* Vive le Maréchal!
Le 16 mai 1940, en pleine débâcle, le président du conseil Paul Reynaud appelle Pétain pour le nommer vice-président du conseil. Son image de vainqueur de Verdun lui confère alors d'une grande popularité, tant auprès de la population que du personnel politique. Il passe pour un officier républicain qui se soumet toujours au politique, moins catalogué à droite que son collègue Weygand. A y regarder de près pourtant, le vieux militaire se défie largement de la démocratie.
Ainsi au cours des années 1930, alors que la France subit, comme le reste de la planète, la crise économique, le maréchal considère, comme une majorité de Français, que le pays est sur le déclin. Le système républicain apparaît à beaucoup incapable d'apporter des solutions efficaces à la crise économique et sociale. L'instabilité gouvernementale, une série de scandales politico-financier alimentent également l'antiparlementarisme. Tout en se gardant bien de s'exprimer en public, Pétain considère que la France a perdu la paix. Pour lui, les Français ne travaillent pas suffisamment, n'ont pas assez d'enfants et sont menacés par de graves fléaux tels que l'apéritif ou les instituteurs communistes...
L'aura militaire, l'expérience, le retrait affiché des affaires publiques depuis la grande guerre font de Pétain un recours possible en cas de cas de crise grave, comme l'atteste un sondage organisé par Le Petit journal auprès de ses lecteurs au cours de l'hiver 1934-35. A la question "Qui souhaiteriez-vous avoir comme dictateur cas d'urgence?", une majorité des 200 000 participants répondent ... Pétain.
Pétain en compagnie de Georges Bonnet, ministre des affaires étrangères au quai d'Orsay en mars 1939. Le premier vient d'être nommé ambassadeur de France en Espagne. Léon Blum regrette cette nomination, car"la place du plus noble, du plus humain de nos chefs militaires n'est pas auprès du général Franco." (cliché trouvé sur le site Paris en images)
Aussitôt nommé vice-président du conseil, Pétain quitte l'Espagne où il occupait le poste d'ambassadeur. A Franco venu le saluer, il déclare: "On va mettre fin à 30 ans de marxisme." Reynaud pense rassurer les Français en plaçant à ses côtés l'icône de la grande guerre Or, il n'a pas mesuré les ambitions politiques du maréchal. Appelé pour relancer la lutte, Pétain manœuvre pour faire cesser les combats.
Comment mettre un terme à la guerre? Deux options existent: une capitulation militaire ou un armistice. Le 15 juin, Paul Reynaud demande au généralissime Weygand de faire capituler l'armée. En refusant, ce dernier rompt le pacte républicain et précipite la démission du président du conseil.
L'armistice est donc signé par le pouvoir politique, ce qui signifie que l'armée n'est pas responsable du fiasco militaire. Aux yeux de l'état-major, le pouvoir politique, qui a voulu cette guerre, en est le seul responsable. Pétain et ses sbires attribuent la défaite à "l'Anti-France", c'est-à-dire les juifs, les franc-maçons, les communistes et les étrangers.
Le 16 juin, le président de la République Albert Lebrun appelle le maréchal pour former un nouveau gouvernement.
Quatre semaines plus tard, 10 juillet, Pétain obtient les pleins pouvoirs aux fins de rédiger une nouvelle constitution. Il s'agit d'une véritable révolution politique, car dès le lendemain, le héros de Verdun outrepasse le mandat qui lui est confié. On ne l'a pas mandaté pour prendre la totalité des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, mais le nouveau chef de l'Etat français considère qu'il doit avoir autorité sur toutes les décisions. Il débute ainsi une carrière de dictateur à 84 ans (comme quoi on peut débuter une carrière de dictateur bien après 67 ans...).
Le maréchal Pétain dans une salle de classe en 1942.
* "un syncrétisme idéologique" (cf 4 p 25)
Le régime de Vichy rompt avec les valeurs républicaines et aspire à instaurer un esprit communautaire fondé sur le respect de la hiérarchie. Comme le rappelle Henry Rousso (cf 4p25), "la Révolution nationale relève d'une conception 'organiciste' de la société (...). Les individus y sont comme autant d'atomes appartenant à des entités 'naturelles', des 'corps' ou des 'communautés' telles que la famille, la région, la profession, la nation - la communauté suprême." Son projet exalte la paysannerie et l'artisanat, valorise dialectes et folklores régionaux (pourtant largement tombés en désuétude). Au contraire, il rejette le libéralisme hérité de la révolution.
