doté d'outils adaptés pour rompre le silence avec la création d'institution telles que la Fondation pour la Mémoire de l'esclavage ou l'inauguration du mémorial Acte ou Centre caribéen d'expression et de mémoire de la traite et de l'esclavage à Pointe-à-Pitre en 2015. Cela dit, il n'existe toujours pas de musée national consacré à l'esclavage dans l'hexagone, ce qui contribue encore et toujours à réduire le phénomène aux seuls territoires ultramarins. 

Ainsi, il reste aujourd'hui difficile de construire une mémoire collective de l'esclavage tant les positions paraissent polarisées entre ceux qui surévaluent le rôle des résistances des esclaves ou néglige l'importance des métissages issus des relations contraintes entre colons et esclaves, ceux qui survalorisent l'abolition comme point de départ de l'histoire et ceux qui, à droite, ne veulent même pas en entendre parler. 

"Et forcément, j'nique tous les colons du globe / qui voulaient me faire oublier tout l'or qu'ils m'ont volé avec une carte gold / Noir est le code, certaines luttes nous terrassent / La négritude, c'est une histoire de culture, pas une question de race / Et ça dérape quand l'espoir se meurt / Où est le devoir de mémoire si l'histoire souffre d'Alzheimer?" ["Noir désir" de Youssoupha]

Comme l'écrit Mylenn Zobda-Zebina (source H), "le rappel des atrocités commises durant l’esclavage et la colonisation permet pourtant de restituer une mémoire collective, mais aussi de court-circuiter le discours officiel en clamant une autre vérité"; ce à quoi s'emploie de nombreux rappeurs. Les titres consacrés à la période de l'esclavage ont ainsi pu proposer un renversement du regard en proposant des références distinctes des récits proposés par les programmes scolaires et les livres d'histoire.  

Notes :

1Dès les années 1970, les leaders indépendantistes antillais cherchent à repenser l'histoire d'un point de vue local, afin de modifier le référentiel, non plus par rapport à la France hexagonale ou l'école.  

2Au sein des populations serviles existent ainsi une hiérarchie. Les esclaves domestiques occupent une position moins désavantageuse que celle des esclaves s'usant sur la plantation, sans parler des "nègres à talents", détenteurs d'un savoir-faire professionnel leur permettant de jouir de quelques avantages, tout comme les mulâtres, nés des relations adultérines imposées par les maîtres blancs aux femmes esclaves de leurs habitations.

3. Le concours contribue par ailleurs à la réalisation de projets ambitieux autour de l'histoire de l'esclavage.

Sources:

A. Karim Hammou : "Le cuir usé d'une valise : fragments d'une mémoire politique", Sur un son rap, publié le 13 septembre 2023.
B. Le Mouv': "Commémorer l'esclavage à travers le rap français"

C. Karim Hammou : "Révoltes postcoloniales et mémoire dans le rap français (1992-2012), Sur un son rap, publié le 22 février 2017. 

D. Laurent Béru : « Le rap français, un produit musical postcolonial ? »Volume ! [En ligne], 6 : 1-2 | 2008, mis en ligne le 15 octobre 2011, consulté le 17 mai 2024.

E. Yérim Sar : "La question noire dans le rap francophone", Mouv', publié le 16 juin 2020 

F. Laurent Lecoeur : "Esclavage, colonisation et rap français : le temps des symboles", Le Rap en France, 2 août 2016. 

G. Laurent Béru : "Mémoire et musique rap. L'indissociabilité de l'esclavage et de la colonisation"

H. Mylenn Zobda-Zebina, « Dancehall aux Antilles, rap en France hexagonale », Volume ! [En ligne], 6 : 1-2 | 2008, mis en ligne le 15 octobre 2011

J. Le site de la Fondation pour la mémoire de l'esclavage

K. Paroles d'histoire 89 : "L'esclavage et ses héritages, avec Aurélia Michel". 

mardi 4 février 2025

"Depuis les chaînes et les bateaux j'rame". L'esclavage et ses séquelles sous l'œil des rappeurs.

