samedi 18 novembre 2023

"Y a de la joie". Le Front populaire, une parenthèse enchantée.

Au début des années 1930, la France subit à son tour les conséquences du krach boursier de Wall Street d'octobre 1929. La crise économique entraîne chômage et pauvreté. Les ministères, qui ne parviennent pas à endiguer la misère, se succèdent à un rythme effréné, alimentant l'antiparlementarisme. En février 1934, de graves émeutes organisées par les ligues d’extrême-droite menacent de renverser la République. Les partis de gauche y voient une tentative de prise de pouvoir orchestrée par des fascistes. Échaudés par le triomphe de Mussolini en Italie et de Hitler en Allemagne, ils décident de s'unir face au danger. Le parti communiste, qui jusque là obéissait à la tactique "classe contre classe", décide d'opter pour la politique de la main tendue. Les socialistes cessent d'être qualifiés de "sociaux traites" à la solde du patronat, pour devenir des alliés.

Agence de presse Meurisse, Public domain, via Wikimedia Commons

[version podcast du billet :

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Dans le cadre des élections législatives de mai 1936, le parti communiste, la SFIO (les socialistes) et le parti radical décident de créer un Front populaire pour "le pain, la paix et la liberté". L'alliance électorale remporte la victoire le 3 mai 1936. L'annonce des résultats suscite un immense espoir au sein du monde ouvrier. Aussitôt les travailleurs français déclenchent un très important mouvement de grèves, en soutien au nouveau gouvernement et pour faire pression sur le patronat. En 1936, en phase avec les événements, Ray Ventura et ses collégiens enregistrent "la grève de l'orchestre", trois minutes de négociations comiques entre le chef et ses collégiens qui décident d'arrêter de jouer. 

L'occupation des usines se déroule dans une ambiance festive et joyeuse, souvent décrite comme un grand pique-nique. (1) On joue aux cartes, on chante, on danse au cours de bals improvisés. La musique est omniprésente et l'accordéon de sortie. Or, sur les piquets de grève, ouvriers et ouvrières entonnent moins les chansons révolutionnaires que les airs à la mode à l'instar de "Marinella" interprétée par le très populaire Tino Rossi.

Le socialiste Léon Blum, chef de la SFIO, le parti de la coalition ayant obtenu le plus de députés, devient président du Conseil. Bourgeois, juriste, homme de lettres, il est épris de justice sociale. En 1920, lors du Congrès de Tours, il a refusé les conditions de la III ème Internationale communiste, pour se faire le gardien de la "vieille maison" socialiste. En mai 1937, alors que Blum est sur le point d'être renversé, le chansonnier Montéhus compose "Vas-y Léon". L'écho du morceau semble limité.

Agence de presse Meurisse, Public domain, via Wikimedia Commons
 

En réponse aux grèves de la victoire, en juin 1936, des négociations s'ouvrent entre le patronat, les syndicats ouvriers et le gouvernement. Les accords de Matignon accouchent de nombreuses réformes : augmentation des salaires, réduction du temps de travail  hebdomadaire de 48 à 40h, conventions collectives, reconnaissance des libertés syndicales et - ce qui reste comme un des principaux acquis du Front populaire - les deux semaines de congés payés. De nombreux morceaux de l'époque ont pour thème les vacances, la conquête du temps libre et l'évasion loin du train-train quotidien. Ainsi, le duo Pills et Tabet chante "Prends la route mon petit gars". Exemple parmi beaucoup d'autre de l'intérêt de la chanson populaire d'alors pour la douce et courte euphorie qui s'empare du monde ouvrier lors de l'accession au pouvoir du Front populaire.

L'idée de vacances connaît pourtant une application lente, car pour les premiers estivants, il faut se débrouiller avec les moyens du bord. Faute de campings, on loge chez l'habitant.  L'autocar ou le train permettent des échappées en transports en commun. Le vélo, accessible et pratique, est également très populaire; le vélo ou le "Tandem" que chante Jean Fred Mélè.

