samedi 27 janvier 2024

"El derecho de vivir en paz" de Victor Jara, un hymne de résistance dans le Chili en lutte.

Dans le Chili des années 1960 et 1970, à l'instar des autres pays du cône sud, la musique porte une parole militante fondée sur la contestation d'un système économique profondément inégalitaire. Au cours de ces années de plomb, les artistes de la Nueva Cancion Chilena, souvent membres ou proches du parti communiste, se retrouvent autour de valeurs communes : la lutte contre l'impérialisme économique et culturel américain, la dénonciation des violences policières et des inégalités sociales profondes, enfin, corollaire de ce qui précède, les artistes cherchent à devenir les porte-voix des indigents. La "nouvelle chanson chilienne" se veut donc sociale et engagée, soucieuse de puiser dans les racines folkloriques du pays. 

Richard Espinoza, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Un des plus éminents représentants de cette nouvelle chanson chilienne se nomme Victor Jara. Né au sein d'une modeste famille de paysans du centre du Chili, il connaît le dur travail paysan. Encore adolescent, il entre au séminaire, où il se dote d'une solide technique de chant. Bientôt, il intègre la chorale de l'université du Chili de Santiago. Jara n'a pas l'âme d'un curé, de plus en plus concentré sur la création musicale, il devient auteur-compositeur-interprète. Il y est encouragé par la chanteuse Violetta Parra, qui s'était employée, au cours de la décennie précédente, à enregistrer et répertorier la diversité musicale du pays. Dans son sillage, Jara se rend dans les campagnes pour parfaire sa connaissance des musiques traditionnelles. Il s'initie à cette occasion aux instruments des peuples autochtones : quenas, zamponas, charango. Jara joue au sein de diverses formations, Cucumén d'abord, puis avec les fameux Quilapayún. Désormais, il enregistre de nombreuses chansons où affleurent de plus en plus son engagement politique. Membre du parti communiste, Jara s'investit pleinement dans la campagne de l'Unidad Popular de Salvador Allende, candidat socialiste à l'élection présidentielle de 1970. La campagne est ponctuée de nombreux chants promis à un grand avenir, tels Venceremos ou El pueblo unido jamás será vencido ("le peuple uni ne sera jamais vaincu") des Quilapayún. Une fois la victoire obtenue, le chanteur s'impose naturellement comme le meilleur ambassadeur culturel du Chili d'Allende. 

Beaucoup de ses compositions témoignent de son amour pour le Chili et son peuple. Ainsi, dans son album La Población, Jara narre la vie des laissés-pour-compte, qu'ils soient paysans ("Plegaria a un labrador"), mineurs (Cancion del minero) [1] ou ouvriers.  Il n'hésite pas à incorporer à ses morceaux des enregistrements réalisés sur le terrain (un babillage en ouverture de "Luchin", un coq qui chante dans "Marcha de los Pobladores"). Dans le sillage de Violetta Parra, Jara  accorde également une grande attention au répertoire de la musique populaire rurale, en particulier autochtone. En 1969, il compose par exemple Angelita Huenumán, en hommage à une tisserande mapuche. A l'opposé de ce petit peuple souffrant, Jara décrit l'existence dorée des enfants des fils et filles de bonnes familles dans Las Casitas del barrio alto ("les petites maisons du quartier haut") une chanson ironique et mordante. "Les gens des hauts quartiers / Se sourient et se visitent / Vont ensemble au supermarché / Et possèdent tous une télévision." Jara dénonce encore la répression policière contre les mouvements sociaux ou d'opposition (Preguntas por Puerto Montt) [2]. Dans son émouvant Te recuerdo Amanda, le chanteur raconte la disparition de Manuel, mort pour ses idéaux. "Tu avais rendez-vous avec lui, / qui partit dans les montagnes qui jamais ne fit de mal, / qui partit dans les montagnes, / et en cinq minutes fut mis en pièces. / Sonne la sirène de retour au travail, / beaucoup ne sont pas revenus, / Manuel non plus."