L'histoire est un des matériaux privilégiés du rap hexagonal, en particulier la période de l'esclavage. Nombre de rappeurs, dont les aïeux ont parfois une ascendance africaine ou antillaise, rendent hommage et s'intéressent à ces populations serviles, qu'ils identifient souvent comme leurs respectables ascendants. D'aucuns considèrent la condition subalterne de nombreux Français d'origine africaine ou ultramarine, comme une conséquence historique de la hiérarchie raciale forgée lors de l'esclavage. Pour ces artistes, la persistance de discriminations et d'un racisme décomplexé dans une partie non négligeable de la société française, puiseraient également son origine au sein de la matrice esclavagiste. Ainsi, leurs paroles contribuent à agiter ou réveiller les mémoires, revenant sur les rapts, les ventes, la déportation des captifs et leur sordide exploitation dans les plantations. Pour certains, et toutes proportions gardées, l'histoire balbutie avec la perpétuation d'une assignation fondée sur la couleur de peau.  

Dans le premier album d'IAM, Shurik'n raconte l'histoire de la mise en esclavage des populations du continent africain à l'époque moderne dans un morceau intitulé « Tam-tam de l'Afrique», dont le premier couplet décrit la capture des esclaves. "Ils sont arrivés un matin par dizaines par centaines / Sur des monstres de bois aux entrailles de chaînes / Sans bonjours ni questions, pas même de présentations / Ils se sont installés et sont devenus les patrons / Puis se sont transformés en véritables sauvages / Jusqu'à les humilier au plus profond de leur âme"

Descendants d'esclaves

La traite atlantique débute à la fin du XVIIe siècle. Des Européens et des colons installés aux Amériques acquièrent des captifs en Afrique et leur font traverser l'océan sur leurs navires pour les revendre comme esclaves dans le Nouveau Monde. Le trajet s'inscrit dans un périple mettant en contact les trois continents, c'est pourquoi l'on parle de commerce triangulaire. "On lâchera pas l'affaire" (0'25) propose un dialogue entre Pit Baccardi et Doc Gyneco. Respectivement originaires du Cameroun et de Guadeloupe, les deux rappeurs insistent sur une histoire commune marquée par l'esclavage, par delà l'océan atlantique. "Notre historique n'est fait que de coups de fouets / Kunta a fui, après avoir brisé les chaînes / Il était noir, faut que ce soit significatif / Pour nous les jeunes / Afrique, Antilles, il n'y a pas de différences" (1)

Afrique, terre mère. 

"Maman dort" de Mokobé, du 113, narre les déboires de l'Afrique, identifiée à la terre mère. Depuis Gorée, point de départ de nombreux bateaux négriers, les esclaves ont été déportés, contribuant à créer des siècles plus tard une immense diaspora d'Afro-descendants. Le rappeur dénonce les conséquences dramatiques de l'esclavage sur un continent entravé, comme le furent les esclaves par leurs chaînes; la colonisation, puis le néo-colonialisme parachevant le pillage en règle.  "Maman [l'Afrique] a mal depuis le jour où sur l'île de Gorée / Elle a vu partir beaucoup de ses enfants adorés / Puis toutes ses richesses lui ont été volées".

Il s'agit de renouer un lien avec un continent souvent mythifié, dont furent originaires les premiers esclaves, quitte à passer sous silence le fait qu'au XVIII° et XIX° siècles, l'écrasante majorité des esclaves présents sur les habitations sont créoles, nés en Amérique, non en Afrique. Au fond, le système esclavagiste s'emploie à "tuer l'Afrique", baptisant les nouveaux venus, leur imposant un nom chrétien. La population de la Martinique, dont est originaire Casey, descend pour partie d'esclaves africains déportés dans le cadre de la traite, pour trimer sur les plantations de cannes. Dans son morceau "sac de sucre", la rappeuse revient sur les étapes de la traite, de l'achat à la mise au travail forcé, dans des conditions effroyables. Sur la plantation, la main d'œuvre servile produit des denrées exotiques qui se vendent à prix d'or en Europe. "Y'a pas de champs de cannes en jachère". "J'ai été poursuivie, asservie, enlevée à l'Afrique et livrée, pour un sac de sucre / Le matin au lever, j'accomplis mes corvées, et ma vie est rivée, à un sac de sucre" [...] "Nos anciens tortionnaires, sont nos nouveaux employeurs". Au fil du morceau, la colère grandit, nourrissant la rébellion de l'esclave. 

