samedi 1 mai 2021

Chansons anarchistes 4/4: Caserio assassine Carnot et précipite la fin de la "propagande par le fait".

Comme nous l'avons vu dans les épisodes précédents, c'est l'affaire Ravachol qui inaugure le cycle sanglant des attentats et de la répression qui s'abat sur la France pour deux longues années (1892-1894). Avant de perdre la tête sur le billot, Ravachol avait prévenu ses juges: "j'ai fait le sacrifice de ma personne. Si je lutte encore, c'est pour l'idée anarchiste. Que je sois condamné m'importe peu. Je sais que je serai vengé." Sa prédiction se vérifie très vite. L'événement lui-même crée sa répétition, de façon circulaire et c'est à une spirale d'attentats à laquelle on assiste alors. On venge celui qui est tombé, ce qui permet de faire de nouveau parler de la cause. L'exécution de Ravachol a lieu en juillet 1892. Quatre mois plus tard, une bombe déposée dans l'immeuble parisien de la Société des mines de Carmaux explose au commissariat de la rue des bons enfants. En décembre 1893, Vaillant lance sa bombe à clous dans l'hémicycle du Palais Bourbon. Deux mois plus tard, il se fait trancher le cou. Le 12 février 1894, une semaine après le supplice, Émile Henry frappe au Café Terminus, à proximité de la gare Saint-Lazare. Lors de son procès, le jeune anarchiste justifie ses actes dans une véritable déclaration de guerre à la société bourgeoise. L'anarchiste est guillotiné le 21 mai 1894. Un mois plus tard, un nouvel attentat est perpétré contre le président de la République, Sadi Carnot.

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Polícia de Paris, Public domain.
Au lendemain de la condamnation à mort de Vaillant, le socialiste Breton interpellait le chef de l’État en conclusion d'un de ses articles: "Notre infâme société met dans la main d'un homme la vie d'un autre. Elle permet à Carnot d'être assassin ou homme. S'il se prononce froidement pour la mort, il n'y aura pas un seul individu en France pour le plaindre en voyant sa carcasse de bois disloquée par une bombe."
En refusant de gracier Auguste Vaillant, puis Emile Henry, Sadi Carnot signait sans le savoir son arrêt de mort. 

Le 24 juin 1894, le président visite Lyon où se tient une exposition universelle. C'est l'anniversaire de la bataille de Solférino. Les Lyonnais, enthousiastes, réservent un accueil chaleureux au cortège. Le président se rend au Grand-Théâtre, où doit se tenir une représentation de gala. Alors que la voiture s'engage dans la rue de la République, un homme bondit en évitant l'escorte et poignarde le passager. A la préfecture, les médecins constatent que le couteau a perforé le foie et tranché la veine porte. Carnot meurt peu après minuit. 
L'assassin a essayé vainement de s'enfuir, mais il est aussitôt arrêté. Fils d'un batelier de Lombardie, Jeronimo Santo Caserio est un jeune apprenti boulanger émigré en France. Depuis Sète où il travaille, le jeune homme de 20 ans a pris le train jusqu'à Vienne, aussi loin que ses moyens le lui permettaient, puis a continué à pied jusqu'à Lyon.
Au juge d'instruction qui l'interroge peu après, il déclare: "Je voulais tuer le président Carnot, parce qu'il avait refusé la grâce de Vaillant. Arrivé à Lyon le jour de l'attentat, j'ai suivi les rues illuminées jusqu'au Palais de la Bourse. Je me suis faufilé derrière les voitures jusqu'au trottoir de droite, sachant que les personnages de marque étaient toujours placés de ce côté. Je me suis appuyé contre un réverbère sur lequel était monté un gamin. Quand Carnot s'est approché, La Marseillaise a retenti. Des gens ont crié:"Vive Carnot!" en regardant dans la direction d'une voiture. J'ai tiré le poignard, culbuté deux jeunes gens devant moi, j'ai bondi, saisi la porte du landau de la main gauche, et de la droite, frappé de haut en bas."


[Public domain]

L'assassinat du président de la République suscite une très vive émotion. Les magasins italiens sont mis au pillage à Paris, Lyon, Marseille. C'est dans ce climat d'hystérie que s'ouvre le procès de Caserio, alors qu'aucun avocat n'accepte d'assurer sa défense. Condamné à mort par la cour d'assises du Rhône le 3 août 1894, il est guillotiné le 15. 