"Manifiesto" : "Je ne chante pas pour chanter / ni parce que j'ai une belle voix / mais parce que ma guitare a des sentiments et une raison d'être". L'engagement de Jara ne pouvait que le conduire aux côtés d'Allende, dont il partage le projet de société de réduction des inégalités sociales. Au total, ses odes aux grandes figures révolutionnaires latino-américaines (Corrido De Pancho Villa, Camilo Torres, Zamba del Che), son attachement aux plus déshérités, sa dénonciation des ravages du capitalisme ne pouvaient que susciter l'ire des militaires. En devenant le compagnon de route du nouveau président, celui que l'on prend l'habitude de désigner comme "le poète de la révolution", devient un homme à abattre. 

Entrevue entre Kissinger et Pinochet. [Ministerio de Relaciones Exteriores de Chile., CC BY 2.0 CL, via Wikimedia Commons]
 

A peine élu, le président socialiste engage une réforme agraire et nationalise les mines de cuivre, dont certaines étaient aux mains de compagnies américaines. Par ailleurs, il se rapproche de Cuba et de la Chine. Aux Etats-Unis, cette situation ne laisse pas d'inquiéter. Dans le contexte de la guerre froide, Washington apporte d'ailleurs son soutien aux régimes autoritaires, par anticommunisme bien sûr, mais aussi parce que ces dictatures préservent les intérêts économiques des grandes firmes américaines en Amérique latine.  Pour Henry Kissinger, le conseiller à la sécurité nationale, puis secrétaire d'Etat de Richard Nixon et de Gerald Ford, le communisme ne peut s'imposer que par la force. C'est pourquoi l'instauration du socialisme par les urnes, comme le tente Salvador Allende au Chili en 1970, constitue à ses yeux un très mauvais exemple pour l'Europe. Kissinger, qui ne fait pas dans la nuance, affirme : "Allende est probablement un communiste, un communiste de Moscou". Il convient donc de réagir. "Je ne vois pas pourquoi nous resterions là sans bouger à contempler un pays sombrer dans le communisme, du fait de l’irresponsabilité de son peuple". 

De fait, les difficultés s'accumulent rapidement pour Allende. Une inflation galopante perturbe profondément l'économie. Les très importantes fractures sociales chiliennes se traduisent politiquement par un très fort clivage entre les partis de gauche et de droite. Les soutiens du président, notamment les organisations ouvrières, font face à l'opposition conservatrice, ainsi qu'aux bourgeois et aux classes moyennes anticommunistes, qui organisent de gigantesques manifestations. Des pans importants de la société chilienne s'opposent également à Allende en raison d'un puissant parti pris antidémocratique. En octobre 1972, la grève des camionneurs, financée par les Etats-Unis, paralyse le pays tout en exacerbant les tensions. Des produits de première nécessité deviennent inaccessibles. Le Chili se trouve au bord de la guerre civile et semble ingouvernable. Des rumeurs de putsch bruissent désormais au sein de l'armée. Le général Carlo Prats, légaliste, est répudié par ses pairs qui le juge trop "mou" à l'égard des marxistes. Face aux tensions, Allende cherche la conciliation en nommant Augusto Pinochet à la tête des Armées, le 26 août 1973.

Le 11 septembre, la junte militaire renverse le gouvernement d'unité populaire. Acculé, sans espoir, après une dernière allocution radiodiffusée, le président se suicide dans le palais de la Moneda. Le putsch porte au pouvoir Pinochet. Une répression sanglante s'abat aussitôt sur les opposants, et sur tous ceux qui, sans être nécessairement des militants communistes, tentent de protester. Dans les heures qui suivent le coup d'Etat, Jara est raflé avec des milliers d'autres personnes, et conduit à l'Estadio National de Santiago. Il y est battu, torturé, les doigts écrasés. [3] Son corps, criblé de balles, est abandonné dans la rue. Le 18 septembre 1973, Jara est enterré en catimini. [4] L'assassinat confère au chanteur des pauvres l'aura du martyr, contribuant aussi à forger la légende des mains ou des doigts tranchés à la hache par les bourreaux. [5]

Pendant 17 ans, Pinochet règne d'une main de fer sur le Chili. Partis politiques et syndicats sont interdits, tandis que le Parlement, devenu inutile, est dissous. Les libertés fondamentales disparaissent. Pour échapper à la répression et pouvoir continuer à vivre, près d'un million de Chiliens sont contraints à l'exil, notamment les artistes. (6) Sur le plan économique, le dictateur fait siennes les théories néolibérales des Chicago boys, disciples de Milton Friedman et partisans de la fin du contrôle des prix, ainsi que de la privatisation de l'éducation, de la santé et du système de retraites. La croissance économique s'opère au prix d'une fracture sociale terrible. En 2011, un rapport a évalué à 40 000 les victimes de la dictature, dont 3065 morts. 