L'un des événements fondateurs de la critique postcoloniale fut, pour certains artistes, la date de 1492 qui annonçait, avec la découverte du continent américain par les puissances occidentales de l'époque moderne, le début de l'essor de l'impérialisme européen, dont l'une des manifestations les plus marquantes fut l'esclavage transatlantique. Dans "Commis d'office", tiré de l'album Panthéon en 2004, Booba faisait de ce voyage l'origine de l'exploitation : « […] 400 ans c'est trop long / C'est pas la mer qui prend l'homme, c'est Christophe Colomb / […] ces fils de putain nous l'ont mise kho, quand la première galère a pris l'eau ». 

Dans plusieurs de ses morceaux le rappeur de Boulogne ajoute à son âge les 400 ans de l'esclavage, une manière de lier son existence à celle des populations serviles. "Ecoute bien" réclame-t-il à son auditeur. "Crois en mon expérience / Issu d'un peuple averti, c'est B2O, j'ai 423 ans.Dans "On m'a dit", le même Booba affirmait sa différence en faisant référence à l'esclavage et à ses origines sénégalaises, utilisant le vocabulaire des anciens colons. Il s'identifie dans ce titre à l'esclave, qui lui aurait transmis force et colère. "Eh oh ! j'ai les crocs, Négro, j'suis venu faire mal, parole de Soninké / Vous auriez dû m'laisser mes chaînes".

Neg'marrons intitule un de ses raps "400 ans". Les fouets ne s'abattent plus sur les dos, les chaînes sont brisées, mais la servitude mentale persiste chez ceux qui se revendiquent comme des descendants d'esclaves. Dans leurs paroles, l'abolition reste avant tout formelle, tant le sort des Afro-descendants reste placé sous le sceau de la soumission. "Ils ont cramé nos habitations / pillés nos terres / violé nos sœurs / sans pitié / tué nos frères. / Devant tant d'abominations, je ne peux me taire. / Laisse moi retracer l'histoire de mon sang et ma chair. / Ils disent que l'esclavage a été aboli, que cela fait 150 ans aujourd'hui. / Les chaînes sont brisées, mais pas celles des esprits. / Neg Marron déclare que le combat n'est pas fini." "Le bitume avec une plume" de Booba reprend l'idée de séquelles psychologiques profondes. "Depuis les chaînes et les bateaux j'rame / T'inquiète, aucune marque dans le dos man, j'les ai dans le crâne".

Dans "Créature ratée", Casey adopte le point de vue d'un colonisateur, dont elle décortique le raisonnement raciste, opposant le blanc au noir, le beau au laid, l'intelligence à la bêtise... Cette construction idéologique justifie aux yeux des Européens la traite, contribuant à la déshumanisation des esclaves. "Chers clients, clientes, ne vous arrêtez pas à cette laideur criante / Les jungles de l'Afrique, lointaines et luxuriantes / Nous offre des spécimens de différentes variantes / Leurs femelles sont fertiles et vaillantes / Dociles et idiotes, font-elles mêmes leurs paillotes (...) Eloignez quand même vos fillettes / Parfois le sauvage plonge dans la démence / En rage, peut réduire un humain en miette / Mais le passage du fouet le ramène au silence..."

Sous la plume des rappeurs, l'esclavage reste une plaie à vif, continuant à suppurer, comme dans "le poumon des peuples" de La Rumeur. "Mes rides sont ces meurtrissures laissées par des siècles / De fortune bâties sur mes obsèques / Par des siècles de démence arrosée d'eau bénite (...) Je suis le poumon des peuples / J'ai l'âge de tous les esclavages / L'âge du claquement du fouet des fers cousus au visage / Des traites infâmes, des ghettos de l'âme que se partage / La race des vautours / Pour sertir d'or et d'argent son plumage / J'ai tout construit, tout produit, tout porté, tout forgé". Dans "Champs de canne à Paname", Philippe de La Rumeur rappe : "J'ai le vague à l'âme, parole de descendant de coupeur de cannes / A qui t'as violé les femmes et pillé les âmes".