Pour certains, Caserio devient un modèle. Des placards et des complaintes rédigés en son honneur circulent en France et en Italie. Des chansons telles que L'interrogatorio de Caserio ou Le ultime ore e la decapitazione de Sante Caserio, célèbrent sa mémoire. La ballata di Sante Caserio, qui retient plus particulièrement notre attention ici, est due à Pietro Gori, une des figures les plus populaires de l'anarchisme italien. Né à Messine en 1869, il fut souvent exilé et emprisonné. Auteur de nombreuses chansons, il fut arrêté après l'attentat de Caserio. En 1894, il est contraint à l'exil pour échapper à la répression qui s'abat sur les anarchistes en Italie.

* L'adoption des lois scélérates. 
L'émotion suscitée par l'assassinat de Sadi Carnot conduit la Chambre des députés à adopter une troisième "loi scélérate". "Alors que les précédentes [lois] (1) ont sévi contre les publications anarchistes, cette nouvelle loi aspire à supprimer le mouvement lui-même, en étendant encore la définition de la propagande anarchiste et de ce qui constitue une complicité avec les actions anarchistes."[source A p 200]
La loi du 28 juillet 1894 désigne pour la première fois l'anarchie comme adversaire. On voit apparaître la notion neuve "d'incitation au crime".
La nouvelle législation suscite aussitôt la réprobation des grands ténors de la gauche (Jaurès, Clemenceau) qui s'inquiètent de l'usage que l'on peut en faire. Quelques années après le boulangisme, la hantise du césarisme est plus forte que jamais. Entre les mains d'un dictateur en herbe, ces lois représenteraient un danger considérable pour le régime républicain. Dans un livre publié anonymement, Léon Blum considère que ces lois pourraient servir à une dictature militaire ou une réaction cléricale. (2) Il est par conséquent très important de s'en préoccuper.
Jaurès met en garde contre ce qu'il appelle "une loi des suspects". Considérant qu'une des causes des attentats anarchistes est à rechercher dans les mœurs  de la classe politique d'alors (et donc la corruption quelques mois après le scandale de Panama), Jaurès pointe les défaillances de ceux qui s'érigent en censeurs. Ainsi propose-t-il un amendement à la loi de juillet 1894: «Seront considérés comme ayant provoqué aux actes de propagande anarchiste tous les hommes publics, ministres, sénateurs, députés, qui auront trafiqué de leur mandat, touché des pots-de-vin et participé à des affaires financières véreuses, soit en figurant dans les conseils d’administration de sociétés condamnées en justice, soit en prônant lesdites affaires, par la presse ou par la parole, devant une ou plusieurs personnes.» 



* Répression et arrestations en série.
La police est incitée à frapper fort contre les milieux anarchistes. On met alors en place un vaste système de fichage des individus suspects... Dès le vote de la première "loi scélérate", la justice faisait procéder à plus de 400 arrestations, véritables rafles au cours desquelles étaient appréhendés militants, théoriciens et simples voleurs à la tire. Privées de financement et de collaborateurs, les publications anarchistes cessèrent progressivement de paraître.

Le 6 août 1894 s'ouvrit le retentissant procès des Trente devant la cour d'assises de la Seine.  Parmi la trentaine d'accusés figuraient quelques uns des principaux théoriciens de l'anarchie tels que Jean Grave ou Sébastien Faure, des sympathisants comme Félix Fénéon, mais aussi des voleurs tels qu'Ortiz ou Chericotti, pour lesquels l'anarchie offrait surtout un alibi commode. En raison de l'absurdité de l'accusation, de l'absence totale de preuves, de la supériorité intellectuelle des accusés, le procès se transforma en fiasco pour le procureur général et le gouvernement. Le jury acquitta finalement tous les anarchistes. (3)

Des facteurs internes au mouvement anarchiste expliquent sans doute la fin des attentats en France. Un changement de tactique s'impose. Aux explosions ont répondu les condamnations ou exécutions. Alors que la dénonciation d'une société conservatrice et profondément inégalitaire était nécessaire, la méthode de Ravachol et de ses successeurs horrifia de nombreux anarchistes. (4) Au sein du mouvement libertaire, les critiques fusèrent alors contre la "propagande par le fait". Dès 1891, Kropotkine prévenait dans la Révolte: "Un édifice basé sur des siècles d'histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d'explosifs.Une semaine après l'explosion du café Terminus, le romancier anarchiste Octave Mirbeau dénonce la stratégie suicidaire des poseurs de bombes: "Un ennemi mortel de l'anarchie n'eut pas mieux agi que cet Émile Henry, lorsqu'il lança son inexplicable bombe au milieu de tranquilles et anonymes personnes, venues dans un café pour y boire un bock, avant de s'aller coucher". Au fond, "la propagande par le fait" discrédite le mouvement plus qu'elle ne le sert, justifiant la répression aux yeux d'une opinion publique horrifiée par les comptes rendus des journaux. (5)