Si la démocratie est rétablie en 1990, les fondements du modèle Pinochet n'ont pas été abolis, tant sur le plan économique et social, que politique. Non seulement le pays reste l'un des plus inégalitaires au monde, mais il dépend toujours de la loi fondamentale, adoptée en 1980 par la dictature. Le Chili n'a pas totalement tourné la page et connaît parfois des rejeux de mémoires. Tel fut le cas en 2019, quand une partie de la société chilienne descendit dans la rue pour dénoncer l'illégitimité du système, hérité de la période Pinochet. Les manifestants réclament alors un nouveau texte pour assurer une société plus égalitaire, paritaire et la reconnaissance des peuples indigènes. En vain. Les deux projets constitutionnels soumis au référendum sont rejetés, en 2022 et 2023. Le premier texte proposait une vision sociale, écologique et féministe pour le Chili, tandis que le second, écrit par l'extrême-droite, s'inscrivait dans le sillage de la loi fondamentale de 1980. Cette dernière reste donc en vigueur, bien qu'héritée de la dictature. 

Le processus constitutionnel s'est accompagné d'une polarisation accrue. Face à la répression militaire voulue par le président Piñera, les protestataires expriment leur malaise en chantant des morceaux puisés dans le répertoire populaire (7). Or, de nouveau, les échos de la période Pinochet se font entendre avec l'utilisation des chansons de Jara au coeur des mobilisations. El derecho de vivir en paz s'impose même comme l'hymne de la résistance de tous ceux qui récusent les recettes néo-libérales de Piñera. Confrontés à la répression, les manifestants opposent les mots de Jara aux discours martiaux du président

 

Composé en 1969, le morceau était dédié à Ho CHi Minh et aux Vietnamiens, confrontés à des guerres sans fins, dans le cadre de la décolonisation, puis de la guerre froide. Au-delà du message anti-impérialiste, les paroles revendiquent le droit à vivre en paix, décemment. Ce message a une portée universelle, ce qui explique sans doute la reprise du titre en 2019. Tout en gardant le refrain, les manifestants ajoutent des paroles qui portent les revendications du moment: la fin des privatisations et de la misère, une nouvelle Constitution... La pandémie de Covid place un temps l'opposition sous l'éteignoir, mais, là encore, le pouvoir ne peut se débarrasser des mots du poète. En plein confinement, la soprano Ayleen Jovita Romero rompt le silence du couvre-feu en interprétant "Te recuerdo Amanda" et "El derecho de vivir en paz" depuis son logement. Comme le montre la vidéo ci-dessus, une salve d'applaudissement, provenant des immeubles alentours, salue la performance. 

C° : Les tenants de la dictature, puis du néolibéralisme, n'ont jamais pu se débarrasser de la voix et des mots de Jara. Tel le sparadrap du capitaine Haddock, ils collent aux basques des bourreaux d'un chanteur dont la mémoire continue d'être entretenue par la gauche chilienne. (8)
Le Stade National de Santiago, où fut supplicié le chanteur, a été rebaptisé en 2003 Estadio Victor Jara. Juste hommage à l'une des nombreuses victimes de Pinochet, dont le nom ne mérite d'atterrir en revanche que dans les poubelles de l'histoire.


