mercredi 11 janvier 2023

"Chaque pot à son couvercle". Des mariages arrangés à Tinder, la difficile quête du partenaire.

 Dans ce nouveau billet du blog, nous nous intéressons à la difficile quête du partenaire amoureux, des  mariages arrangés aux sites de rencontre, en passant par les petites annonces. 

[Le billet en version podcast à écouter ci-dessous: ]

 

Sous l'Ancien Régime déjà, marieuses et entremetteurs servaient d’intermédiaires entre deux futurs mariés. "Toute activité consistant à offrir, moyennant rémunération, des rencontres entre personnes, ayant pour but direct ou indirect la réalisation d'un mariage ou d'une union stable" prend, dans le jargon professionnel, le nom de courtage matrimonial.
Au cours de la Révolution française, deux "agences d'affaires" fonctionnent alors en lien avec la presse: le « courrier de l’hymen » et « l’indicateur des mariages ». Tous deux publient des annonces et indiquent les mariages envisageables. Cette presse, à destination d’une clientèle bourgeoise, promet d’en finir avec l’endogamie de la noblesse.

Gerard van Honthorst:"la marieuse" (1625), Public domain, via Wikimedia Commons

 

Au début du XIX° siècle, il est possible de s’adresser à des agents d’affaires pour trouver une fiancée. Ces derniers prétendent redonner de la lisibilité aux identités sociales malmenées au cours de la tempête révolutionnaire. Tous promettent de réaliser des unions assorties et d’éviter les mésalliances. En 1811, Claude Villiaume se dote d’un bureau général et central qui se spécialise dans les mariages. Il crée ainsi la première agence matrimoniale moderne, prenant l’habitude de diffuser ses petites annonces dans la presse générale. En 1825, son rival, Charles Napoléon De Foy fonde une agence à la longévité exceptionnelle puisqu’elle reste active jusqu’en 1888. A la fin du XIX°, on dénombre 150 agences à Paris. Le phénomène reste alors exclusivement urbain. Les annonces diffusées dans la presse affichent la couleur, en intégrant avant tout des critères économiques (dots, situation) dans la définition du partenaire idéal… La dimension affective n’apparaît pas sur les registres des agences. On donne les professions, la situation sociale, l’âge. Aux femmes, on demande d’avoir une dot, une fortune; aux hommes, une profession d’avenir, des revenus.

Tout au long du XIX°, la clientèle des agences est avant tout bourgeoise car pour se marier, il faut avoir une dot, dont les agences perçoivent un pourcentage en cas de succès. Les hommes viennent chercher des informations pour accéder à de bons partis. A l’insu des jeunes femmes, des gens de leur entourage proche (femmes de chambre, couturières, médecins) vendent aux agences des informations les concernant, ce qui leur permet d'organiser des rencontres tout sauf spontanées...

Pour éviter le scandale et préserver une réputation, les familles se tournent vers les agences en cas d’affaires délicates comme les « mariages avec tare », quand une jeune femme est enceinte. La formule « avec tâche » se réfère à la défloration. Secret et hypocrisie règnent. Ces « fautes » permettent en tout cas aux agences d’exiger des sommes exorbitantes en vertu d’un système de compensation selon lequel tout ce que l’on considère alors comme des « stigmates » sociaux se paient.

