mardi 9 février 2016

304. Massilia Sound System:"Aqui"

Dans le cadre des migrations ioniennes qui font suite à l'effondrement de la civilisation mycénienne, est fondée Phocée, au IXe siècle av. J-C. Très vite, la cité d'Asie Mineure développe un commerce à longue distance. L'historien Hérodote (Vème siècle av. JC) affirme ainsi que les Phocéens furent les premiers des Grecs à faire de longs voyages en mer et à aller vers l'Occident (1) En quête de l'étain, le métal indispensable à la réalisation du bronze, ils seraient partis à la découverte de l'Adriatique, de l’Étrurie, de l'Ibérie et du royaume de Tartessos.
C'est donc d'abord pour des raisons commerciales que les Phocéens fondèrent une série de comptoirs en Méditerranée, dont le plus important est Massalia, la Marseille grecque.

Plaque de bronze scellée dans le sol du quai des Belges sur le Vieux-Port. Posée dans les années 1950 à l'initiative de Gaston Defferre, alors maire de la ville, elle commémore la création de Marseille, il y a de cela 2600 ans.
 

Avant de devenir une véritable cité grecque dotée d'institutions spécifiques, Massalia semble avoir été un emporion, c'est-à-dire un comptoir de commerce ouvert, un lieu où des commerçants allogènes (ici les Phocéens) échangent avec les populations déjà installées (les Ségobriges). On a longtemps cru que les nouveaux établissements entretenaient des liens très étroits avec leurs "villes-mères". En réalité, si des liens demeurent, ils sont essentiellement culturels et religieux, beaucoup plus que politiques et économiques. Aussi, le terme de "colonie" dont les historiens usèrent longtemps pour désigner les comptoirs crées par les Grecs autour de la Méditerranée, semble désormais périmé. On parle aujourd'hui plus volontiers d'apoikia, c'est-à-dire d'"établissement loin de la maison" tout en insistant sur la spécificité des habitants de ces apoika, fruits du métissage entre les populations locales et les nouveaux venus (Phocéens, mais aussi marins de passage).



* Gyptis + Protis = Massalia.

Cette affiche réalisée par David Dellepiane en 1898 à l'occasion du 25ème centenaire de la fondation de Marseille, propose une représentation des noces de Gyptis. Cette histoire rappelle bien sûr l'histoire d'Ulysse et Nausicaa dans l'Odyssée.
Comme la plupart des grandes villes de l'Antiquité, Marseille possède son mythe fondateur. Nous le connaissons grâce à Justin, un historien du IIIème siècle:

« Les chefs de la flotte de Phocée (Asie mineure) furent Simos et Prôtis. Ils allèrent trouver le roi des Ségobriges (= peuple gaulois de la tribu des Ligures), nommé Nannus, sur le territoire duquel ils désiraient fonder une ville, et lui demandèrent son amitié. Justement ce jour-là le roi était occupé à préparer les noces de sa fille Gyptis, que, selon la coutume de la nation, il se disposait à donner en mariage au gendre choisi pendant le festin. Tous les prétendants avaient été invités au banquet ; le roi y convia aussi ses hôtes grecs. On introduisit la jeune fille et son père lui dit d'offrir l'eau à celui qu'elle choisissait pour mari. Alors, laissant de côté tous les autres, elle se tourne vers les Grecs et présente l'eau à Prôtis, qui, d'hôte devenu gendre, reçut de son beau-père un emplacement pour y fonder une ville. Ainsi la ville fut élevée, non loin de l'embouchure du Rhône, dans un golfe écarté, comme dans un coin de mer.» 
[JUSTIN, Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée, Livre XLIII, chap. III, 8-12]

Implantés sur la rive gauche du delta du Rhône, les Ségobriges ("les brillants vainqueurs") trouvent une alliance matrimoniale, celle des échanges culturels, avec les Grecs. Rarement cité dans les textes ensuite, cette population est sans doute progressivement intégréé dans celles du territoire de Marseille.
La légende de fondation de Marseille offre l'exemple - plutôt rare - d'une installation pacifique et heureuse, une "colonisation réussie" en terre barbare se soldant par des rapports harmonieux (2) entre les populations autochtones et les nouveaux venus. D'après le mythe, il n'y a donc pas conquête, mais d'emblée intégration de deux cultures, de deux populations qui partagent en bonne intelligence les territoires et les tâches économiques: aux Phocéens le commerce, aux Ségobriges l'agriculture. Ainsi, le roi Nannus donne au chef grec une calanque inhabitée (le site du Vieux Port). De fait, la ville grecque s'installera dans la partie nord de la calanque (sous l'actuel quartier du Panier). Située sur la Méditerranée et au débouché du Rhône, puissant axe nord-sud par où pouvait transiter le commerce vers l'intérieur des terres, la situation de Massalia ne devait en fait rien au hasard.
Le mythe marque sans doute l'entrée dans une nouvelle période. "On a la fin (...) d'un mode de vie avec cette population celtique sans doute semi-sédentaire pratiquant l'élevage et puis l'installation de la ville. On va passer (...) d'un mode de vie basé sur des pratiques pastorales avec un ancrage territorial peu marqué et celle ensuite des contacts avec le monde grec de la ville et donc l'adoption d'un nouveau mode de vie. Les populations celtiques vont s'insérer dans un nouveau réseau qui cette fois-ci est un réseau méditerranéen." [Dominique Garcia au Salon noir]
   