L'esclavage existe depuis l'Antiquité, mais il se racialise à compter du XVII° siècle. Des lois et des Codes fixent le statut d'esclave, le rendant irrémédiable et héréditaire. Le racisme systémique contribue parfois à inculquer la haine de soi aux esclaves ou à leurs descendants, comme le dénonce, une nouvelle fois, la Rumeur.  Dans « 365 cicatrices », Le Bavar fustige les "noirs teints en blonds pour faire blanc". Tout en rappelant l'origine de cette détestation de soi : "J'ai 365 cicatrices et sur ma peau, ma couleur a connu tous les hommes / Qui lui ont dit qu'elle était dévastatrice et qu'elle reste l'opposé du beau".

Si l'abolition met un terme à l'esclavage, elle n'empêche pas la perpétuation de l' exploitation économique par les descendants des planteurs esclavagistes. Aux Antilles, les entreprises et les terres continuent souvent d'appartenir aux descendants de colons européens, les békésCe que dénonce le « Code noir » de Fabe. Pour l'auteur, les inégalités sociales abyssales en Martinique trouvent leur origine dans la traite négrière, tant les plus grandes fortunes de l'île sont, très souvent, le fruit de l'exploitation du travail servile imposé aux ancêtres. "Code noir, crime contre l'humanité! / Esclavage, crime contre l'humanité! / Déportation, crime contre l'humanité ! / Exploitation dans les plantations demande aux békés..." Ainsi, l'héritage de l'esclavage continue d'alimenter injustices raciales, inégalités économiques, et, par ricochet, les luttes identitaires aujourd'hui. Le racisme continue de gangréner la société française, ce qui, aux yeux de nombreux rappeurs est aussi un héritage de la période de la traite négrière. "La complexion de nos peaux les fait hésiter / C'est dur à camoufler comme un crime contre l'humanité / Est-ce que t'as l'impression que l'esclavage a disparu? / Est-ce que t'as l'impression qu'il n'y a plus de pression quand tu es dans la rue / Est-ce que t'as l'impression qu'on marche tous dans le même sens"? 

Dans beaucoup de ses textes, Casey relate les sévices subis par ses ancêtres et les relie à sa propre trajectoire. Une exploitation passée qui reste toujours d'actualité, tenace. "Aucune différence dans cette douce France, entre mon passé, mon présent et ma souffrance (…) mes cicatrices sont pleines de stress, pleines de rengaines racistes qui m’oppressent, de bleus, de kystes et de chaînes épaisses, pour les indigènes à l’origine de leur richesse ! ". ["Dans notre histoire"] 

Après l'exploitation des populations serviles, ceux qui s'identifient comme leurs lointains descendants continuent de trimer et occuper le bas de l'échelle sociale. «Du putain d’bateau aux tranchées, des HLM aux cellules / J’ai trop dansé, gobé la pilule / Entassé les merdes, couleur ébène, gueule cassée / Les peines se chantent, musique accouchée dans la douleur / Assez, mes mots stressent comme des bruits d’chaînes», rappe Lino dans « Mille et une vies ».

Une des conséquences de l'esclavage serait la relégation socio-spatiale subie par ceux qui se revendiquent comme des "descendants de coupeurs de cannes". Dans "Pas né innocent", Al rappe : "Rien ne se perd tout se transforme / le fer est devenu taser accolé à un uniforme". Même idée, dans "le chant des casseurs", interprété par Le Bavar, du groupe La Rumeur : "Qui connaît les fers depuis l'Afrique, les Antilles ou la tess'".

Un lien invisible relie les côtes d'où furent déportés les esclaves africains, les îles à sucre aux ports négriers de la côte atlantique. Les ravages géographiques, économiques  et sociaux de la traite se répondent en écho dans "Quoi qu'il arrive", de Booba. "Ils maintiennent l'Afrique affamée pour qu'elle se prostitue / Traces de fouets sur les côtes, millions d'esclaves dans la coque, mon espoir fuit dans la coke". Le pillage, le vol, l'asservissement ont enrichi l'Europe et les colons dans leurs confettis coloniaux caribéens. L'origine du mal développement des territoires ultramarins y puise assurément une partie de ses origines comme le dénonce "nature morte" de La Rumeur. "Que veux-tu que j'retienne de cette haine des chaînes / Et de tout c'qu'ils ont violemment injecté dans mes gènes / Depuis l'vol organisé qui s'opère sur nos terres / Où ont poussé les palaces et les pistes d'hélicoptères / On me demandera d'me taire, avec pour seule critère la servitude héréditaire. / J'te jure, ils ont greffé l'nègre à la misère / Du fouet du propriétaire au fusil du militaire"