Les chansons d'alors sont autant d'instantanés du climat euphorique qui accompagne l'installation au pouvoir du Front pop'. Elles ont pour thèmes les loisirs en vogue: la fréquentation des guinguettes, la pêche, le vélo... Pour s'offrir des moments de répits et s'évader, la plupart des ouvriers de la région parisienne se contentent dans un premier temps de voyages de proximité, dans un rayon de quarante à cinquante kilomètres autour de chez eux. Ainsi, les bords de Marne, de Seine ou d'Oise figurent parmi les principales destinations ("Du côté de Nogent", "Le long de la Marne à Nogent"). Dans ce cadre de verdure, loin des puanteurs de l'usine, il est possible de se délasser, de regarder passer le chaland et de taquiner le goujon. La pêche, activité populaire et contemplative, inspire de nombreux morceaux. Ainsi, Germaine Sablon le clame haut et fort:"Ici, on pêche". Quant à Damia, elle se pose des questions métaphysiques: "Aimez-vous les moules marinières?".


La plupart des ouvriers ne peuvent pas se payer un billet de train, une chambre d'hôtel, une location... Il est donc difficile de partir loin. Léo Lagrange, le sous-secrétaire d’État aux Sports, aux Loisirs et à l’Éducation physique du premier gouvernement Blum, a l'idée d'un billet de trains de "congés populaires" à prix réduits, qui mettrait les vacances à la portée du plus grand nombre. Le billet Lagrange rend le train beaucoup plus accessible. En 1935, Mireille et Jean Sablon chantent "Puisque vous partez en voyage". Avec cette saynète fantaisiste et désinvolte, le french troubadour et l'espiègle compositrice mettent en scène la séparation des amoureux sur le quai d'une gare.

Au milieu des années 1930, la chanson connaît un véritable âge d'or. Pratique populaire ancrée dans le quotidien des Français, elle bénéficie des progrès techniques qui assure une diffusion inédite des morceaux. Ainsi, la commercialisation des tourne-disques électriques permet l'essor du disque. Si les 78 tours restent encore chers pour les particuliers, on peut les écouter dans les cafés. La radio connaît au cours de la décennie un développement prodigieux et s'impose comme le premier vecteur de diffusion des chansons dans les foyers. Enfin, l'apparition du cinéma parlant assure le triomphe des comédies musicales mettant à l'honneur les vedettes de l'époque à l'instar de Maurice Chevalier, Tino Rossi ou Georges Milton. Enfin, l'introduction du microphone sur la scène des music-hall constitue une révolution technique dont sauront s'emparer les crooners comme Jean Sablon. Enfin, ces années sont aussi celles du phénomène Trenet, dont la fantaisie et la liberté de ton tranchent avec les conventions de la chanson réaliste ou sociale. En 1936, il écrit "Y'a de la joie". Cette irrésistible composition du "fou chantant" est parfaitement en phase avec la joie de vivre qui saisit alors la France des congés payés. 


Le jazz, qui a explosé aux Etats-Unis au cours des années 1920, submerge bientôt le vieux continent. En France, Ray Ventura, à la tête de l'orchestre dansant des Collégiens, fabrique une musique française "à l'américaine". Les compositions signées Paul Misraki, Loulou Gasté ou Coco Aslan jouissent d'une belle popularité. D'autres artistes tels que Jean Sablon, Johnny Hess introduisent discrètement le swing dans la chanson. L'Opérette marseillaise bat son plein au cours des années 1930. Les airs respirent la joie de vivre et l'insouciance, sur fond de calanques ensoleillées ou de canebière  animée. Henri Scotto, Mireille Ponsard ("Au soleil de Marseille") et Alibert sont les principales vedettes du genre.  