*De nombreuses critiques sont formulées contre les agences et leurs annonces stéréotypées. Féministes et socialistes fustigent l’hypocrisie au cœur des mariages bourgeois arrangés. Les jeunes femmes restent écartées des négociations, le patrimoine et la situation sociale supplantant toute considération affective. A droite, on dénonce la dimension interlope d’officines à la moralité douteuse, s’apparentant davantage à des hôtels de passe qu’à des agences. Les méthodes de certaines agences défraient la chronique comme lorsque les établissements de bas étages utilisent des figurants pour appâter de nouveaux candidats. Pour rassurer leurs usagers, les marieurs promettent célérité et discrétion. De Foy prétend inscrire ses clients sur des registres à l’aide d’un système codé, dont lui seul possède la clef. Il prétend également que les informations recueillies seront ensuite supprimées de ses registres. Ce qui est bien sûr totalement faux. Enfin, l’accusation de proxénétisme est une autre critique qui pèse sur le marché de la rencontre. En effet, les agences cachent parfois des maisons de rendez-vous. Pour attirer le chaland, des mots-clefs, bien connus des lecteurs, dissimulent des offres prostitutionnelles. Ce procédé permet de contourner la loi, car il ne s’agit pas de racolage public. Ces escroqueries donnent lieu à des procès, des articles dans les journaux, des vaudevilles (« La cagnotte » de Labiche en 1864), des opéras-comiques. En 1866, le Tchèque Bedrich Smetana compose par exemple « La fiancée vendue ». Il y met en scène les manigances d’un agent matrimonial pour lequel les femmes sont réduites au statut de marchandises.

Domaine public
 

En dépit d’une réputation sulfureuse, le succès des agences ne se dément pas. L’incapacité d’une partie de la clientèle bourgeoise à trouver un époux ou une épouse la pousse dans les bras des agents matrimoniaux. Tout le monde se bouche le nez, mais tout le monde y va quand même. Les agences développent également un contre argumentaire. Elles se targuent de faire barrage à l’union libre, affirmant au contraire leur attachement aux valeurs sacrées du mariage, au moment même où la loi Naquet sur le divorce, en 1884, semble le menacer.

A la fin du XIX° siècle, plusieurs juristes contestent la légalité de la commission sur dot, au motif qu’elle reviendrait à acheter le consentement de la future mariée. L’offensive judiciaire met un terme à ce mode rémunération. Dès lors, les agences se financent en facturant des frais de bureaux, c’est-à-dire toutes les dépenses engagées pour assurer le mariage (petits cadeaux, frais de timbres). 

Ce n’est qu’au début du XX° s qu’on voit apparaître les classes moyennes, voire les classes populaires dans les petites annonces. Rédiger un message ne coûte pas très cher, alors que l’attractivité des annonces contribue à accroître le nombre de lecteurs. Dès lors, les journaux de la presse générale s’adonnent aux petites annonces (le Figaro, Paris-Soir). Le succès de celles publiées par le Chasseur français témoigne de la diffusion de ce procédé dans le monde rural, ce dont témoigne une chanson éponyme de Mouloudji.


Dans les représentations, le mariage d’amour est de plus en plus érigé en modèle. Ainsi, le vocabulaire affectif prend plus de place dans les annonces. Il est désormais question de qualités morales, d’attirance physique, voire de consentement. Les dimensions économiques ne disparaissent pas pour autant et on continue majoritairement à se marier au sein de sa classe sociale. Les priorités économiques et patrimoniales continuent de supplanter les considérations amoureuses.

Les agences matrimoniales prospèrent au cours des années 1960.  Certaines mettent sur pied un système de fiches perforées prétendument infaillibles. Sur ces sortes de cartes d’identité amoureuse figurent différents critères : âge, taille, poids, profil psychologique… En superposant les fiches de deux postulants, les correspondances apparaissent en points lumineux. Or, ce système reste très largement sous-tendu par des normes de genres. On réserve à madame les aspects sentimentaux et domestiques, quand monsieur s’arroge la sphère publique. Les agents analysent les goûts, les pratiques sexuels, etc. Le marché de la rencontre amoureuse, en se développant, se spécialise, en créant des niches, fondées sur des critères précis : religieux, politiques (avec la création des Insoumeetic pour permettre aux Insoumis de se rencontrer), sexuels.


