vendredi 22 août 2025

Les présidents en chansons : Mitterrand.

Le 10 mai 1981, François Mitterrand prend sa revanche sur Valéry Giscard d'Estaing en rassemblant 51,8% des suffrages. Avec la victoire du candidat du Parti socialiste vient le temps de l'alternance. Les artistes, qui appelaient de leurs vœux une victoire de la gauche, exultent et composent des titres à la gloire du vainqueur.  C'est le cas de Lenny Escudero avec "Le poing et la rose". 

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Mitterrand fit longtemps figure d'outsider. Il naît à Jarnac, Charente, en 1916, dans une famille bourgeoise catholique et conservatrice. Etudiant proche de l'extrême droite dans les années 1930, il est mobilisé sur la ligne Maginot en 1939. Fait prisonnier par les Allemands, le 18 juin 1940, il réussit à s'échapper de son stalag après 18 mois de captivité. Il rejoint alors la zone libre et y occupe un poste dans l'administration de Vichy. Admirateur de Pétain et favorable à sa Révolution nationale, il s'en éloigne progressivement. En 1943, il s'engage ainsi dans la Résistance,  jouant double jeu. Morland, dans "l'armée des ombres", il redevient Mitterrand quand il reçoit la francisque des mains de Pétain, la plus haute décoration du régime; un modèle de vichysto-résistant en somme. En 1947, encarté à l'UDSR, un parti de centre-gauche, il devient ministre des Anciens combattants et Victimes de guerre. Dès lors, sous la IVème République, il occupe de nombreux postes ministériels, notamment celui de l'intérieur lorsqu'éclate la guerre d'Algérie. 

Dombrance : "Mitterrand"

Le retour au pouvoir de Gaulle et l'instauration la cinquième République, sont l'occasion pour Mitterrand de dénoncer la pratique personnelle et autoritaire du général. Après deux échecs, contre de Gaulle en 1965, puis Giscard en 1974, il l'emporte à la troisième tentative et devient président le 10 mai 1981. Pour y parvenir, il réussit en 1971 à prendre les rênes du parti socialiste au congrès d'Epinay. Il convainc les radicaux de gauche et les communistes de signer un programme commun, dont le PS sera le principal bénéficiaire. En 1977, le grand compositeur grec Mikis Theodorakis et Herbert Pagani s'associent pour composer l'hymne du PS. "Changer la vie" fait la part belle aux chœurs "soviétisants", une touche très seventies.  

Alors que la présidentielle 1981 se profile, le candidat Mitterrand entend se doter d'un morceau de campagne entraînant. Ce sera "Mitterrand président". Boîtes à rythme clinquantes, voix de poissonnière de l'interprète, les ingrédients du parfait attentat politico-musical sont réunis.

Pour la première fois sous la Vème République, la gauche accède au pouvoir, ce que confirme les résultats des législatives de juin. Plusieurs chansons composées aux lendemains de la victoire électorale témoignent de l'espoir soulevé par cette victoire au sein des milieux artistiques. Marcel Amont chante "Une rose à ton poing". En juillet, Jean-Roger Caussimon publie un 45 tours intitulé "Un soir de mai". "La rose a fleuri sur sa branche / Donnant son pourpre et son parfum / Au soir du deuxième dimanche / Du mois de mai 81". A l'automne, Barbara monte sur scène à Pantin et interprète "Regarde". 

Pierre Mauroy, nommé premier ministre, met en œuvre une série de réformes visant à promouvoir la justice sociale et à renforcer le rôle de l'Etat dans l'économie avec notamment une vague de nationalisation dans le secteur bancaire, les assurances, l'énergie. D'autres mesures phares marquent cette période réformiste : passage de la semaine de travail de 40 à 39 heures sans diminution de salaire, adoption de la retraite à 60 ans, de la cinquième de congés payés. Robert Badinter, ministre de la Justice, porte devant l'Assemblée une loi conduisant à l'abolition de la peine de mort. 

Barbara : "Si la photo est bonne"

Mitterrand se présente comme celui qui entend répondre aux attentes du monde de la culture. La libéralisation des ondes voit la prolifération des radios associatives. Jack Lang imagine une journée consacrée à la musique où professionnels comme amateurs pourraient descendre dans la rue pour jouer. A la fin de l'année 1983, en réaction aux violences et crimes racistes, les jeunes des Minguettes organisent une marche pour l'égalité et contre le racisme à travers toute la France. Au fil des étapes, l'événement prend de l'ampleur, au point de devenir incontournable. Dans les mois qui suivent, l'association SOS racisme, proche du PS, récupère le mouvement, en marginalisant les jeunes des Minguettes pourtant à l'initiative de la marche. Le 15 juin 1985, dans le cadre d'une grande fête organisée par SOS Racisme, des concerts se succèdent place de la Concorde. Pour l'occasion Carte de Séjour interprète "Douce France". 

L'immense espoir soulevé par la victoire mitterrandienne est rapidement douché chez les électeurs de gauche. Le choc pétrolier la crise économique mondiale entretiennent les difficultés économiques et une persistance d'un chômage de masse. La politique de relance de la consommation ne porte pas ses fruits. L'impatience grandit comme en témoigne "Le changementde François Béranger (1982). En 1982, "Ex Robin des bois" de Téléphone revient sur les désillusions et déceptions des militants socialistes. 

Le pays connaît une forte inflation et une dégradation de la balance commerciale. Cette situation incite le président à adopter une politique de rigueur, fondée sur la réduction des déficits publics. Ce virage tient du reniement et de la trahison pour de nombreux électeurs de gauche. A droite, on se gausse. En 1984, dans une émission présentée par Michel Drucker, Thierry le Luron détourne "C'est la rose l'important", un tube de Bécaud qui devient "L'emmerdant, c'est la rose". En 1989, sur l'air du Bioman de Bernard Minet, Patrick Sebastien commet "Mitteran"... "Moitié momie, moitié robot / dans la galaxie socialo / Mitterran, Mitterran / Héros de l'univers". 

En 1986, la droite triomphe lors des législatives, ce qui crée une situation inédite sous la Vème République. Mitterrand doit nommer un premier ministre issu de l'opposition, en l'occurrence Jacques Chirac. Dans le cadre de cette première cohabitation, le président se taille des domaines réservés. Garant des institutions, chef des armées, il conserve la haute main en matière de politique étrangère, alors que le premier ministre et son gouvernement contrôlent les affaires intérieures. En l'occurrence, Chirac privatise les entreprises nationalisées sous Mauroy et accentue la libéralisation de l'économie. La loi de Devaquet, qui vise à introduire une sélection à l'université, suscite de vives réactions. La répression policière conduit à l'assassinat de Malik Oussekine, le 6 décembre, et au retrait de la loi. 