Ancrée dans la droite antirépublicaine, cette doctrine est un amalgame de plusieurs traditions politiques. On y retrouve ainsi les valeurs de l'Action française, antiparlementaire et xénophobe, celles des ligues et des mouvements d'anciens combattants, l'idéologie d'une partie de la droite catholique, mais aussi les thématiques et formes d'action du fascisme, en particulier "la dynamique révolutionnaire, la volonté d'encadrement des masses, l'importance du chef charismatique" ou encore le discours corporatiste. (cf 4 p27)
Mais pour imposer ce bouleversement des institutions et de la société française, il faut que le gouvernement dispose de sa souveraineté. Pour ce faire, alors que le pays est défait et occupé, il faut qu'il négocie avec l'occupant, d'où la collaboration.
Affiche de propagande pour la vente de portraits de Pétain en faveur du Secours national. Une des nombreuses manifestation du culte maréchaliste. Le portrait du vieillard est décliné sous toutes les formes, jusqu'à se substituer à celui de Marianne sur les timbres-postes!
Chaque jour, le Maréchal reçoit des milliers de lettres et d'innombrables cadeaux de toute nature. Cette ferveur se mesure encore lors des voyages du chef de l'Etat français en zone sud.
* La chanson engagée ... du côté de la Révolution nationale.
Dès son installation, le régime développe une propagande massive autour de la figure du Maréchal. Ce culte appuie et entretient la dévotion dont l'auguste personnage fait l'objet. Tous les médias sont sollicités pour louer les mérites du chef, en particulier le chant, paré de nombreuses vertus dont celle d’unir et de discipliner ses exécutants. Aux yeux des autorités, le chant choral devient une école de virilité, favorisant l’unité derrière le "sauveur de Verdun". La pratique du chant s'impose enfin comme moyen d’encadrement, en particulier de la jeunesse, objet de toutes les attentions.
Dans ses discours, Pétain met cette dernière en garde contre la dissolution des mœurs qui aurait précipité le pays dans l'abîme: "L'atmosphère malsaine dans laquelle ont grandi beaucoup de vos aînés a détendu leurs énergies, amolli leurs courages et les a conduits à la pire catastrophe de notre histoire. Pour vous, engagés dès le jeune âge dans des sentiers abrupts, vous apprendrez à préférer aux plaisirs faciles, les joies des difficultés surmontées." (message du 24 décembre 1940)
Les organisations de jeunesse deviennent donc des hauts lieux de la chanson de propagande. C'est dès l'école que s'organise la célébration chantée du régime. Les enfants y apprennent les airs et répètent en vue des commémorations officielles. Le chant collectif s'impose aussi dans les chantiers de jeunesse puisque Chanter c'est s'unir, comme le clame une affiche imprimée par le commissariat aux chantiers de jeunesse en 1943.
Loin des miasmes des grandes cités industrielles, le régime de Vichy exalte le travail de la terre, au grand air, au plus près des racines paysannes de la nation.
La chanson s'impose donc comme un vecteur idéologique important. Comme le constate Thomas Rabino (cf 3, p16), " la nature même du média "chansonnier", fondée sur une adhésion à la mélodie, en accroît l'impact" et permet de "diffuser et de promouvoir un nouveau cadre de pensée avec, sans doute, une efficacité supérieure à celle des allocutions politiques."
Aussi, "Travail, famille, patrie", la devise de l'Etat français se décline en chansons. Une palanquée de morceaux exalte les piliers de la France rance du Maréchal.
Pour Nathalie Dompnier (cf 2), ces morceaux n'ont pas fait l'objet de commandes officielles. C'est donc par conviction ou opportunisme que les paroliers s'inspirent des thèmes de la Révolution nationale et louent l'Ordre nouveau prôné par les idéologues de Vichy:
- Les femmes s'en tiennent à leur rôle de fécondatrices et de ménagères. En 1941, Eliane Célis chante ainsi d'une voix langoureuse: "Quand on berce tendrement / Sa poupée qu'on aime tant / On est déjà maman / Être maman c'est être plus jolie / C'est garder la jeunesse au coeur / C'est le bonheur le plus grand dans la vie / De s'entendre dire: Maman." ("Etre maman")
- D'autres chansons militent pour le retour à la terre voulu par Pétain. "La terre ne ment pas" interprétée par Lucien Boyer en 1941 reprend ainsi les mots employés par le chef de l'Etat français dans un discours radiodiffusé. Dans cette veine, on peut citer "Vive la terre de France", chant d'amour à cette glèbe dans laquelle plongent les racines des "vrais Français". Semons le grain et la lumière propose encore André Dassary dans un morceau qui s'inscrit parfaitement dans le carcan vichyste de promotion de la ruralité: "Au travail, Au travail, Au travail, Au travail / Semons le grain de la lumière / Semons la graine de la beauté / De la terre nourricière / Jailliront les fleurs de liberté / Gaiement pour la France éternelle / Donnons nos cœurs donnons nos bras ".