El derecho de vivir en paz [Victor Jara]

El derecho de vivir
Poeta Ho Chi Minh
Que golpea de Vietnam
A toda la humanidad
Ningún cañón borrará
El surco de tu arrozal
El derecho de vivir en paz

[couplet 2]
Indochina es el lugar
Mas allá del ancho mar
Donde revientan la flor
Con genocidio y napalm
La luna es una explosión
Que funde todo el clamor
El derecho de vivir en paz

[Pausa Instrumental]

[Reprise du couplet 2]

[couplet 3]
Tío Ho, nuestra canción
Es fuego de puro amor
Es palomo palomar
Olivo de olivar
Es el canto universal
Cadena que hará triunfar
El derecho de vivir en paz


[Salida]
Es el canto universal
Cadena que hará triunfar
El derecho de vivir en paz

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Le droit de vivre en paix (Victor Jara)
(Traduction Floréal Melgar)

Le droit de vivre,
Poète Ho Chi Minh,
Qui atteint depuis le Vietnam
Toute l’humanité
Aucun canon n’effacera
Le sillon de ta rizière
Le droit de vivre en paix

L’Indochine est cet endroit
Au-delà de la vaste mer
Où éclate la fleur
Par le génocide et le napalm
La Lune est une explosion
Que toute une clameur fait taire
Le droit de vivre en paix

Oncle Ho, notre chanson
Est un feu de pur amour
Colombe du colombier
Olivier de l’oliveraie
C’est le chant universel
La chaîne qui fera triompher
Le droit de vivre en paix

Notes:

1. Il chante: "J'ouvre / J’extrais / Je transpire / du sang / Tout pour le patron / Rien pour la douleur / Mineur je suis / À la mine je vais / À la mort je vais / Mineur je suis"

2. Avec sa chanson "Preguntas por Puerto Montt", Jara s'en prend ouvertement à Pérez Zujovic, le ministre de l'intérieur lors de la présidence Frei (1964-1970), responsable du massacre de Puerto Montt, le 9 mars 1969. Ce jour-là, 250 policiers font irruption dans un camp de fortune habité par 90 familles qui occupent illégalement des terres laissées à l'abandon par un grand propriétaire terrien de la région. "Il est mort sans savoir pourquoi (...) / Vous devez répondre / Senor Perez Zujovic". Cette dénonciation lui vaudra d'être inquiété à de multiples reprises.

3. Jara parvient à griffonner un dernier texte intitulé "Estadio Chile". Le bout de papier sur lequel figure les mots, dissimulé dans la chaussure d'un co-détenu, permet à Isabelle Parra, fille de Violetta, d'en faire une chanson, bientôt traduite en anglais et interprétée par Pete Seeger. "Quelle terreur produit le visage du fascisme! / Ils mènent à bien leurs plans avec une précision astucieuse / sans se préoccuper de rien. / Le sang pour eux, ce sont des médailles. / La tuerie est un acte d'héroïsme. / Est-ce là le monde que tu as créé, mon Dieu?"

4. Son corps est exhumé en 2009 afin de déterminer les circonstances exactes de sa mort. Enterré dans le cimetière général de Santiago, il peut alors bénéficier d'obsèques publiques, en présence de la présidente Michelle Bachelet, dont le père, un général légaliste, avait aussi été tué par la junte.

5 Le mythe est entretenu par des témoignages de seconde main (sans mauvais jeu de mot) ou encore par les chansons ("Lettre à Kissinger" de Julos Beaucarne, "Gwerz Victor C'hara" de Gilles Servat, "Le bruit des bottes" par Jean Ferrat, "Juan Sin Tierra"de Ska-P, "Victor Jara's hands" par Calexico, "Washington bullets" des Clash en 1980).

6. Quand survient le putsch, Quilapayun et Inti Illimani se trouvent en tournée en Europe. Ils y restent.

7. C'est le cas du morceau El baile de los que sobran ("La danse de ceux qui sont en trop"), du groupe Los Prisioneros

8. Les assassins de Jara bénéficièrent d'une impunité totale pendant près de quarante ans, aucune recherche sérieuse ne tentant de les identifier. Les tortionnaires ne seront finalement condamnés qu'en 2023, soit un demi-siècle après la commission des faits.  

Fresque à Valparaiso, novembre 2023. Merci Lucie Cabiac pour cette photo.