Lors des présidentielles 1988, les deux têtes de l'exécutif s'affrontent. Dans le cadre du débat d'entre-deux-tours, le président sortant prend l'avantage sur son premier ministre grâce à une petite phrase dont il a le secret. Mitterrand l'emporte finalement avec 54% des voix, mais ne dispose que d'une majorité relative à l'Assemblée, ce qui complique la vie de ses premiers ministres successifs : Michel Rocard, Edith Cresson et Pierre Bérégovoy. Sous le gouvernement du premier est créé le Revenu Minimum d'Insertion, une prestation sociale destinée à lutter contre la précarité. Quant au dernier, accusé de malversations peu après sa sortie de charge, il se suicide le 1er mai 1993. Des événements dont Alex Beaupain se fait l'écho dans son morceau "Au départ", en 2011"Au départ, au départ, c'est toujours le mois de mai / Echarpe rouge et chapeau noir, la lettre à tous les français / Au départ au départ, des accords de Matignon / RMI, Michel Rocard, des affiches "Génération" (...) Et puis au bord du canal un premier mai sans raison / Nos amours se tirent une balle et de la cohabitation". 

En politique étrangère, Mitterrand poursuit l'engagement en faveur de la construction européenne avec l'adoption de l'Acte unique européen qui jette les bases d'un marché unique et avec la signature, puis l'approbation du traité de Maastricht en 1992. La politique africaine de l'Elysée ne connaît pas de véritable inflexion. Les dirigeants corrompus et autoritaires sont soutenus tant qu'ils acceptent de rester dans l'orbite française ou de livrer leurs richesses économiques, ce que dénonce avec humour la chanson "Pompafric" de Tryo. 


Les élections législatives de 1993 se soldent par une large victoire de la droite, ce qui impose une seconde cohabitation avec la nomination d'Edouard Balladur à Matignon. Les relations sont tendues avec un Mitterrand de plus en plus affaibli par la maladie. En 1991, Renaud enregistre "Tonton", en référence au surnom affectueux donné par les partisans du président. Il s'agit d'une ballade dépouillée, un portrait doux amer. Le chapeau, le long manteau, la chienne Baltique, le "vieux rhume qui dure", la "fragilité des roses", tout y est. Y compris la mort, qui plane tout au long du morceau. 

A l'issue de deux septennats, Mitterrand meurt, le 8 janvier 1996. L'heure est au bilan ou à l'inventaire diront certains. Les souvenirs subjectifs de Pierre & Bastien dressent un portrait quelque peu sarcastique de "Mitterrand". "8 janvier 96, je rentre du collège / papa écoute la radio, je me mets à pleurer / Mitterrand est mort (2X) / Ils ont sali ta mémoire en te traitant de collabo". "On a tous quelque chose en nous de Mitterrand / comme si nous étions ses enfants / On a tous quelque chose en nous de Mazarine / Un peu de Vichy dans nos racines / Et un peu de prostate dans nos blue jeans / Mitterrand est mort"

"Le coup de Jarnac" de Jean-Louis Murat s'intéresse aux obsèques du président et à la mémoire de celui-ci. Dans son testament, ce dernier écrivait « Une messe est possible ». En fait cet agnostique, fasciné par la question spirituelle, aura même droit à deux messes. L’une, officielle, à Notre-Dame de Paris, présidée par le cardinal Lustiger rassemble les dirigeants politiques de la planète; l'autre à Jarnac, la terre de son enfance, où sont célébrées les obsèques privées et où apparaissent, pour la première fois en… public, les « deux » familles, l'officielle et l'officieuse.

 Sources:
- Matthias Bernard : "Les années Mitterrand : du changement socialiste au tournant libéral", Belin, 2015.

Bonus: une pépite signalée par Paul Schor, merci à lui:

lundi 7 juillet 2025

Les présidents en chansons : Giscard d'Estaing

Pour beaucoup, Giscard incarne le changement dans la continuité. Sur le plan institutionnel, il poursuit la politique de ses prédécesseurs, tout assouplissant le carcan gaulliste qui pesait sur une société en quête de libéralisation.   

A la mort de Pompidou, le 2 avril 1974, Giscard a 48 ans. Ancien ministre des finances du président défunt, il décide de faire campagne au centre. A ses yeux, de nombreux Français paraissent lassé du gaullisme, sans pour autant envisager de voter à gauche. Le 8 avril, il annonce sa candidature depuis sa ville de Chamalières, Puy-de-Dôme. "Je voudrais regarder la France au fond des yeux, lui dire mon message et écouter le sien", lance le candidat. D'emblée, le prétendant à la plus haute magistrature fait le pari de la médiatisation. Soucieux de donner l'image d'un Kennedy à la française, il accepte d'être filmé par le reporter Raymond Depardon, qui lui consacre un documentaire. 

Sigismond Michalowski, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Giscard a néanmoins un petit problème d'image. Sa manière semble aristocratique, raide, distante et sa façon de parler un brin ampoulée. Aussi, pour fendre l'armure, il use - les mauvaises langues diront abuse - de la musique. Ainsi, en fin de meeting, il entonne bien volontiers la Victoire en chantant, le Chant du départ, la Marseillaise. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, Giscard a découvert l'accordéon, dont il s'entiche aussitôt. Avec cette passion pour le "piano à bretelle", le président s'attire les satires. Ainsi, en 1974, Sophie Darel et Yves Lecoq imaginent Le Giscardéon (1974), un improbable duo entre VGE et Dalida.

Version podcast de ce billet en cliquant sur le lecteur ci-dessous :

Chantre de l'antigaullisme, VGE a deux principaux adversaires. A sa droite, Jacques Chaban-Delmas, qui entend endosser l'héritage du général, tandis que François Mitterrand est le candidat unique de la gauche. Les deux hommes approchent de la soixantaine. Giscard mise donc sur sa relative jeunesse. Au soir du premier tour, Mitterrand obtient 43% des suffrages, loin devant Giscard, qui convainc 32% des votants. Chaban, qui rassemble 15% des voix, est éliminé. 