"Ah! Que la France est belle" de Marcelle Bordas reprend à son compte les images d'Epinal vichyste d'une France exclusivement rurale, avec "ses champs, ses bois, ses vallons ses clochers !" (les Allemands, moins bégueules, comprennent tout l'intérêt qu'il y a à mettre la main sur l'appareil industriel français, tout comme sur les ressources agricoles d'ailleurs).
- Montagard et Courtioux, les "auteurs" de Maréchal nous voilà, récidivent quelques semaines plus tard avec une marche intitulée la France de demain, qui bénéficie comme la précédente d'une intense diffusion. Le succès escompté n'est pourtant pas au rendez-vous malgré l'inévitable André Dassary qui chante:
"Bientôt notre terre chérie / S'enrichira d'un pur froment / Et notre France enfin guérie / Resplendira plus fièrement / Si "Travail, Famille, Patrie" / Sont nos seuls cris de ralliement ! "
Seule la jeunesse semble capable de régénérer un pays qui a trop goûté à "l'esprit de jouissance". Les paroles rappellent que ce redressement national ne peut se faire qu'en creusant le sillon entamé par le vénérable maréchal, en mettant scrupuleusement en application la sainte trilogie du "travail, famille, patrie".
"Notre drapeau", salut aux couleurs de la France", "Haut les coeurs", "la Marche des écoliers de France" sont autant de chansons patriotiques à destination des écoles. Les paroles, affligeantes, posées sur des rythmes de marches militaires, visent à inculquer les "vraies valeurs" aux petits Français. "Loin de tous bruits, dans nos écoles / Germe l'esprit de l'avenir. / Le livre instruit et puis console, / Si l'on a su le bien choisir. / Que le bon sens partout s'étale, / Avec l'accent du vieux terroir, / Pour renforcer la loi morale, / Qui définit notre devoir." Amen.
- Enfin, dans le cadre de sa politique de revalorisation des coutumes locales, d’ancrage au terroir, le régime se lance dans la collecte de chants folkloriques des régions françaises dont on accentue les particularismes. Ce folklore musical, expurgé de toute paroles tendancieuses ou grivoises, est d'ailleurs largement reconstitué car tombé en désuétude.
* "Maréchal nous voilà".
En juillet 1941 est publié Maréchal nous voilà, "l'hymne" du régime de Vichy, le chant qui illustre le mieux l'extrême personnalisation du pouvoir.
La musique attribuée à Charles Courtioux est en fait un plagiat du morceau la Margoton du bataillon de Casimir Oberfeld. Plagiat d'autant plus odieux que ce dernier, juif, meurt en déportation à Auschwitz en 1943. On décèle en outre une parenté évidente avec une composition de Fredo Gardoni intitulée la fleur au guidon, chanson du tour de France 1937 dont les deux premiers vers du refrain étaient : « Attention, les voilà ! les coureurs, les géants de la route.").
Plusieurs facteurs expliquent le succès de Maréchal nous voilà. Ses interprètes sont de grandes vedettes. Andrex chante le titre à la radiodiffusion nationale, André Dassary l'enregistre pour Pathé, accompagné par ce qu'il reste de l'orchestre de Ray Ventura. La musique, très rythmée, est une marche, genre alors très populaire.
Les bustes et statues de Pétain remplace bientôt ceux de Marianne sur les places publiques ou dans les mairies.
Contrairement à une idée répandue Nathalie Dompnier (cf 1) démontre que l'hymne au Maréchal n'est pas l'unique hymne du régime. Il ne parvient pas à supplanter totalement La Marseillaise (interdite cependant en zone nord, car l'occupant redoute qu'il prenne les accents de la rébellion). Les "deux hymnes coexistent bien durant cette période, glorifiant le régime et le chef de l'Etat. Les deux figurent parmi les outils de la propagande lors des cérémonies publiques. (...) Cependant l'un d'entre eux, la Marseillaise, se démarque par son caractère d'emblème officiel et par sa plus grande force symbolique. Si Maréchal nous voilà connaît un véritable succès populaire, c'est d'abord comme une chanson de variétés et non comme l'hymne de l'Etat français. La période du régime de Vichy s'inscrit, malgré des hésitations, dans la tradition du recours à La Marseillaise comme hymne, symbole politique de la France."