Sources: 
A. Baptiste Lavat : "Chanter les maux, chanter le beau : enjeux et avatars de la Nueva Canción latino-américaine", in "Chanter la lutte", Atelier de création libertaire, 2016.
B. Aurélie Prom, La Nouvelle Chanson Chilienne : contre l’oubli de l’Histoire et des histoires Les Cahiers de Framespa [Online], 26 | 2018
C. Révolution rock. Chili. La lutte au rythme du folklore.  [Continent musiques d'été sur France Culture]
D. "Ecoutons le Chili en lutte" [Le voyage immobile sur Radio Nova]
E. Patrick Boucheron : "Ce moment gris et amer. Coup d'Etat du 11 septembre 1973 au Chili", in Quand l'Histoire fait dates, Editions du Seuil, 2022

Liens:
- "Un destin lié au Chili: Victor Jara
- Au Chili, les magnifiques chansons de Victor Jara percent le silence du couvre-feu." [Huff Post]

mardi 23 janvier 2024

Quand Ramy Essam, et les manifestants de la place Tahrir, réclamaient le départ du dictateur Moubarak.

La tutelle européenne sur l'Egypte cesse en 1952 avec la prise du pouvoir d'un groupe d'officier qui chasse le roi Farouk, l'armée britannique et proclame la République. Nasser, le nouveau raïs, met les oppositions hors-la-loi et instaure un régime de parti unique. Acteur clef du mouvement des non-alignés, il devient le champion du panarabisme. Le dirigeant s'éteint en 1970, après avoir subi une défaite militaire dans le cadre de la guerre des six jours contre Israël. Son successeur et vice-président, Anouar el-Sadate, tourne le dos aux options socialisantes en libéralisant l'économie. Après une nouvelle défaite militaire contre l’État hébreu, un traité de paix signé en 1979 acte la reconnaissance tacite d'Israël. En 1981, Sadate est assassiné par des militants islamistes. Le vice-président, Hosni Moubarak devient le nouveau dirigeant. Militaire lui aussi, il prend ses distances avec les mouvements islamistes, sur lesquels Sadate s'était appuyé. Indéboulonnable pendant trente ans, le dictateur détricote l'héritage social de Nasser, tandis qu'une corruption galopante se met en place. 

Ahmed Abd El-Fatah from Egypt, CC BY 2.0, via Wikimedia Commons
 

En janvier 2011, dans le sillage de la révolution arabe, le mécontentement se mue en contestation ouverte. Au Caire, la place Tahrir devient l'épicentre de la colère, tandis que, de proche en proche, les manifestations gagnent tout le pays. Les aspirations démocratiques sont immenses. La moitié des habitants a moins de 25 ans et n'a jamais connu autre chose qu'un militaire à la tête de l’État. 

Ramy Essam, a 23 ans, il est étudiant en architecture à Mansourah, une ville située dans le delta du Nil, à 120 km au nord du Caire. Dès les premiers rassemblements, le jeune homme débarque dans la capitale, avec sa guitare sous le bras. Tout au long de l'occupation de la place Tahrir, il vit dans le village de tentes, qui sert de quartier général aux centaines de milliers de manifestants. Le 28 janvier 2011, Ramy monte sur une scène improvisée et interprète Irhal («Dégage!» / إرحل ),  une chanson écrite en quelques heures à partir des slogans des manifestants et dans laquelle il réclame le départ du président. « Nous ne demandons qu'une seule chose, dégage, dégage, à bas, à bas Hosni Moubarak, le peuple veut la chute du régime”."C'était une journée que l'on a appelée " vendredi de colère", j'ai vu des gens mourir, des gens frappés et j'ai pensé, soit je reste vivant et libre, soit je meurs... Alors, je n'ai plus réfléchi, je suis monté sur scène et j'ai chanté", se souvient-il. Trois jours plus tard, le 1er février, Moubarak réaffirme son intention de se maintenir au pouvoir, ce qui incite de nouveau Essam à interpréter "Dégage". Le lendemain, les baltaguias, les hommes de main payés par le pouvoir, chargent à dos de chameaux les manifestants antigouvernementaux. Le chanteur remonte sur scène. "J'avais été frappé à la tête, mais pendant deux jours, j'ai continué à chanter. C'était amusant, car  j'avais des bandages comme tous ceux qui m'écoutaient. Nous étions heureux car nous avions le sentiment d'avoir remporté la victoire.