Domaine public

 


L'été 1894 représente une rupture. Le terrorisme n'est alors plus vu comme un moyen efficace d'action. Le mouvement anarchiste privilégie désormais l'action syndicale. Joseph Tortelier, un des principaux théoriciens du syndicalisme révolutionnaire, imagine un nouveau moyen d'action: la grève générale. La création de la Fédération des Bourses du Travail en 1892, suivie de près par celle de la Confédération générale du Travail en 1895, ouvre en outre de nouvelles perspectives pour les anarchistes dont l'action se déplace sur le terrain des affrontements sociaux. En 1895, Les Temps nouveaux publient un article du responsable syndical Fernand Pelloutier, "L'anarchisme et les syndicats". Il y décrit la "société mourante" du capitalisme et affirme que le lieu de travail offre un des meilleurs moyens de préparer la révolution, mais aussi un aperçu de la future organisation solidaire de l'humanité. Selon lui, l'action directe - sans recours à la dynamite - par les syndicats sera le moyen de la révolution. 

Les paroles originales de La Ballata di Sante Caserio de Pietro Gori sont à retrouver ici.

Lavoratori a voi diretto è il canto
di questa mia canzon che sa di pianto
e che ricorda un baldo giovin forte
che per amor di voi sfidò la morte.
A te Caserio ardea nella pupilla
delle vendette umane la scintilla
ed allla plebe che lavora e geme
donasti ogni tuo affetto ogni tua speme.

Eri nello splendore della vita
e non vedesti che lotta infinita
la notte dei dolori e della fame
che incombe sull'immenso uman carname.
E ti levasti in atto di dolore
d'ignoti strazi altier vendicatore
e ti avventasti tu si buono e mite
a scuoter l'alme schiave ed avvilite.

Tremarono i potenti all'atto fiero
e nuove insidie tesero al pensiero
ma il popolo a cui l'anima donasti
non ti comprese eppur tu non piegasti.
E i tuoi vent'anni una feral mattina
gettasti al vento dalla ghigliottina
e al mondo vil la tua grand' alma pia
alto gridando viva l'Anarchia.

Ma il dì s'appressa bel ghigliottinato
che il nome tuo verrà purificato
quando sacre saran le vita umane
e diritto d'ognun la scienza e il pane.
Dormi Caserio entro la fredda terra
donde ruggire udrai la final guerra
la gran battaglia contro gli oppressori
la pugna tra sfruttati e sfruttatori.

Voi che la vita e l'avvenir fatale
offriste sull'altar dell'ideale
o falangi di morti sul lavoro
vittime dell'altrui ozio e dell'oro.
Martiri ignoti o schiera benedetta
già spunta il giorno della gran vendetta
della giustizia già si leva il sole
il popolo tiranni più non vuole.
**** 

 Sante Caserio (traduction française)

Travailleurs, ce chant s'adresse à vous
Ce chant à l'amertume des larmes
Il évoque un homme jeune et vigoureux
Par amour pour vous, il défia la mort,
A toi Caserio
Ton œil étincelle des vengeances humaines 
Et à la plèbe qui travaille et gémit
Tu donnas tout ton amour et tous tes espoirs.

Tu vins à la splendeur de la vie
Et tu ne trouvas que la nuit infinie
La nuit des douleurs et de la faim
Qui pèse sur l'humanité.

Tu te levas vengeur dans un geste de douleur
Digne d'une souffrance altière
Tu te jetas, toi si bon et si doux
Pour réveiller les âmes esclaves et avilies.

Les puissants tremblèrent devant ton geste fier
Et ils tendirent de nouveaux pièges à la pensée
Le peuple à qui tu donnas ton âme ne te comprit pas
Et pourtant toi tu ne te soumis pas.


Notes:
1. Votée en urgence le 11 décembre 1983, deux jours après l'attentat de Vaillant, la première loi modifie la loi sur la liberté de la presse de 1881. L'apologie de crimes est désormais punie, alors que jusque là seule la provocation indirecte l'était.