Pour la première fois en France, pendant l'entre-deux-tours, le 10 mai, les deux candidats arrivés en tête à l'issue du premier s'affrontent dans le cadre d'un débat radiotélévisé. Près de la moitié des Français assistent au duel. Giscard lance à son adversaire, "vous êtes un homme qui êtes lié au passé par toutes vos fibres, et lorsqu'on parle de l'avenir, on ne peut pas vous intéresser." VGE marque également des points en répliquant à François Mitterrand: "Vous n'avez pas le monopole du cœur, monsieur Mitterrand, et ne parlez pas aux Français de cette façon si blessante pour les autres."

Le 19 mai, Giscard est élu avec 50,66% des voix. Pour rompre avec les adresses solennelles et compassées façon de Gaulle et proposer aux Français une communication moderne, plus intime, il se met volontiers en scène avec sa famille ou des stars. Histoire de briser son image aristocratique, VGE cherche à se montrer proche des Français. Ainsi, il invite quatre éboueurs du quartier de l’Élysée à partager son petit-déjeuner. Prolongeant l'expérience, il s'invite chez les Baschou, une famille orléanaise, le 31 décembre 1975. Ces rencontres pas très spontanées inspirent aux Charlots Ce soir, j'attends Valéry, puis "Alors... Raconte (le dîner du président)".

La France se décorsète un peu grâce à l'adoption de réformes contribuant à libéraliser la société, avec un président qui tient enfin compte des attentes qui s'étaient faites jour en mai 68. Six ans plus tard, l'abaissement de la majorité civile et électorale à 18 ans ouvre de nouveaux droits civiques aux jeunes Français. Puis, sous l'impulsion de Simone Veil, la ministre de la Santé, et grâce au soutien des députés de gauche, la loi sur l'Interruption Volontaire de Grossesse est adoptée en 1975. La même année, le divorce par consentement mutuel devient possible. Deux ans avant l'adoption de la loi, le titre Les divorcés interprété par Michel Delpech appelait de ses vœux un changement de la législation en décrivant la séparation "à l'amiable" d'un couple. 

A l'égard des jeunes Etats africains ou des territoires ultramarins, les autorités entretiennent un rapport de type colonial comme en attestent les enregistrements réalisés à l'occasion de voyages présidentiels. Dans ces chansons de bienvenue, le président est appelé "papa" et l'accueil enthousiaste. "Tout le monde ici est content / Qu'on ait un jeune président", entend-on chanter Gérard La Viny dans sa  biguine à Giscard, sortie en 1974, à l'occasion de la venue du président en Guadeloupe.  
Plusieurs ségas sont également composés en l'honneur des visites présidentielles à la Réunion ou l'île Maurice : "Sega Destin" de Luc Donat, Sega Giscard par Michel Adélaïde. "Giscard à la barre / ça même lé gaillards / Avec Raymond Barre / Créole lé peinard". Tout en dissonance, Tétin et les Soulmen se fendent d'un "Papa Giscard". De ces enregistrements d'un autre temps se dégage un sentiment de malaise.


Conscient que la France n'est plus qu'une puissance moyenne, Giscard cherche à préserver l'influence de l'hexagone en son pré-carré africain, quitte à perpétuer des pratiques néocoloniales douteuses. Giscard Bongo de Tchibanga est un 45 tours édité à l'occasion du voyage officiel de VGE au Gabon en août 1976. Le titre est co-signé par Ali Bongo, fils d'Omar et futur chef de l'Etat du Gabon. « Le nouveau président de tous les Français / L'ami de Bongo et des Gabonais / L'ami de l'Afrique et des Africains / Ce président-là, c'est Giscard d'Estaing / Pour gouverner la France et les Français / La France a dit : Giscard à la barre / Pour gouverner le Gabon et les Gabonais / Nous disons "Bongo à l'avant du bateau"».
Le président français entretient des liens très forts avec l'Oubangui-Chari de Jean-Bedel Bokassa et s'y rend chaque année pour s'y adonner à son passe-temps favori : la chasse de l'éléphant. C'est sans doute lors d'une de ces visites, en 1973, que VGE se fait remettre des diamants d'une valeur de 100 000 euros par le dirigeant centrafricain. De plus en plus mégalomane, Bokassa se fait sacrer empereur, avant de se transformer en un dictateur sanguinaire. [ Ibo Simon: Giscard Bo. "Giscard Bo, il est pas si beau kassa" ] VGE se voit contraint de lâcher son allié et d'abandonner son terrain de chasse préféré. Profitant d'un voyage de Bokassa en Libye, la France lance "l'opération barracuda" qui destitue le despote le 21 septembre 1979. Trois semaines plus tard, Le Canard enchaîné révèle l'affaire des diamants qui devient un scandale d'Etat. En 1977, avec Le président et l'éléphant, Gilbert Lafaille moque les nombreux safaris auxquels le président participe en Afrique.

Ailleurs dans le monde, Giscard d'Estaing poursuit une politique étrangère axée sur le renforcement de la construction européenne, en étroite collaboration avec le chancelier allemand Helmut Schmidt. Tous deux jettent les bases du Système monétaire européen en 1979, préfiguration de la zone euro. Giscard milite également pour la création d'un Parlement européen élu au suffrage universel direct, ce qui se concrétise en 1979 avec les premières élections européennes.
 
Le mandat de Giscard est marqué par les conséquences des deux chocs pétroliers de 1973 et 1979. Très dépendante de l'or noir, la France subit une inflation galopante et une hausse sensible du chômage. Face à la crise, en 1976, VGE nomme Raymond Barre, comme premier ministre. L'économiste met en œuvre une politique d'austérité fondée sur la réduction du déficit budgétaire. Les conséquences sociales d'un tel choix sont douloureuses, ce que ne tardent pas à souligner les artistes. En 1979, Jean-Patrick Capdevielle chante Quand t'es dans le désert. Il s'en  prend vertement au premier ministre, qualifié de "gros clown sinistre" et son président, "un piètre accordéoniste". Didier Wampas se souvient d'une copine qui criait dans les manifs "Pinochet fasciste, Giscard complice
 
En 1977, le "Poulaillers song" d'Alain Souchon dénonce l'hypocrisie d'une partie de la bourgeoisie, dont les membres, si fiers de leur bonne éducation, n'en sont pas moins souvent racistes, égoïstes, réactionnaires. Dans le dernier tiers de la chanson, le chanteur prête sa voix à "la volaille qui fait l'opinion", imitant notamment VGE. Le président, qui se targuait d'être un "libéral avancé", se transforme en "rétrograde avancé".