Maquette du Musée d'histoire de Marseille. De tous les établissements fondés par Phocée, seul celui de Marseille prospéra vraiment grâce à un site naturel particulièrement propice au développement des activités portuaires et  à l'afflux soudain de population lors de la chute de Phocée en -546. Il devait s'agir au départ d'une ville assez petite. Mais elle connaît un grand essor au cours VIe siècle av. J.-C. passant d'une vingtaine d'hectares à près de quarante.

* Du mythe à l'histoire.
 Les découvertes archéologes viennent accréditer certains éléments de la légende de Gyptis à commencer par la date de fondation de la ville, en 600 av. J.-C. Les données archéologiques démontrent que les indigènes délaissèrent la plaine au profit des collines environnantes. Les Massaliotes au contraire s'épanouirent sur les zones basses du littoral, propices à leur commerce maritime. Si l'on en croit du moins la mise à jour de céramiques indigènes non tournées et de vases grecs modelés dans les premières maisons de la fin du VIIème et du début du VIème siècle av. JC (sur le Panier), une cohabitation pacifique paraît bien exister entre les deux groupes de population dans les premières années de la fondation de Massalia. (3) Les marins grecs quittant la Grèce étaient surtout de jeunes hommes célibataires. Les mariages mixtes devaient donc bien être une réalité. Ces unions donnèrent ainsi naissance à une civilisation originale.
Ainsi, quand les Phocéens fondent Massalia, ils se trouvent confrontés à des populations dont l'activité principale est le pastoralisme, "des populations dont le territoire est plutôt axé sur des parcours, (...) des ressources bien identifiées plutôt que sur des espaces extrêmement larges et dominés politiquement. Au moment où les Marseillais vont s'installer, il ne vas pas y avoir un affrontement, mais bien au contraire une liaison, une association entre des populations tournées vers la mer et capable de fournir des produits nouveaux aux populations locales, en particulier le vin qui n'était pas connu, et des populations indigènes, celtiques, qui vont pouvoir accueillir et s'associer avec ces populations grecques. " (Dominique Garcia au Salon Noir



Amphore massaliète du IVe s. av. J.-C. Plutôt que de pratiquer la céréaliculture, les Massaliotes mettent en place la culture spéculative de produits nouveaux (vin, huile) dont ils savent pouvoir tirer un bon prix.

* L'économie.

D'après le géographe Strabon "Les Massaliotes occupent un territoire dont le sol, favorable à la culture de l'olivier et de la vigne, est, en revanche, beaucoup trop pauvre en blé ; aussi les vit-on plus confiants dans les ressources que pouvait leur offrir la mer que dans celles de l'agriculture, chercher à utiliser de préférence les conditions heureuses où ils se trouvaient placés pour la navigation et le commerce maritime."
Étape sur la route vers l'Espagne, Massalia servit sans doute dans un premier temps de port de transition entre Phocée, les cités grecques de la mer Egée et d'Italie du Sud et l'intérieur de la Gaule. La cité entretenait vraisemblablement d'excellentes relations commerciales avec les étrusques et l'établissement massaliète joua sans doute un rôle de redistribution de l'artisanat étrusque en Gaule. Mis à part le commerce maritime, les Massaliotes exploitaient le corail et pratiquaient la pêche. (4) Dans son traité d'halieutique, Oppien vante d'ailleurs le savoir-faire marseillais en ce domaineSelon Justin, les Massaliotes s'adonnaient également à la piraterie.
Incontestablement tournée vers la mer, Massalia ne se réduisait pourtant pas à un simple port de commerce ou de pêche. Et si les premiers Massaliètes s'implantèrent d'abord dans la calanque sans occuper la plaine alentour, très vite cependant l'expansion territoriale de la cité permit l'exploitation de la vigne (découverte de parcellaires de vignobles remontant au Vème siècle av. J.-C.). La diffusion de sa propre production de vin permit à Marseille de disposer d'un produit d'exportation recherché; la ville ne se contentait plus dès lors de redistribuer les produits d'importation. La vente du vin permit en outre aux Massaliotes de se procurer les céréales auprès des communautés indigènes.