Si les morceaux d'Essam touchent au coeur des protestataires, qui les reprennent à l'unisson, c'est aussi que la musique s'impose naturellement comme le médium populaire idéal pour synthétiser un message laconique et percutant à l'intention du dictateur: «dégage». En Égypte, la révolution se caractérise par l'absence de partis organisés et de leaders politiques. Empêchés d'agir en véritables citoyens pendant des décennies, les manifestants sont, pour beaucoup d'entre eux, peu familiarisés avec un discours idéologique structuré. Les chansons, avec leur vocabulaire simple et leurs revendications primaires, comblent ces lacunes. Elles permettent en outre de prendre, au jour le jour, le pouls de la révolution ou de réagir presque instantanément à l'actualité. Ainsi, les créations du chanteur amateur collent parfaitement à la succession des évènements qui se déroulent place Tahrir entre janvier et mars 2011. 

Lilian Wagdy, CC BY 2.0, via Wikimedia Commons

Le 11 février 2011, après 18 jours de mobilisation sans précédent, Moubarak est renversé, l'armée assurant la transition. Ramy remonte sur la scène pour célébrer la victoire du mouvement, adaptant pour l'occasion ses paroles, devenues obsolètes. Le chanteur appelle désormais de ses vœux un gouvernement civil, en lieu et place du pouvoir militaire. Plus que jamais, l'artiste se confond avec le reste des manifestants, dont il retranscrit les revendications en musique. Armé de ses mots et de sa seule guitare, il s'impose comme un des acteurs clefs de la révolution en marche. Avec le titre "Riez bien, c'est la révolution" (اضحكوا يا ثورة), il se moque de la propagande de Moubarak selon lequel les manifestants seraient des agents de l'étranger, responsables du marasme économique et payés en hamburgers. "On vous dit que nous mangeons des menus KFC? Riez! C'est la révolution!"

Essam interprète égalementا لجحش قال للحمار, un poème écrit en 2008 par Ahmad Fouad Negm. "L'âne et le poulain" se réfère à Moubarak et à son fils Gamal, un temps pressenti pour succéder à son dictateur de papa. "Mon poulain, arrête d'être naïf, ne vis pas comme un prétentieux / Nos passagers [les Égyptiens] ne sont pas stupides et leurs os ne sont pas cassés / Demain ils vont se réveiller, et ils vont faire trembler le chariot / Et tu vas trouver enfoncés dans tes fesses quatre-vingts khazouk". Le khazouk est une sorte de bâton utilisé lors d'une torture et le chiffre quatre-vingts correspond aux nombre d’Egyptiens d'alors.

Le 9 mars, Ramy retourne place Tahrir avec d'autres manifestants, pour demander plus de changements. Ce jour-là, l'armée détruit les campements et réprime violemment les manifestants réunis. Comme beaucoup d'autres, le chanteur est arrêté, battu, torturé à l'électricité au sein du Musée National du Caire, transformé pour l'occasion en centre de détention. Après deux semaines d'hospitalisation, il revient à Tahrir avec un nouveau texte, Baisse la tête (طاطي طاطي). L'auteur ironise sur l'attitude de l'armée censée assurer la transition démocratique, aux côtés de la population. « Baisse la tête, baisse-la, baisse-la, tu vis dans un pays démocratique!». Le musicien évoque aussi l'impasse dans laquelle se trouvent les jeunes diplômés, entravés dans leur ascension sociale par la corruption et le népotisme: « et quand les ignorants sont devant toi... ou au-dessus de toi prenant ta longe / Il te conduit à ta perte, devant toi il y a un trou... tu bois le poison de Socrate. »

En septembre 2011, il sort une nouvelle chanson Pain, liberté et justice sociale comme pour affirmer les nouveaux mots d'ordre et priorités que le mouvement doit adopter. Pour Essam il n'y a plus rien à attendre du « cirque électoral » organisé par le Conseil Suprême des Forces Armées (SCAF), qui s'est employé à mâter les manifestations de l'automne 2011. Plus que jamais, la contre-révolution est en marche. En janvier 2012, alors que de nouveaux heurts sanglants éclatent place Tahrir, Essam s'en prend au SCAF en adaptant les paroles d'Irhal aux circonstances: "A bas, à bas le SCAF! Etat civil! (...) La révolution jusqu'à la victoire". Peu après, il sort l'album Al Midan ("La place").