A l'issue de son mandat, VGE décide de se représenter, mais sa candidature est plombée par les difficultés économiques et sociales persistantes, son style jugé distant et aristocratique, ainsi que par les diamants de Bokassa. Dans l'entre-deux tours de l'élection de 1981, Mitterrand se rappelle au bon souvenir du président sortant et porte l'estocade. «Vous ne voulez pas parler du passé. Je comprends bien, naturellement, et vous avez tendance à reprendre le refrain d'il y a sept ans, "l'homme du passé". C'est quand même ennuyeux que dans l'intervalle vous soyez devenu l'homme du passif. » Il reste toujours délicat de connaître les raisons profondes d'une défaite électorale, en tout cas les chansons de soutien au président sortant ne l'ont sans doute pas aidé, comme le prouve ce médiocre "VGE rock", interprété par une certaine Marianne.
 
Le 10 mai 1981, VGE est battu au second tour par Mitterrand, candidat de l’union de la gauche, qui obtient 51,8 % des voix. Ce résultat marque la fin de la présidence de Giscard et l’arrivée de la gauche au pouvoir pour la première fois sous la Cinquième République. Le temps de l'alternance est arrivé.

Le 19 mai 1981, deux jours avant la passation de pouvoir avec Mitterrand, VGE s'adresse aux Français par petit écran interposé. A l'issue d'une prise de parole convenue, il dit "Au revoir", se lève, fait demi-tour. La Marseillaise en fond sonore, dos à la caméra, Giscard fait 9 pas pour gagner la porte de sortie. La scène dure 9 secondes qui ressemblent à des minutes tant le niveau de gênance atteint est élevé. A l'issue de la séquence, le spectateur se trouve devant une bureau et une chaise vide. En terme de communication, difficile de faire pire.

En 1981, l'ex président n'a que 55 ans et il n'entend pas se détourner de la sphère politique. Pendant trois décennies, il enchaîne ainsi les mandats locaux et nationaux en tant que conseiller général, président du conseil régional d'Auvergne, député du Puy-de-Dôme et député européen. Il meurt le 2 décembre 2020, à l'âge de 94 ans. 

 Sources:
- Ces chansons qui font l'actu: "Giscard, un président sous l'œil des chanteurs"
- "Ce soir j'attends Valéry" (Bide et Musique) , Face B: "Alors... Raconte (le dîner du président)". 
 - "La France des années Giscard, une nouvelle vague musicale" (Jukebox) 

jeudi 19 juin 2025

Les présidents en chansons : Pom Pom Pidou.

Héritier naturel de De Gaulle, dont il a été longuement le premier ministre, Pompidou pérennise l'action de son prédécesseur et contribue à enraciner la jeune cinquième République. 

André Cros, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Normalien, agrégé de lettres, Pompidou s'engage en politique aux côté de De Gaulle au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, en entrant au conseil d'Etat. Pendant la traversée du désert de ce dernier, il dirige la Banque Rothschild. Lorsque le général revient aux affaires, il sollicite de nouveau Pompidou, dont il fait son premier ministre en 1962. Au soir des élections législatives de 1967, Pompidou, premier ministre depuis déjà 5 ans, ne dispose plus que d'une voix de majorité à l'Assemblée. Les gaullistes dits de gauche jugent sa politique trop conservatrice, tandis que les Républicains indépendants de VGE, ses alliés, font monter les enchères. Contesté dans son propre camp, Pompidou cite les paroles de la chanson "Le cactus" de Jacques Dutronc  dans l'hémicycle. "J'ai appris que dans la vie gouvernementale, il y a aussi des cactus." Cette mention constitue un formidable coup de pub pour le titre qui s'écoule à 400 000 exemplaires. 


Lors de la crise de mai 68, alors que de Gaulle semble dépassé, son premier ministre fait preuve de sang froid, comme le prouve son rôle déterminant dans les négociations conduisant aux accords de Grenelle. Les tensions grandissent ensuite entre les deux hommes et Pompidou quitte Matignon. Il n'en reste pas moins l'héritier politique de l'homme de Colombey. Après la démission du général, en 1969, Pompidou se présente et triomphe aux présidentielles. Le 16 juin, lendemain de la victoire électorale, les Beach Boys se trouvent sur la scène de l'Olympia. En introduction du titre Barbara Ann, le groupe substitue "Pom-Pom-Pom-Pom-Pom-Pidou" au "Ba-Ba-Ba-Barbara-Ann". Au delà du clin d'œil, ce choix montre à quel point la sonorité du nom de famille du président amuse et intrigue.


Dès 1949, de Gaulle prévenait celui qui deviendrait son premier ministre: "Pompidou, ce n'est pas un nom sérieux. En Auvergne, peut-être [Pompidou est né à Montboudif dans le Cantal], mais pas à Paris! C'est un nom qui a l'air de se moquer du monde. Croyez-moi, Pompidou, vous n'arriverez à rien si vous vous obstinez à garder ce nom là!" En 1969, Miguel Cordoba et son orchestre enregistrent Pom pom pidou qui fait la part belle au patronyme présidentiel. Les paroles, qui tiennent largement de la gaudriole,  insistent sur la réputation de bon vivant du chef de l'Etat. "Pom, Pom, Pom, Pom, Pom, Pidou / Pom, Pom dites-nous tout ! / om, Pom, Pom, Pom, Pom, Pidou / Pom, Pom l'on ne sait rien de vous ! / Prenez-vous en faisant la vaisselle / Un p'tit coup d'alcool de mirabelle? / Portez-vous de gros gilets de flanelle?" 


Féru de poésie, le président gouverne dans la continuité de son prédécesseur, bien qu'apportant une touche plus humaine dans sa manière d'agir. Il attache en particulier une attention aux Français, et plus seulement à la France comme le faisait de Gaulle. Personnalité complexe, à la fois conservateur et fervent amateur d'art moderne, de littérature, Pompidou, clope au bec, roule en Porsche, tout en citant Paul Eluard. Loin de la stature encombrante du général, Pompidou incarne pour les médias et une partie de la population un président accessible.
Les Britanniques de Portico Quartet, eux aussi amusés par le nom "Pompidou", intitulent ainsi un de leurs meilleurs instrumentaux, fusion réussie de jazz et musiques électroniques. 