Dans le morceau "Chez moi" portant sur sa Martinique natale, Casey rappelle que l'expérience physique et morale de l'esclavage irradie les cultures caribéennes actuelles : « Sais-tu qu'hommes, enfants et femmes / Labouraient les champs et puis coupaient la canne ? / Sais-tu que tous étaient victimes / Esclaves ou Nèg' Marrons privés de liberté et vie intime? / Sais-tu que notre folklore ne parle que de cris / De douleurs, de chaînes et de zombies ? ». 

C° : Chez les rappeurs, le rappel des atrocités commises durant l’esclavage et la colonisation permet de restituer une mémoire collective, mais aussi de court-circuiter le discours officiel en clamant une autre vérité. Ainsi, "Problèmes de mémoire" de Rocé sert de poil à gratter à une République toujours prompte à s'exonérer de toute responsabilité ou à commémorer l'abolition de l'esclavage, oubliant que le régime s'accommodera ensuite fort bien du travail forcé, dans son empire colonial. 

Les artistes reviennent dans leurs créations sur la constance des stigmates nés de l'époque esclavagiste. Ces morceaux servent de témoins, rappelant que même si les fers sont brisés, les chaînes mentales et sociales demeurent. Le sociologue Karim Hammou insiste sur la "maturation politique d'une deuxième génération d'artistes de rap en France, marquée par un mandat de responsabilité minoritaire qui fait du rap un moyen de répondre, dans les espaces publics médiatiques, aux représentations stéréotypées des banlieues et de la jeunesse populaire racisée." (source A)

Notes :

1. Kunta Kinté est un personnage de fiction, le héros d'un roman d'Alex Haley intitulé "Racines".

Sources:

A. Karim Hammou : "Le cuir usé d'une valise : fragments d'une mémoire politique", Sur un son rap, publié le 13 septembre 2023.
B. Le Mouv': "Commémorer l'esclavage à travers le rap français"

C. Karim Hammou : "Révoltes postcoloniales et mémoire dans le rap français (1992-2012), Sur un son rap, publié le 22 février 2017. 

D. Laurent Béru : « Le rap français, un produit musical postcolonial ? »Volume ! [En ligne], 6 : 1-2 | 2008, mis en ligne le 15 octobre 2011, consulté le 17 mai 2024.

E. Yérim Sar : "La question noire dans le rap francophone", Mouv', publié le 16 juin 2020 

F. Laurent Lecoeur : "Esclavage, colonisation et rap français : le temps des symboles", Le Rap en France, 2 août 2016. 

G. Laurent Béru : "Mémoire et musique rap. L'indissociabilité de l'esclavage et de la colonisation"

vendredi 17 janvier 2025

Cumbia : une musique colombienne à l'assaut de la sono mondiale.

Dans un pays aussi fragmenté que la Colombie, ravagé par des décennies de violences, la musique représente un des rares traits d'union. C’est particulièrement vrai de la cumbia, musique de danse, joyeuse et irrésistible. Les paroles de l’un des tubes les plus fameux du genre, « Me llamo cumbia » en offre un résumé parfait : 

"Je m’appelle cumbia, où que j’aille je suis la reine,

pas une hanche ne reste immobile quand je suis là"

Les origines de ce courant musical restent obscures. Pour certains, la cumbia serait née d'un métissage culturel issu de la cohabitation forcée dans le creuset colombien des descendants d'esclaves africains, de colons espagnols et des populations amérindiennes autochtones. Pour y voir plus clair, une rapide plongée dans l'histoire colombienne s'impose.

Dans le sillage du conquistador Pedro de Heredia, les Espagnols prennent possession des plaines littorales de la côte caraïbe. Les terres sont exploitées dans le cadre d'encomiendas, de vastes plantations esclavagistes sur lesquelles triment les populations amérindiennes autochtones. Décimées par les épidémies ou jugées trop peu résistantes, ces populations serviles sont bientôt remplacées par des esclaves déportés d'Afrique centrale et du Golfe de Guinée. A partir du XVI°siècle, le principal port négrier de la grande Colombie est Carthagène des Indes.