La seconde loi, votée le 18 décembre, qui ne nomme pas les anarchistes, vise à inculper sans distinction tout membre ou sympathisant "d'une association de malfaiteurs". La loi permet "de poursuivre toute forme d’entente, établie dans le but de préparer ou commettre des attentats contre les personnes et les propriétés (et ce même en l’absence de mise à exécution)." (cf. source E)
2. bien que tombées en désuétude, ces lois ne seront abrogées qu'en 1992.
3. Seuls Ortiz et deux autres cambrioleurs se voient condamnés à des peines de travaux forcés et de prison.  
4. "A
mbitionnant de révéler la nature tyrannique de l’Etat aux masses, et de semer par là-même les graines de la révolte, la « propagande par le fait » ainsi entendue échoue presque complètement. De fait, qu’il soit question de la mort du tsar Alexandre III en 1881, de celle de l’impératrice d’Autriche « Sissi » en 1898 ou bien encore de Humbert 1er, roi d’Italie, tué en juillet 1900, on ne peut que relever à chaque fois l’absence de répercussions révolutionnaires. Tout au contraire, comme à la suite de la tentative manquée d’Orsini contre Napoléon III en 1858, c’est bien plutôt au raidissement autoritaire du pouvoir en place que l’on assiste", rappelle François Bouloc. (source G)
 5.
Dans le roman Lady L (1959), Romain Gary raconte l'histoire d'Armand, anarchiste messianique, qui vit une relation passionnée avec Annette. Or, au sein de cette relation amoureuse, la jeune femme doit compter avec une redoutable rivale, "l'autre, cette humanité abstraite et anonyme, sans visage et sans chaleur"; une humanité totalement désincarnée qui justifiait, aux yeux de ceux qui prétendaient la défendre, le recours aux pires méthodes. Armand justifiait ainsi son action: "Monsieur, l'art pour l'art n'est pas un de mes vices. En assassinant les chefs d’État, en harcelant la police, en effrayant les gouvernements, nous poursuivons un but fort pratique et très précis: nous voulons forcer les dirigeants à devenir de plus en plus bêtement cruels dans leur défense de l'"ordre". Ils finiront ainsi par supprimer les libertés illusoires dont ils peuvent actuellement s'offrir le luxe; lorsque l'existence des masses de plus en plus opprimées deviendra intolérable, ce qui ne saurait tarder, elles se dresseront enfin dans la révolte contre tout le système capitaliste. Notre but est de forcer le pouvoir à resserrer son étau au point de provoquer lui-même le sursaut salutaire qui le balaiera. Nos excès visent à provoquer de sa part des réactions excessives. La réaction est la meilleure alliée de la révolution. A chaque acte de terreur que nous commettrons répondra une terreur encore plus grande et encore plus aveugle. Alors, quand il ne lui restera plus une once de liberté, le peuple tout entier se joindra à nous." (Lady L, Folio, p145) 


 * Sources: 
A. John Merriman: " Dynamite Club. L’invention du terrorisme à Paris", Traduit de l’anglais par Emmanuelle Lyasse, Tallandier, 255 pp.
B. Jean Maitron: "Ravachol et les anarchistes", Gallimard, Folio- histoire, 1992.
C. Gaetano Manfredonia, « La chanson anarchiste dans la France de la belle époque.Éduquer pour révolter », Revue Française d'Histoire des Idées Politiques 2007/2 (n°26), p. 101-121. 
D. Concordance des temps: "La Troisième République et la violence anarchiste: libertés ou sécurité?", avec Jean Garrigues. [podcast]
E. Anne-Sophie Chambost, « Nous ferons de notre pire… ». Anarchie, illégalisme … et lois scélérates », Droit et cultures [En ligne], 74 | 2017-2, mis en ligne le 11 septembre 2017, consulté le 16 octobre 2018. 

F. Notice du Maitron consacrée à Geronimo Sante Caserio. 

G. François Bouloc: La "propagande par le fait" s'attaque au sommet de l'Etat. [Histoire par l'image]

 
  * Liens:

- Alexandre Sumpf: "Sadi Carnot assassiné par un anarchiste" [Histoire par l'image]
- "Les enragés de la dynamite."
- Rebellyon.info: "24 juin 1894 à Lyon: Caserio poignarde Sadi Carnot"
- Deux disques essentiels: "chansons anarchistes" par les Quatre barbus et "pour en finir avec le travail" sur le site vrérévolution.

-BNF Gallica: Image d’Épinal et des unes de la presse consacrées à l'assassinat du président Sadi Carnot. 

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