L'hymne vichyste loue jusqu'à l’écœurement les mérites du chef . Les jeunes auxquels s'adressent la chanson (« nous voilà ! ») se prosternent devant l'ancêtre dont ils "vénèrent [les] ans" (il a 85 ans en 1941!). Omniscient, Pétain est à la fois le"sauveur de la France", un martyr qui n'hésite pas à se sacrifier (« En nous donnant ta vie » fait référence au discours du 17 juin 1940: « Je fais à la France le don de ma personne »). C'est aussi un guide sûr qui assurera le redressement de la France grâce à sa Révolution nationale: " Français levons la tête, Regardons l'avenir ! ", «Exaltons le travail ».
Ce morceau, emblématique de l'Etat français, inspire de nombreuses parodies qui en subvertissent le sens. Ainsi le refrain de Maréchal les voilà! dénigre le Maréchal et sa clique: "Maréchal! les voilà! / ces vendus, ces héros d'apparence, / Maréchal! les voilà! / du Führer ils vont suivre les pas / Maréchal, ne crois pas, / que ces ânes referont la France / bien trop bêtes pour ça, / Maréchal, Maréchal, les voilà!"
Maréchal malgré toi se transforme en ode à "l'armée des ombres": " Maréchal, nous voilà ! / Malgré toi, nous sauverons la France, / Nous jurons qu'un beau jour / L'ennemi partira pour toujours / Maréchal, nous voilà ! / Nous avons retrouvé l'espérance, / La patrie renaîtra."
Une autre version nommée Général vous voilà substitue de Gaulle à Pétain et transforme le morceau en chant de résistance: "Général nous voilà, résolus à lutter pour la France."
La diffusion de ces parodies reste cependant très confidentielle. Elles ne concurrenceront jamais sérieusement l'immense tube qu'est à l'époque Maréchal nous voilà!
Maréchal, nous voilà ! paroles d'André Montagard (1941)
I. Une flamme sacrée
Monte du sol natal
Et la France enivrée
Te salue Maréchal !
Tous les enfants qui t’aiment
Et vénèrent tes ans
A ton appel suprême
Ont répondu «présents !»
Refrain: Maréchal, nous voilà,
Devant nous le sauveur de la France
Nous jurons, nous tes gars
De te servir et de suivre tes pas
Maréchal, nous voilà
Tu nous as redonné l’espérance,
La Patrie, renaîtra,
Maréchal, maréchal, nous voilà !
II. Tu as lutté sans cesse
Pour le salut commun
On parle avec tendresse
Du héros de Verdun.
En nous donnant ta vie,
Ton génie et ta foi,
Tu sauve la patrie
Une seconde fois !
Refrain.
III. Quant ta voix nous répète
Afin de nous unir :
«Français levons la tête,
Regardons l’avenir»,
Nous brandissons la toile
Du drapeau immortel
Dans l’or des étoiles
Nous voyons luire le ciel.
Refrain.
IV. La guerre est inhumaine,
Quel triste épouvantail ;
N’écoutons plus la haine
Exaltons le travail !
Et gardons confiance
Dans un nouveau destin,
Car Pétain c’est la France,
La France c’est Pétain !
Refrain
Sources:
1 Nathalie Dompnier: « Entre La Marseillaise et Maréchal, nous voilà ! Quel hymne pour le régime de Vichy ? », in Myriam Chimènes (dir.), La vie musicale sous Vichy, Paris, Editions Complexe, coll. Histoire du temps présent, 2001, p. 69-88
2 « Chanter sous l’occupation : un acte politique ? », contribution à la journée d’étude de la Bibliothèque nationale et du Hall de la chanson, Chansons en politique, le 29 novembre 2002.
3. "Variétés, musique et chansons en guerre", article de Thomas Rabino paru dans Histoire(s) de la Seconde Guerre mondiale n°11, mai-juin 2011.
4. Henry Rousso: "Le régime de Vichy", collection que sais-je?, PUF, 2007. Une belle synthèse des travaux les plus récents sur le sujet.
5. La contribution de l'excellent Emmanuel Grange à la regrettée revue des Clionautes: "Les voix de la France après la débâcle ou la Seconde guerre mondiale en chanson" (au format PDF ici).
6. "Philippe Pétain", documentaire de Paule Muxel et Bertrand de Solliers, diffusé sur Arte en novembre 2010.
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1 commentaire:
merci Julien pour cet article, qui sur un titre bien rance arrive à glisser des pointes d'humour salvatrices et une vraie mise au point sur les tubes de l'époque.
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