Arrachés à leur terre natale, les esclaves africains conservèrent un temps des éléments de leurs langues maternelles, des rythmes et des chansons du continent perdu. (1) Leurs descendants entretinrent ces éléments culturels. Le 2 février de chaque année, lors de la fête de la Vierge de la Candelaria, les maîtres autorisaient leurs esclaves à jouer leur musique et faire la fête. A Carthagène, sur le cerro de la popa, ils se retrouvaient, dansaient, jouaient de la musique, interprétaient un répertoire appris, accompagnés de percussions et tambours. Ces chants se mélangèrent bientôt aux sonorités des musiques jouées par les populations amérindiennes du port. C'est dans ce cadre géographique et historique que la cumbia aurait lentement émergé. 

 La cumbia des origines associe le jeu à contretemps de flûtes de roseaux amérindiennes (zamponasgaïtas), les percussions d'origine africaines ou amérindiennes (maracasgüiro) et des tambours de tailles différentes : llamador, alegre, tambora)Le terme même de cumbia témoigne de l'origine obscure du genre. Pour certains, il dérive de "cumbé", un mot bantou désignant des rythmes de danses festives de Guinée équatoriale. Pour d'autres, il provient du mot "cumbague", qui désignait un cacique, chef indigène de la région de Mompox. La cumbia semble, en tout cas, et avant tout, fille du métissage.

A partir du XVIII°s, Barranquilla devient un des principaux ports de Colombie, accueillant des migrants venant du monde entier. Dans cette ville d'entrepreneurs, la musique s'épanouit grâce à la création de studios d'enregistrement, de radios, de clubs. Fréquentés par une clientèle huppée (donc blanche), ces établissements accueillent de grands orchestres réputés dont le répertoire intègre à partir des années 1930 les danses costeñas populaires (le porro notamment). La cumbia, quant à elle, reste longtemps méprisée par les membres de la bonne société que rebutent ses origines populaires métisses. Bon an mal an, elle parvient néanmoins progressivement à triompher de la barrière socio-raciale, à s'imposer comme le rythme quasi officiel de la région et du célèbre carnaval de Barranquilla. Quatre jours avant le début du carême, les habitants de la ville vibrent au son des rythmes les plus divers, mais une nuit entière est consacrée à la cumbia: la rueda de cumbia

Depuis la côte caraïbe, la cumbia gagne bientôt l'ensemble du pays. Au gré des déplacements et des échanges commerciaux effectués le long du fleuve Magdalena, la musique se déploie dans toute la Colombie et se diffuse auprès de la population rurale. Les accents africains et indiens se mêlent désormais aux chants de labeur entonnés par les paysans. 

Autre élément propice à l'essor de la cumbia, la création de puissants médias susceptibles d'en assurer la diffusion. A Carthagène, le Colombien Antonio Fuentes fonde son label. Le fondateur des Discos Fuentes entend d'abord inventorier les musiques afro-colombiennes autour de Carthagène, Barranquilla et de la municipalité de Cienaga. Aussi enregistre-t-il d'abord des morceaux de cumbias acoustiques traditionnelles ou des vallenatos dans lesquels l'accordéon est à l'honneur. Fuentes écume les bars et les clubs de la côte afin de dégoter musiciens et chanteurs, avant d'enregistrer et produire, méticuleusement leurs titres. Fasciné par les arrangements de basse et de saxophones des orchestres de swing américains, il décide d’introduire la clarinette dans les sections de cuivres En 1948, Fuentes lance son propre big bandLos Corraleros de Majagual. L'orchestre devient au fil des années un vivier exceptionnel de musiciens talentueux.

Fort du succès prodigieux rencontré par son label, Fuentes installe un studio d'enregistrement dernier cri dans la capitale Medellin; il fonde en parallèle une radio et un service de transport permettant la distribution des disques dans tout le pays. Au cours des années 1950, les deux grands orchestres costeños de Lucho Bermudez et Pacho Galan intègrent les rythmes cubains à leur répertoire et à leur cumbia, dont le premier titre gravé sur disque en 1950 se nomme Danza negra , chanté par Matilde Díaz.