Si sous la présidence Pompidou sont créés le premier ministère de l'environnement et le conservatoire du littoral, rien ne semble sérieusement devoir entraver la bétonisation à l'œuvre ou encadrer la production industrielle. Pompidou souhaite une France technologique, compétitive, rapide, dans laquelle on se déplace vite. Pour ce faire, l'Etat poursuit la construction d'axes routiers comme le périphérique parisien ou la construction d'autoroutes, tandis qu'en 1969, le Concorde prend son envol. (1"Georges Pompidou" d'Ultramoderne traduit cette nouvelle ère, au cours de laquelle le maître mot est celui de développement. (2) "Production / Plus value / Organisation / Establishment / Réformisme / Financiers / Industrie / Rémunération / Technologie / Et qui veut du rab de frites / Georges Pompidou". 

La médaille a son revers. En 1972, Dutronc enregistre "Le petit jardin", une dénonciation de la frénésie immobilière et du tout bagnole, caractéristiques de la période pompidolienne. ["À la place du joli petit jardin / Il y a l'entrée d'un souterrain / Où sont rangées comme des parpaings / Les automobiles du centre urbain"]
En 1975, alors que Pompidou vient de casser sa pipe, Jacques Lanzmann écrit pour le chanteur "La France défigurée", dont les paroles écolo-nostalgiques décrivent un pays pollué, aux paysages sacrifiés sur l'autel du progrès. ["Oui, tu es ma France défigurée / Ma France des HLM et des forêts coupées / Ma France bétonnée aux tours inhumaines / Ma France des déversoirs et des océans noirs"] 

En matière économique, Pompidou, ancien banquier, est un libéral, et sa politique sociale se réduit à peu de choses (le SMIC, la mensualisation). Peu de choses en matière sociale.
Dans ces conditions, et malgré la croissance économique, les tensions sociales sont vives. Dans les cortèges des manifs, les participants chantent "Pompidou des sous". "Impression from France" du bluesman Luther Johnson reprend à son compte le slogan : "Pompidou des sous". En 1972, les Charlots enregistrent "Merci patron", une satire réussie du langage managérial prompt à transformer les vessies en lanternes et les ouvriers en larbins.

En matière de politique étrangère, la France n'entend pas renoncer à son pré-carré africain. Sous la houlette de Foccart et ses réseaux, le néocolonialisme se perpétue dans ce que l'on ne nomme pas encore la Françafrique. Sur le dos des populations, les dirigeants corrompus perpétuent la spoliation économique de leurs pays au profit de l'ancienne métropole. En 1971, les Gabonais célèbrent la bonne entente entre Libreville et Paris avec "Vive le Gabon (et monsieur Pompidou)". "Vive la Gabon et les Gabonais / Monsieur Pompidou, l'alliance franco-gabonaise / Vive le Gabon et les Gabonais, Brigitte Bardot -do -do -do

* "Chacun a des soucis, (...) moi je vais mourir."
Les Français savent que leur président a d'importants problèmes de santé, mais ne peuvent pas mesurer la gravité de la situation en lisant les communiqués officiels qui n'évoquent d'une "grippe à répétition". La prise de poids, le visage bouffi, à cause de la cortisone, sont attribués à sa gourmandise proverbiale. Le morceau que Dombrance consacre à "Georges Pompidou" (2'58) revient sur le choc représenté par l'annonce du décès présidentiel, le 2 avril 1974. 


C° : Pompidou, comme son prédécesseur, bénéficie d'une popularité importante. Les Français font alors part d'un bonheur matériel avec l'acquisition continue de biens de consommation, dans une société de loisir en plein essor. Encore aujourd'hui, la période pompidolienne jouit d'une image flatteuse, qui inscrit ce mandat dans le cadre d'une "France heureuse", bien que largement mythifiée. Souscrire à ce point de vue, c'est oublier un peu vite le poids des conservatismes et à quel point la pratique du pouvoir reste verticale (l'ORTF n'est supprimée qu'en 1974) et la société corsetée. A la mort de Pompidou, , rien ne semble devoir atteindre le patriarcat, la libération des mœurs reste timide, les ouvriers peinent à joindre les deux bouts, les immigrés subissent fréquemment la xénophobie ambiante.  
La nostalgie des années Pompidou trouve aussi son origine dans la différence entre histoire et mémoire. En effet le décès du président coïncide avec la fin de Trente Glorieuses et de la forte croissance. Or, il s'agit d'un concours de circonstance. Les chocs pétroliers, l'essor d'un chômage bientôt structurel, l'inflation plongent le pays dans le doute et laissent accroire que tout était mieux avant. Gare au biais rétrospectif qui nous fait idéaliser le passé. 

Notes :
1Avion le plus rapide du monde, symbole du génie de l'ingénierie française, il devient vite obsolète en raison de l'envolée du prix du baril de pétrole. 
2Lors d'une conférence de presse, Pompidou lance : "Chère vieille France... La bonne cuisine... Les Folies Bergères... Le gai Paris... La Haute couture, les bonnes exportations... Du Cognac, du Champagne et même du Bordeaux et du Bourgogne... C'est terminé ! La France a commencé et largement entamé une révolution industrielle !"

 Sources:
- Eric Roussel : "Georges Pompidou", collection Tempus, Perrin. 
- Ces chansons qui font l'actu: "Georges Pompidou, un drôle de nom et un deuil", "Pom pom pidou".
 - "Le projet Beaubourg, quand la France rêvait encore", émission Métronomique diffusée sur France Inter samedi 4 février 2017.

dimanche 8 juin 2025

Les présidents en chansons : de Gaulle ("tu le regretteras"... ou pas).

Ce billet existe en version podcast (lecteur ci-dessous) :

13 Mai 1958, la guerre d’Algérie fait rage. A Alger, l’insurrection des partisans de l’Algérie française entraîne une grave crise. Retiré de la vie politique depuis 1946, le général de Gaulle est appelé par le président de la IVème République René Coty pour former un gouvernement. Le 3 juin 1958, l’Assemblée nationale lui accorde les pleins pouvoirs pour rétablir l’ordre et préparer une nouvelle constitution. Les adversaires politiques du général crient au scandale et au coup d'état. De Gaulle n'en a cure, il peut enfin imposer sa vision institutionnelle en portant sur les fonds baptismaux la Cinquième république. La constitution fonde un régime parlementaire au sein duquel le rôle du président, chef de l'exécutif et des armées, est renforcé. A une écrasante majorité (82%), la Constitution est adoptée par référendum, le 28 septembre 1958. 