La diaspora grecque est constituée de réseaux. Des régions de Grèce essaiment en fondant des cités autour de la Méditerranée (réseau eubéen autour du détroit de Messine et du Golfe de Naples, mégarien en Sicile et mer Noire). La chute de Phocée en - 546 précipite l'indépendance de Marseille. Dès lors, la cité essaime à son tour et fonde une série de comptoir le long du littoral: Agde, Antibes... [Carte tirée du Livre scolaire]


 * L'emprise massaliote sur l'ouest méditerranéen.
En - 546, la prise de Phocée par les Perses entraîna l'expatriation d'un grand nombre d'habitants. Un contingent important s'installa à Alalia (Aléria) sur le littoral oriental corse (5) et à Vélia (en Italie du Sud), tandis qu'un second groupe vint renforcer le contingent phocéen de Massalia.
Outremer, Marseille profite de la disparition de sa métropole en s'arrogeant le monopole du commerce grec dans le golfe du Lion. A la fin du Ve et au début du IV e siècle av. J.-C., elle renforce encore sa zone d'influence grâce à la fondation d'Agathé (Agde), Rhodè et au relais commercial de Théli(Arles). Afin de lutter efficacement contre la piraterie ligure et salyenne et pour s'assurer la mainmise sur la côte provençale, la cité crée des défenses avancées, sortes de colonies militaires à Olbia (Hyères), Tauroeis (Le Brusc), Antipolis (Antibes) et Nikaia (Nice). 
Avec l'arrivée du second contingent de Phocéens au cours des années -540, Marseille connaît un véritable décollage économique et  s'impose alors comme un acteur important vers la Méditerranée et l'Europe. On retrouve ainsi le vin de Marseille en Bourgogne, dans le Berry et jusqu'en Allemagne. Un véritable réseau commercial, irrigué par Massalia permet à l'espace celtique de rentrer dans le grand réseau méditerranée.  Pour Jean-Louis Brunaux, la collaboration qui se met en place entre les peuples celtes et les Grecs de Marseille permet l'établissement de quelques grands axes commerciaux à travers la Gaule. "La raison est avant tout économique. Les Grecs en requérant l'aide des Celtes pour leur approvisionnement en étain et autres minerais, ont provoqué chez aux une forme primitive d'économie de marché, une incitation à la consommation de produits méditerranéens, les obligeant à une production propre destinée au paiement de ces derniers."
  


 Tétrobole massaliote en argent (200-150 av. J.-C.) représentant Artémis et un lion. La déesse est la divinité poliade de Marseille. Au début du IIe s. av. J.-C., Massalia battait sa propre monnaie, preuve de l'indépendance de la cité. Le régime politique massaliète est une oligarchie s'appuyant sur un système héréditaire particulièrement fermé. Seules les membres des premières familles installées à Massalia peuvent siéger au synédrion (un collège de 600 membres). Le gouvernement aristocratique finit par timidement par s'ouvrir aux cadets et à certaines familles particulièrement "méritantes". (cf: Aristote)

* Massalia et Rome.
Jusqu'aux guerres civiles romaines, Massalia entretient d'excellentes relations avec Rome. Justin affirme ainsi que les Phocéens s'étaient associés à Rome au temps du roi Tarquin. Lors des deux premières guerres puniques, les deux cités luttent de concert contre Carthage, Massalia apportant l'appui parfois décisif de sa flotte (pendant la bataille de l'Ebre d'après Diodore de Sicile). Bref, à cette époque,  la cité phocéenne peut bien être considérée comme la plus fidèle alliée de l'Urbs. Face à la menace ligure, les Massaliotes doivent cependant réclamer de plus en plus souvent l'aide de Rome. Ils y gagnent une relative sécurité, mais perdent en contrepartie de leur influence politique et économique
En -49, au cours des guerres civiles qui déchirent Rome, l'oligarchie marseillaise se rallie à Pompée contre César "l'arriviste". Ce dernier entreprend un siège de six mois.  La prise de la ville sonne le glas de l'indépendance marseillaise qui passe alors définitivement dans l'orbite romaine. Son influence commerciale décline au profit des colonies romaines d'Arles, Fréjus et Narbonne.
Au cours de la période augustéenne, la ville se transforme profondément et se dote des monuments caractéristiques de la civilisation romaine (thermes du port, forum, théâtre).  La cité phocéenne - que l'on nomme désormais Massilia - conserve un grand prestige culturel. Aussi, de nombreux patriciens romains envoient leurs fils en formation dans cette ville où l'hellénisme perdure