 
Au fil des décennies, la cumbia incorpore de nouveaux instruments.  La guitare, les cuivres, l'accordéon. A partir des années 1970, l'électrification renforce encore l'attrait du genre en l'enrichissant de claviers, basses...). Les grands orchestres cèdent alors le pas à de petits combos électriques. 

Les picos (de l'anglais pick-up), pendants colombiens des sound-system jamaïcains, apparaissent et deviennent de puissants vecteurs de diffusion de la cumbia. Les DJ y enchaînent les disques en quête du titre susceptible d'emporter l'adhésion de tous. Ils contribuent en outre au renouvellement du genre, dans la mesure où les DJ, en diffusant des disques venus des quatre coins de la terre, procurent de nouvelles sources d'inspiration aux musiciens locaux. Les "cumbieros" reprennent à leur sauce ces airs exotiques donnant lieu à un syncrétisme musical remarquable. La cumbia s'enrichit de l'interaction avec les musiques cubaines, africaines (rumba congolaise, highlife, afro-beat) ou la salsa. Au fil des décennies, le label Discos Fuentes observe, suit et encourage toutes ces mutations.


Diffusion. La mutation constante de la cumbia permet à ce genre protéiforme de se renouveler sans cesse et d'essaimer. Bien sûr, la diaspora colombienne (et latino en général) a beaucoup contribué à l'exportation du genre avec l'organisation de fêtes communautaires, ouvertes sur l'extérieur ou de manifestations comme le carnaval de Barranquilla permettant de maintenir en vie les musiques "autochtones" (porrovallenatochampeta...). Rappelons que derrière le terme générique cumbia se cache en fait une grande diversité de styles musicaux [2] qui ne cessent de se transformer au gré des régions, des influences extérieures ou des innovations technologiques : la cumbia organique et épurée défendue par les vieux musiciens diffère ainsi profondément de la musique luxuriante interprétée par les grandes formations orchestrales ou encore de la Nueva Cumbia digitale. [3]

Plusieurs éléments assurent le "décollage" et le développement de la cumbia hors des frontières, au point de devenir un genre clef de la sono mondiale au même titre que le reggae ou la salsa. 

> Son rythme, lent, hypnotique, lancinant et particulièrement entraînant, se danse beaucoup plus facilement que la salsa, la samba ou le tango. Il s'agit d'une musique lascive, fondamentalement festive dont les paroles légères se contentent, à de rares exceptions près, de commémorer les moments joyeux de l'existence. Elle constitue donc un formidable exutoire pour des populations soumises à un quotidien parfois rude et violent.

> A partir du foyer colombien, la cumbia essaime dans toute l’Amérique latine depuis les années 1950 et s'y réinvente au contact des ingrédients musicaux qu'y distillent les musiciens du cru. Elle y devient la musique des couches défavorisées, en particulier les migrants ruraux installés dans les banlieues des grandes métropoles. Au Mexique, une cumbia aux multiples ramifications se diffuse. L’influence des musiciens colombiens, associée aux éléments folkloriques des régions du nord, donne naissance à la cumbia norteña, aux accents traditionnels et basée sur l’usage de l’accordéon et du racloir guaracha.

Les DJ, qui officient dans d’énormes sound system appelés sonideros, malaxent la matière sonore pour créer une version très ralentie des classiques colombiens. On parle alors de cumbia rebajada.

La Nu cumbia ou tecnocumbia agrémentées de multiples effets, valorisent les basses amplifiées, la batterie électronique et les synthétiseurs.

> Dans les années 2000, la crise économique argentine voit l’essor dans les quartiers pauvres de Buenos Aires de la cumbia villera (de villa, bidonville), dont les paroles font l’apologie des activités délinquantes. Musicalement, le genre dont les formations les plus célèbres se nomment Damas Gratis, Yerba Brava ou Los Pibes Chorros, propose une synthèse des différents courants de la cumbia sonidera mexicaine. Une Nueva cumbia, fondée sur l’incorporation de rythmiques dub, hip-hop ou electro prospère également dans le sillage d’El Hijo de la Cumbia.

Dans sa version péruvienne - la délicieuse chicha - les sons des synthétiseurs Moog, des guitares électriques et pédales wah-wah, des orgues Farfisa créent une version saturée et psychédélique de la cumbia (Los Shapis, Los Mirlos, Los Destellos).