Les progrès technologiques accréditent l’idée que les machines permettent aux âmes solitaires de s’apparier avec un maximum de fiabilité. Dans "les Sous-Doué en vacances" (1982), l'assistant du chanteur Paul Memphis (Guy Marchand) image ainsi un« Love computer », une machine censée dire si deux personnes sont faites l'une pour l'autre. Le Minitel rose, dans les années 1980, donne un coup de fouet au marché de la rencontre. Dès lors, on communique à l’écrit par messagerie via un écran. Internet informatise les petites annonces, les rendant interactives et plus sophistiquées. Selon certains, l’algorithme permettrait de former des couples assortis et solides. Les critères retenus pour définir les algorithmes reposent encore et toujours sur des stéréotypes, car ils restent majoritairement conçus par des hommes. On propose ainsi aux femmes des partenaires plus âgés.   

Akolh, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Il est difficile de connaître le taux de réussite des rencontres arrangées. D’après Claire-Lise Gaillard, spécialiste de la question, il serait de l’ordre de 20 %, ce qui laisse de nombreux cœurs solitaires. La chanson populaire s’en fait largement l’écho. Ainsi, en vertu de l’adage selon les cordonniers sont les plus mal chaussés, Joe Dassin raconte l’histoire de « la mal-aimée du courrier du cœur ». « Tous les jours assise à sa machine / Pour son magazine elle répond aux lettres / Elle est le seul espoir, la seule issue / Pour l'amant déçu, pour ceux qui n'y croyait plus / Et c'est vrai qu'elle donne confiance / Et c'est vrai qu'elle porte chance Mais le soir venu elle rentre seule à la maison »

On pourrait également citer d'autres morceaux sur ce thème comme la ou les "Petite(s) annonce(s)" de Souchon, Raphaël ou Jacques Dutronc. « Papa achète moi un mari », réclame avec insistance Dalida. Jean-pierre Mas et le duo Michaëlis & Vahé diffusent des annonces tout en lubricité. Le besoin d’économiser des signes pour la petite annonce donne des messages sibyllins comme le prouve celle rédigée et chantée par Dominique Walter. La « Petite annonce sentimentale » interprétée par Colette Renard témoigne du désespoir affectif que peut faire peser la solitude. Le « mariage dernier délai » du groupe d'Edith Nylon illustre la forte contrainte sociale qui pèse sur les femmes restées célibataires au delà d'un certain âge. [N'hésitez pas à nous indiquer en commentaire des chansons ici oubliées.] 


L’histoire des mariages arrangés et du marché de la rencontre peinent à passer dans la mémoire collective et familiale. Le fait de trouver son conjoint par le biais d’une agence ou des petites annonces reste largement tabou. Il est ainsi rare d’entendre : « les enfants, j’ai rencontré maman sur Tinder » comme le chantent Big Flo & Oli (voir playlist youtube). Un sentiment de honte existe chez ceux qui utilisent les agences et les annonces pour trouver l’âme sœur. 

Aujourd’hui, les applications drainent une clientèle bien plus nombreuse que celle des petites annonces, devenues largement obsolètes. Les règles d’appariement social et familial restent toutefois de mise. Même s’il n’est plus fait ouvertement référence à la situation financière ou professionnelle des uns et des autres, les corps, les pratiques sociales ou encore les référents culturels permettent de situer les individus socialement.

Sources:

A. "Sites de rencontre et petites annonces, une pérennité", Claire-Lise Gaillard, spécialiste de la question, est l'invitée de Concordance des Temps du 16 juillet 2022.

B. Dominique Kalifa, "L'invention des agences matrimoniales", L'Histoire, juin 2011.

C. Faire l'histoire. Émission de Patrick Boucheron diffusée sur la chaîne Arte. "Les rencontres arrangées, un commerce qui date" (avec Claire-Lise Gaillard)

D. "Le marché de la rencontre 1850-1950. Claire-Lise Gaillard - Carnet de thèse"

E. "Comment séduire à distance?" [Le Pourquoi du comment: histoire sur France Culture]

F. "Chaussure à son pied: pour une histoire des petites annonces matrimoniales" [entretien accordé par C.L. Gaillard à retronews.fr]

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