Lors des élections législatives de 2011, les islamistes emportent la majorité des sièges au parlement, parvenant à séduire les populations rurales, pauvres et délaissées.Victorieux des élections, Mohamed Morsi accède à la présidence en juin 2012. Premier président civil de l'Egypte, ce membre des Frères musulmans doit prêter son "serment au peuple" place Tahrir, avant de le faire plus formellement devant la Cour constitutionnelle. Très vite, la contestation reprend. Les populations du centre, majoritairement urbaines, rejettent les islamistes de peur de voir la charia (la loi islamique) étendre son influence sur leurs droits. En juin 2013, les manifestations donnent l'opportunité au ministre de la défense, Abdel Fattah Al-Sissi, de démettre Morsi de ses fonctions. L'armée est de retour aux manettes. 


Le nouveau raïs règne en maître absolu sur l'Egypte (1), emprisonnant, torturant, tuant à tour de bras ses opposants, islamistes, comme libéraux. Pendant ce temps, les puissances occidentales, plus soucieuses de leurs intérêts économiques que de la défense des libertés, tournent le regard dans d'autres directions. (2) En 2014, Ramy Essam se réfugie en Suède, où il se lance dans une carrière professionnelle, sans pour autant renoncer à son engagement contre la dictature. 

Quatre ans après la prise de pouvoir de Sissi, le chanteur publie "Balaha". Ce mot correspond au nom donné à un menteur compulsif dans un film à succès. Les paroles fustigent l'autorisme de Sissi et témoignent de l'extrême lassitude, mais aussi de l'indignation d'une population réduite au silence. En réponse à cette prise de position, le parolier et le réalisateur du clip, Galal el Behairy et Shady Habash, coincés en Egypte, sont emprisonnés pour « diffusion de fausses nouvelles ». Faute de soins, Habash meurt en prison en mai 2020, à l’âge de vingt-quatre ans. Ce drame prouve, si il en était besoin, la cruauté du régime Sissi.

C°: Si la jeunesse réunie place Tahrir n'est pas parvenue à donner corps aux aspirations démocratiques qui l'animaient, écrasée par la violence de l'armée et dupée par la rouerie des islamistes, elle a néanmoins fait montre d'une grande dignité, d'un immense courage et les chants de Ramy Essam en constituent, assurément, la digne bande son.

Notes: 

1. En guise de réponse à la crise économique qui plonge les Egyptiens dans la misère, Sissi lance le pays dans une politique de grands travaux tels que doublement du canal de Suez, la construction d'un grand musée à Gizeh, de lignes de TGV, la construction d'une capitale en plein désert...

2. La France fournit les armes. Les autres puissances ne sont pas en reste. L'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis fournissent les prêts financiers, la Russie les ressources en blé, tandis que la Chine investit dans le pays.

Sources:

- Bérengère Lavisse: "De Tunis à Dera'a, les chants du Printemps", mémoire de 4ème année. (pdf)

- Cyril Sauvageot: «Comment la chanson "Irhal" est devenu le cri de ralliement des manifestants de la place Tahrir?»

- «Ramy Essam: la voix de la révolution» (DREAM)

- "La pop égyptienne au temps de la Révolution de la place Tahrir" avec Coline Houssais. [Le réveil culturel sur France Culture]

- "Dégage! La B.O. des révolutions arabes" [The Observer]

- Jane Mitchell: "Ramy Essam, la bande originale du printemps égyptien" [Révolution permanente] 

- "La bande-son des révolutions: 10 ans de musique et de révoltes" Rencontre avec Coline Houssais.

- "Égypte: les sons de la place Tahrir" [France Inter] 

- "Rami Essam: le barde de la place Tahrir" [France Inter]

Conseil de lecture:

Alaa El Aswany: "J'ai couru vers le Nil", Actes Sud, 2018.