 

En décembre 1958, de Gaulle est élu président au suffrage universel indirect. Dans un contexte de forte croissance économique, il engage une politique d'indépendance nationale basée sur la détention de l'arme nucléaire. Il jouit alors d'une forte popularité et reste aux yeux de beaucoup l'incarnation de la résistance. 
En 1965, Gilbert  Bécaud enregistre "Tu le regretteras", sur un texte de Pierre Delanöe. Cette année là, lors des élections présidentielles qui se tiennent au suffrage universel direct, de Gaulle brigue un deuxième mandat. Il l'emporte face à François Mitterrand (alors très critique des institutions de la cinquième République) au second tour, ce qui constitue pour les observateurs une surprise. Le chanteur imagine déjà la France sans de Gaulle, ce qui lui permet de louer le rôle historique de l'homme du 18 juin, et de s'en prendre à ceux qui critiquent sa politique. Le jour où il quittera le pouvoir, le général manquera cruellement à ses concitoyens, prophétise Bécaud. "Cet homme légendaire / Au milieu des vivants, ouais / Le jour où on l'enterre, tiens / Je te parie cent francs / Que, que tu le regretteras / Tu le regretteras / Tu le regretteras longtemps".


En véritable groupie, Pierre Delanoë se fend de deux autres titres tout à la gloire de De Gaulle, mais cette fois ci très ampoulés et dignes d'hymnes pour Staline ou Kim Jong-un. Le premier date de 1980, soit dix ans après la disparition de l'homme de Colombey. Serge Lama s'y souvient de celui qu'il appelle "papa". Les paroles dénoncent la captation de l'héritage gaulliste par une classe politique composée de minables, n'atteignant pas la cheville du géant. Les arrangements pompiers, le titre, digne de l'almanach Vermot (De France en référence à De Gaulle), classent assurément le titre dans la catégorie Bide et Musique. "Qui donc parmi tous ces bavards / Ces loups bavants qui s'invectivent / Ralliera sous son étendard / Moutons bêlants, brebis craintives / Qui donc parmi ses héritiers / se dressera dans le tumulte / Pour nous gueuler qu'être français / C'est pas forcément une insulte ?" En 1989, Mireille Matthieu déroule la biographie du général, dont elle suit la trace de Lille à Londres. Auditeur, prépare tes oreilles, roulements de rrrrrrrr en approche. [ De Gaulle. (1989)] "De Gaulle, de Londres / Voix magique d'un autre monde / De Gaulle, de Lille / Comme un naufragé dans son île / On fait un sinistre procès / À ce général sans étoile / Mais quand De Gaulle parle aux Français / Ils reconstruisent leurs cathédrales".

De Gaulle a aussi ses détracteurs. En 1947, Léo Ferré écrit Mon général, au moment où de Gaulle crée le Rassemblement du Peuple Français, dans l'espoir de revenir au pouvoir. Finalement, Ferré n'enregistre son morceau qu'en 1961. En bon anarchiste qui se respecte, et tout en laissant poindre une certaine admiration pour le personnage, il se gausse du général devenu président. Le morceau subit la censure, mais Ferré l'interprète lors de son tour de chant à l'ABC en 1962.  "Paraît qu'on veut vous faire élire / C'est vrai sans blagu' c'est enfantin / Ils sav'nt pas qu'les vach'ries d'la gloire / C'est qu'au milieu d'un' pag' d'histoire / Il faut savoir passer la main". (Mon général


Sur la scène intérieure, de Gaulle mène une politique d’indépendance nationale, critique à l'endroit de l'allié américain. Pour ce faire, la France se dote de l’arme nucléaire. Outré, Sardou se fend de morceaux très critiques comme les Ricains, ou Monsieur le président de France. Il y critique la sortie de la France du commandement intégré de l'Otan, qu'il envisage comme une trahison, après le sacrifice des GI's lors du débarquement de 1944. Dans le second morceau,  après avoir rappelé la mort de son père en Normandie à la Libération, un fils s'adresse directement au président, donc de Gaulle. « Monsieur le Président de France, / Je vous écris du Michigan / Pour vous dire que tout près d'Avranches Mon père est mort il y a 20 ans. / Je n'étais alors qu'un enfant / Mais j'étais fier de raconter / Qu'il était mort en combattant, / Qu'il était mort à vos côtés.»

De Gaulle cherche à entretenir un lien direct avec les Français, que ce soit dans le cadre de ses très nombreux déplacements, lors d'allocutions radiotélévisées ou par l'intermédiaire des référendums (sur l'autodétermination de l'Algérie en 1961, les accords d'Evian, l'élection du président au suffrage universel en 1962, la réforme du Sénat et la régionalisation en 1969). En août 1962, La tentative d'assassinats dont il est l'objet au rond-point du Petit-Clamart convainc de Gaulle de la fragilité de l'édifice institutionnelle qu'il a voulu. Raison pour laquelle il fait accepter par les Français par référendum la désignation du président au suffrage universel direct. L'autorité du chef de l'Etat en sort renforcée, une inflexion dans la voie présidentialiste de la constitution qui ne cessera de s'accroître au cours des décennies. 
De Gaulle aimait à dire que "Les Français sont des veaux". Des propos méprisants qui inspireront le titre à un morceau de Dansez avec Moa, une pépite pop méconnue, écoutable sur l'excellente compilation Wizz ! French Psychorama 1966-1970 (vol 3).

Doté d'un grand flair politique et d'un sens de la formule redoutable, de Gaulle sait manœuvrer et éviter les chausse-trapes, d'autant qu'il peut s'appuyer sur des troupes fidèles et soumises, regroupées dans un parti godillot. En outre, le chef de l'Etat dispose d'une mainmise totale sur l'audiovisuel public, entravant largement l'accès de l'opposition aux médias. La société française, rajeunie sous l'effet du baby boom, connaît au cours des années 1960 des mutations très profondes. L'exode rural massif, le déclin de la pratique religieuse, l'entrée dans l'ère des loisirs et de la consommation de masse, transforment profondément le pays. Alors que tout semble changer, de Gaulle constitue pour une partie des habitants un repère, immuable.  L'"Inventaire 66" de Michel Delpech s'agace de ce décalage. A l'issue des couplets décrivant les bouleversements en cours, le chanteur conclut, dépité : "Et toujours le même président".