 
Massilia connaît une intense vie intellectuelle. Considérée comme une "seconde Athènes", elle devient une destination de choix pour la jeunesse romaine turbulente. Dans ses écrits, Tacite souligne l'excellence des écoles marseillaises. La cité phocéenne s'enorgueillit alors d'être la patrie de rhéteurs (Volcatus Moschus), médecins (Crinas, Charmis) et explorateurs reconnus (Pytheas).


Conclusion: 
En dépit de la référence à l'olympisme dans l’appellation du club de football ou de l'évocation fréquente de "la cité phocéenne", il reste aujourd'hui peu de choses du passé grec de Marseille.  De fait, la "plus vieille ville de France" conserve peu de vestiges monumentaux de la période antique en raison de l'urbanisation continue de son site.  A partir du XIXe siècle, l'archéologie urbaine a néanmoins permis des découvertes intéressantes
- nécropoles lors des grands travaux (1829-1835);
- 43 stèles de la rue Négrel lors du percement  de la rue impériale (actuelle rue de la République) entre 1861 et 1864.
- vestiges extrêmement bien conservés de ce qui était sans doute un bâtiment public dans l'enceinte du collège Vieux-Port.
- deux bateaux grecs de la fin du VIe s. av. J.-C. au niveau de la place Jules Verne (en 1992).  
- graffitis représentant des navires de guerres (les pentécontères)
- des céramiques, monnaies ...

La seule permanence véritable est peut-être à rechercher dans le métissage et le cosmopolitisme de la population marseillaise, dans cette faculté à intégrer les gens de passage, donnant naissance à une forme de métissage créatrice de richesses. Les découvertes archéologiques laissent en effet penser que l'aspect cosmopolite de Marseille s'affirme dès l'origine de la cité. Grecs, Gaulois, Phéniciens, Étrusques, Romains s'y côtoyèrent au fil des décennies... 

 Le morceau Aqui ouvre l'album Chourmo du Massilia Sound System, en 1993. On y entend des voix féminines susurrer à plusieurs reprises: " Ici en l'an 600 avant J.-C., des marins grecs ont abordé venant de la cité de Phocée. Ils fondèrent Marseille d'où rayonna en Occident la civilisation."
 




Notes:
1. En réalité, l'expansion vers l'ouest  est inaugurée par les Phéniciens, auxquels succèdent les Eubéens au VIIIème siècle av. J.-C.  Les Phocéens ne font donc que leur emboîter le pas  
2. Très vite cependant les relations se tendent. Les extensions territoriales des Massaliètes provoquent  la révolte du fils de Nannus (selon Justin: "Abrégé des histoires philippiques").
3. Les reliefs qui bordent la plaine de l'Huveaune abritent quelques établissements ségobriges qui échangeaient avec les marins de passage et les premiers Massaliètes (amphores de vin étrusque)
4. Découverte de deux barques du VIème siècle, le plus petit est un bateau de cabotage.
5. Ils en furent chassés par une coalition liant les Etrusques aux Phénico-puniques. Craignant les actes de piraterie et une concurrence commerciale en mer tyrrhénienne, ces derniers obligèrent les Phocéens d'Alalia à fuir vers Velia et Massalia

Une spéciale dédicace à Vikinounours. 



Sources et Liens:

- Sophie Bouffier: "Marseille et la Gaule méditerranéenne avant la conquête romaine." (pdf)
- Le Salon noir: "Marseille, 2600 ans d'histoire" avec Marc Bouiron et Philippe Mélinand.
- Archéothéma: "Marseille la plus ancienne ville de France". 
- Le Salon noir: "Marseille et ses territoires durant l'Antiquité" avec Sophie Bouffier et Dominique Garcia. 
- Jean-Louis Brunaux "Marseille, le mariage de la Grèce et de la Gaule", in  L'Histoire n° 398, avril 2014.
- INRAP. Atlas archéologique de Marseille
- Pallas: "Les Phocéens, Marseille et la Gaule (VIIe-IIIe s. av. J.-C.)".
- Concordance des temps: "Quand Marseille s'appelait Massalia".
- Wikipédia: "le mythe fondateur de Marseille".

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