Le chant choral est alors valorisé. Une association des auberges de la jeunesse laïque, très active, pratique sur le terrain la mixité entre garçons et filles. Ces ajistes chantent "Allons au devant de la vie", le morceau emblématique du front populaire. Sur une musique de Chostakovitch, les paroles de la version française signées par Jeanne Perret en 1934 en font un chant de jeunesse, d'ouverture au monde et de fraternité.

Avec le soutien des intellectuels, des artistes et d'associations culturelles, le gouvernement s'emploie à rendre accessible la culture au plus grand nombre. Les musiciens savants, à la formation académique, se rangent derrière le front populaire. En 1936, Julien Duvivier réalise la Belle équipe. Cinq chômeurs gagnent à la loterie et utilise leur pactole pour rénover une guinguette installée sur les bords de Marne. La guinguette, incarnation du loisir populaire, devient une destination idéalisée, le lieu emblématique de la fraternité, l'endroit où s'adonner à des plaisirs simples le temps des vacances ou d'un week-end, en oubliant quelques heures les tracas du quotidien. Tout au long du film, on entend la chanson "Quand on s'promène au bord de l'eau". Une atmosphère de gaieté insouciante se dégage du morceau.

Au fil des mois, la situation se complique pour le Front populaire. Blum est l'objet d'attaques antisémites. Sur le plan international, les nuages s’amoncellent. En juillet 1936, en Espagne, la rébellion militaire entraîne une guerre civile. Le gouvernement, qui souhaite empêcher le renversement de la République, se résigne à la non-intervention sous la pression des Britanniques et de nombreux radicaux. Face à la montée des périls en Europe, aux provocations de Hitler, les démocraties fragilisées et hantées par le spectre d'un nouveau conflit mondial, restent passives. Écrite en 1935 et composée en une seule nuit par Paul Misraki, le pianiste des Collégiens de Ray Ventura, la chanson "Tout va très bien madame la marquise" illustre à merveille la cécité de ceux qui entendent maintenir la paix à tout prix. Les paroles dépeignent avec humour une succession de rebondissements tous plus catastrophiques les uns que les autres. Un domestique apprend à sa patronne sur un ton badin la mort de sa jument grise, l’incendie de ses écuries, de son château et le suicide de l’époux. Le dialogue contraste avec la musique légère et rythmée, influencée par le jazz et le swing. La chanson s'adapte aux malheurs du temps, au point de s'imposer comme une expression proverbiale permettant de désigner une sorte d’aveuglement face à une situation désespérée.


La situation économique est mauvaise. Le gouvernement doit compter avec une fuite des capitaux et un lourd déficit extérieur. Blum et Auriol décident de dévaluer le franc. Aux yeux des radicaux, la politique sociale voulue par le président du conseil coûte trop cher. Aussi, en février 1937, Blum se résout à annoncer une pause dans les réformes. Les communistes lui reprochent alors de capituler devant le mur d'argent. En juin, le chef du gouvernement se voit refuser les pleins pouvoirs financiers par le Sénat et démissionne. Au printemps 1938, le gouvernement Daladier détricote une partie de la législation sociale. Si l'expérience du Front populaire ne dure que quelques mois, cette "parenthèse enchantée" n'en a pas moins durablement marqué les esprits. Les principes portés par le front populaire - juste reconnaissance de ses droits dans le monde du travail, disposer d'un temps pour soi, tendre à davantage de justice sociale - restent d'actualité.

Notes: 

1. A propose des occupation d'usine, la philosophe Simone Weil écrit: « Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange. »

Sources: 

A. "Les fêtes musicales du Front populaire", émission un air d'histoire diffusée sur France musique le 11 septembre 2016.

B. "1936, congés enchantés", Série présentée par Juliette Livartowski sur France musique en août 2016.

C. Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky: "L'avenir nous appartient", Larousse, 2006.

D. Jean Vigreux:"Histoire du Front populaire. L'échappée belle", Tallandier, 2016

E. "La chanson française au temps du Front populaire. Du réalisme noir à la révolution Trenet" [médiathèque roannais agglomération]

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