La pratique du pouvoir solitaire et autoritaire, l'usure, un certain déphasage avec les aspirations réformatrices d'une partie de la société, laissent le général désemparé lorsque survient mai 68. La victoire introuvable qui suit la dissolution de juin tient de la victoire à la Pyrrhus. En 1975, Renaud attaque la statue du commandeur dans Hexagone , dépeignant les membres des Forces Françaises Libres comme des planqués et les Français comme des veaux (un point commun avec de Gaulle donc), accordant leurs suffrages au général, effrayés par les images des barricades érigées dans le quartier latin. "Ils se souviennent, au mois de mai / D'un sang qui coula rouge et noir / D'une révolution manquée / Qui faillit renverser l'Histoire / J'me souviens surtout d'ces moutons / Effrayés par la Liberté / S'en allant voter par millions / Pour l'ordre et la sécurité
Ils commémorent au mois de juin / Un débarquement d'Normandie / Ils pensent au brave soldat ricain / Qu'est v'nu se faire tuer loin d'chez lui / Ils oublient qu'à l'abri des bombes / Les Français criaient, 'Vive Pétain' / Qu'ils étaient bien planqués à Londres / Qu'y avait pas beaucoup d'Jean Moulin".
Un an après mai 68, de nombreux Français se saisissent de l'opportunité représentée par un référendum sur la réforme du Sénat et la régionalisation pour faire part de leur lassitude à l'égard du vieux chef d'Etat. De Gaulle avait fait savoir qu'en cas de victoire du non, il démissionnerait. Désavoué, il s'exécute. Un an plus tard, il meurt en sa demeure de Colombey, à l'âge de 80 ans. Il jouit toujours d'une cote de popularité impressionnante. Dans son album République électronique, le musicien et producteur Dombrance compose des titres qui ambitionnent de construire des ambiances sonores correspondant aux différents mandats présidentiels. Voilà son De Gaulle
 En 2020, Bertrand Burgalat compose la musique rétro-futuriste de l'excellent documentaire de Camille Juza intitulé De Gaulle bâtisseur. La réalisatrice lui rend hommage : " « s’il n’est pas gaulliste, Bertrand Burgalat a, c’est certain, quelque chose de gaullien, et sa B.O tricotée dans les archives fait des allers-retours virtuoses entre la France des Trente glorieuses et aujourd’hui…  et c’est beau » ! " "De Gaulle bâtisseur (Qui sont les fous?)"
Conclusion : De Gaulle bénéficie, tout au long de ses présidences et jusqu'à sa mort, d'une grande popularité. Pour la grande majorité des Français, il reste avant tout l'incarnation de la Résistance. En outre, ses deux mandats se déroulent dans un contexte économique très favorable, caractérisé par une croissance  exceptionnelle et une situation de plein emploi.
Pour toutes ces raisons, il est difficile de déboulonner la statue du commandeur. Nous nous contenterons juste de rappeler que la pratique gaulliste du pouvoir, très verticale, repose sur l'usage de la censure et suscite à l'époque de vives critiques. La tendance à la nostalgie ne doit pas non plus occulter les fortes tensions sociales dont la crise de mai 68 constitue assurément l'acmé. 
En 1992, avec Le général De Gaulle dans la cinquième dimensionArthur H se moque gentiment de l'image hiératique et raide du couple de Gaulle dans un titre loufoque. "Il se retourne et c'est le choc / Une explosion atomique / Une désintégration sensuelle / Yvonne, Yvonne est là devant lui / Chaude et animale / Féline, merveilleusement féminine / Leurs regards se croisent et déjà il n'y a rien plus rien à dire.


 Sources:
 - Julian Jackson : "De Gaulle. Une certaine idée de la France", Points, 2021.

jeudi 15 mai 2025

« Heureux qui comme Ulysse » : l'Odyssée en chansons.

A l'issue de la guerre de Troie, une fois la ville ravagée, ses habitants massacrés, le Grec Ulysse prend la mer pour rejoindre l'île d'Ithaque dont il est le roi. Sa femme, Pénélope, patiente et fidèle, l'y attend depuis déjà dix ans. 

John William Waterhouse, Public domain, via Wikimedia Commons


Accompagné de ses compagnons, Ulysse prend la mer. Grisé par la victoire, mais écœuré par les flots de sang déversé, le héros semble avoir perdu la foi. Ce soupçon d'athéisme provoque la fureur de Zeus qui entend le châtier, et la haine de Poséidon qui cherche à le tuer. Dès lors, captif de la vaste mer, Ulysse est confronté à toute une série d'embûches sur la route du retour vers Ithaque. Il échoue chez les Cicones, les Lotophages, les Cyclopes, les Cimériens, les Phéaciens, rencontre Circé, Calypso, échappe aux sirènes, à Charybde et Scylla, avant de toucher au pays natal.

La culture populaire n'a eu de cesse de se référer à l'œuvre d'Homère. La chanson ne déroge pas à la règle. (1) Certains épisodes de l'Odyssée suscitent particulièrement l'intérêt. C'est le cas des sirènes, ces créatures mi femmes mi rapaces, dont le chant envoûtant provoque les naufrages. Ulysse parvient à leur échapper en prenant ses précautions. Attaché au mât de son embarcation, il a demandé à ses marins de boucher leurs oreilles grâce à de la cire. Tout aussi fasciné que le héros grec, les membres de l'Affaire Louis Trio cherchent à rencontrer les sirènes dans Mobilis in mobile. « J’irai voir tôt ou tard/ Si les sirènes existent/ Sur le dos des baleines / Je suivrai leur piste / Car nul ne résiste / Au charme doux / De leur chant d’amour »

Orelsan invite à son tour à se méfier des sirènes, ici identifiées aux mirages d'une vaine célébrité ; strass et paillettes ne constituant qu'un leurre. « J'entends les chants des sirènes / Regarde autour de moi tous ces gens qui m'aiment / J'veux toucher l'soleil avant qu'la pluie ne vienne / T'inquiète pas, seuls les faibles se font bouffer par le système. » [Le Chant des sirènes]

Ulysse aux mille tours connaît les vertus du vin. Il en use et abuse pour commettre ses ruses comme en témoigne la Petite messe solennelle de Juliette. « Né d'une âpre Syrah, d'un peu de Carignan / D'une terre solaire, des mains d'un paysan / C'est avec ce vin-là qu'on dit qu'Ulysse a mis / Le cyclope à genoux et Circé dans son lit .» Ainsi, prisonnier de Polyphème, Ulysse enivre le cyclope, pour mieux le tromper. Une fois endormi, les Grecs crèvent l'œil unique du géant. Caché sous des moutons, ils sortent de la grotte, échappent à la mort, mais pas à la haine de Poséidon, le père du cyclope.