> Les soirées animées par des DJ renommés férus de cumbia tels Hugo Mendez ou Quantic donnent une visibilité maximale à la musique colombienne. Ce dernier, installé en Colombie, multiplie les collaborations avec des musiciens locaux. Avec les Frente cumbiero, il crée Ondatropica.

Profitant de cet engouement, des maisons de disques comme SofritoSoundway, Analog Africa sortent des rééditions ambitieuses de pépites musicales passées souvent inaperçues en leur temps, mais exhumés par des explorateurs musicaux obsédés par leur quête de sons. Enfin, l'essor d'internet assure la diffusion de ces grooves méconnus.


***
Issue de la côte caraïbe colombienne, la cumbia n'a cessé d'essaimer, de s'adapter, de muter, pour devenir au cours des années 1950 la danse nationale. Depuis lors, elle franchit et s’affranchit des frontières, s'imposant comme un des genres les plus appréciés de la sono mondiale.

Notes: 
1. Des groupes d'esclaves parviennent à s'enfuir pour se réfugier dans des villages de fugitifs, les Palenque, qui constituent dès lors autant de conservatoires des pratiques culturelles ancestrales. 
2. Entre les plaines littorales et les régions montagneuses, les différences musicales sont très importantes. Cependant, les déplacements incessants des narcotrafiquants et les fêtes qu'ils organisent, contribuèrent à leur diffusion à l'échelle nationale.
 3. La musique colombienne ne se résume pas à la cumbia, loin s'en faut. "Cumbia est un terme que choisirent les compagnies de disques dans les années 1960 pour regrouper la musique colombienne des Caraïbes, un terme qui englobe notre musique dansante et qui contribue à son exportation", note Federico Ochoa Escobar.
L'introduction de disques africains et antillais dans le port de Cartagène au cours des années 1970 donne ainsi naissance à la champeta ("musique des machettes"), fusion des rythmes issus de l'Atlantique noire. Le rythme bullerengue fait dialoguer tambours, danses et chants antiphonaux interprétés par les "cantadoras".

Sources et liens : 

- Continent musique sur France culture: le fabuleux destin de la cumbia mondiale. 

- De La Hoz O'Byrne Julio. "La cumbia à Carthagène : entre légende et commerce" in "Villes en parallèle", n°47-48, décembre 2013, pp. 302-306. 

- Magazine World Sound n°8: "Cartagena: entre Colombie et Afrique." 

- Sur un air de Nueva Cumbia, Télérama n°3244, 14 mars 2012.  

- RFI: "Comme un air de Cumbia"

Sélection discographique: 

* Cumbia 1 et 2 (World Circuit). Réédition d'une prodigieuse compilation regroupant de vieilles cumbia issues des catalogues Fuentes. Absolument rien à jeter. Notre coup de cœur. 

Soundway livre à intervalle régulier des compilations de haute tenue consacrée aux musiques colombiennes, citons entre autre:  

Colombia: the golden age of discos Fuentes. Comme son titre l'indique, cette compilation parcourt l'âge d'or du label Fuentes entre 1960 et 1976. Les titres sélectionnés ne se cantonnent d'ailleurs pas à la seule cumbia, mais propose aussi un peu de salsa colombienne. 

Cartagena: Curro Fuentes & the big band cumbia and descarga sound of Colombia 1962-1972. Dans la famille Fuentes, je voudrais le benjamin. Prénommé Curro, ce dernier décide de s'affranchir de la tutelle familiale pour produire ses propres disques.  

The original sound of cumbia. Cette compilation propose une plongée dans les racines de la cumbia et de son prolongement cuivré, le porro. Elle est le résultat du travail passionné du producteur Quantic qui a sillonné les marchés colombiens pour dénicher ces pépites. Les 55 morceaux proposés ont été enregistrés sur vinyles entre 1948 et 1979.  

* "Diablos del ritmo. The columbian melting pot" 

* The roots of chicha volume 1  et 2 / 

* "Ayahuasca: Cumbias Psicodelicas Vol.1 : 70's Peru Psych Soul Rock Latin Folk Funk Music" 

* "Cumbian chicadelicas: peruvian psycedelic chicha" 

Antologia de la cumbia peruana.