Auparavant, Ulysse était parvenu à échapper à Circé la magicienne. Dans Le sort de Circé, la chanteuse Juliette prête sa voix à l'ensorceleuse et décrit la transformation des compagnons du héros achéen en pourceaux. Elle chante : "Mutatis mutandis / Ici je veux un groin / un jambon pour la cuisse / Et qu'il te pousse aux reins / un curieux appendice / Mutatis mutandis / Maintenant je t'impose / La couleur d'une rose / De la tête au coccyx / Mutatis mutandis".

Après moults péripéties, désormais seul, Ulysse échoue sur l'île d'Ogygie. Il est recueilli par la nymphe Calypso, qui tombe éperdument amoureuse du héros grec qu'elle couvre d'attention. Pendant sept années, ce dernier se la coule douce, mais il pense à son foyer, Ithaque, à son épouse, Pénélope, à son fils, Télémaque. Convaincu par Hermès, la nymphe laisse partir le héros. Arthur H conte ces amours torrides dans « Ulysse et Calypso ».

Intelligent, fort, éloquent, fidèle à sa patrie, Ulysse est un séducteur, mais il est orgueilleux. Sa femme, Pénélope est admirable : fidèle, intelligente, rusée. Georges Brassens, dans l'œuvre duquel abondent les références mythologiques, dépeint l'épouse fidèle sous un nouveau jour. Il avertit aussi des dangers à laisser trop longtemps seule une épouse au foyer. Sa Pénélope travaille à domicile, mais ne fait pas tapisserie. Face à l'ennui et la solitude qui l'accablent, des pensées charnelles s'immiscent dans son imagination fertile. Le poète sétois, et Barbara, sa merveilleuse interprète, s'en délectent. « Toi l'épouse modèle / Le grillon du foyer / Toi qui n'as point d'accrocs / Dans ta robe de mariée / Toi l'intraitable Pénélope. / En suivant ton petit bonhomme de bonheur (2X) / Ne berces-tu jamais en tout bien tout honneur / des jolies pensées interlopes.»

Au cours de son voyage, Ulysse se languit d'Ithaque. Cette nostalgie du pays natal inspire Heureux qui comme Ulysse à Joachim du Bellay en 1558. Le poète, qui se morfond à Rome, auprès du pape, compose un sonnet fameux en souvenir de Liré, son village angevin, dont la simplicité pittoresque lui est plus chère au cœur que les trésors de la ville éternelle. Des siècles plus tard, Georges Brassens reprend le premier vers du sonnet pour la chanson thème du film heureux qui comme Ulysse, dont le reste des paroles est du réalisateur Henri Colpi sur une musique de Georges Delerue. Le chanteur y évoque le bonheur d'être chez soi, entouré des siens, tout comme Ulysse revenu au bercail. « Heureux qui, comme Ulysse / a fait un beau voyage / Heureux qui comme Ulysse a vu cent paysages / Et puis a retrouvé / Après maintes traversées / Le pays des vertes allées »

Ridan met en musique le poème dans son morceau Ulysse« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, où comme celui-là qui conquit la toison, / Et puis est retourné, plein d'usage et raison, / Vivre entre ses parents le reste de son âge ! /

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village / Fumer la cheminée, et en quelle saison / Reverrai-je le clos de ma pauvre maison ; / Qui m'est une province, et beaucoup davantage ? /

Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux / Que des palais romains le front audacieux ; / Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine, /

Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin ; / Plus mon petit Liré que le mont Palatin, / Et plus que l'air marin la douceur angevine. » Il y ajoute deux couplets de sa plume, dans lesquels il incite à se méfier des chemins soi-disant pavés d’or, à ne pas céder aux mirages d'eldorados trompeurs.  « J'ai traversé les mers à la force de mes bras / Seul contre les dieux perdu dans les marais / Retranché dans une cale  et mes vieux tympans percés / Pour ne plus jamais entendre les sirènes et leurs voix

Nos vies sont une guerre où il ne tient qu'à nous / De nous soucier de nos sorts, de trouver le bon choix, / De nous méfier de nos pas et de toute cette eau qui dort / Qui pollue nos chemins soi-disant pavés d'or »

Au début des années 1980, l'Odyssée inspire le dessin animé franco-japonais Ulysse 31. Le poème d'Homère y est transposé dans un futur de science fiction très lointain (le XXXIème siècle). Depuis la base spatiale de Troyes, Ulysse voyage à bord de l'Odysseus. Arrivé sur une planète, le héros provoque la colère des dieux en détruisant un robot satellite géant, qui n'est autre que le cyclope. La malédiction s'abat sur tout l'équipage, à l'exception d'Ulysse, de Thémis, une jeune extra-terrestre, de Télémaque et de son petit robot de compagnie : Nono. Le générique interprété par Lionel Leroy fait désormais parti de l'univers mental de tous ceux qui étaient enfants dans la décennie 1980, pour les autres il fait sans doute figure d'ovni.

Notes : 

1. Dans la langue de Shakespeare également, les titres inspirés de l'Odyssée ne manquent pas. Citons, parmi beaucoup d'autres Tales of brave Ulysses de Cream, Calypso de Suzanne Vega, Ulysses par Franz Ferdinand dont Véronique Servat nous parlait iciEn 1968, sous forme d'un hommage à l'Odyssée, Tim Buckley décrivait les dégâts causés par l'amour dans une ballade intitulée Song to the siren. "Longtemps en mer, sur des océans sans navire / Pour sourire, je faisais de mon mieux / Avant que tes yeux et tes doigts ne m'attirent / Par leur chant sur ton île, amoureux / Et tu chantais / Fais voile vers moi (2X) / Laisse-moi t'envelopper / Je suis là (2X) / J'attends de t'enlacer".  Le morceau sera repris de manière marquante par This Mortal Coil. Ici, la chanteuse Elizabeth Fraser personnifie la sirène, dont le chant attire marins et amoureux vers une sépulture aquatique. L'atmosphère éthérée, cotonneuse du titre correspond bien à l'univers marin du mythe homérique.

Sources : 

- Homère : "Odyssée", traduction de Victor Bérard, édition de Philippe Brunet, Folio classique, Gallimard

- Louisette Garcin : "L'Odyssée : épopée du retour d'Ulysse à Ithaque"

- "Le voyage d'Ulysse et ses interprétations" [BnF - les Essentiels]