Dans le Chili des années 1960 et 1970, à l'instar des autres pays du cône sud, la musique porte une parole militante fondée sur la contestation d'un système économique profondément inégalitaire. Au cours de ces années de plomb, les artistes de la Nueva Cancion Chilena, souvent membres ou proches du parti communiste, se retrouvent autour de valeurs communes : la lutte contre l'impérialisme économique et culturel américain, la dénonciation des violences policières et des inégalités sociales profondes, enfin, corollaire de ce qui précède, les artistes cherchent à devenir les porte-voix des indigents. La "nouvelle chanson chilienne" se veut donc sociale et engagée, soucieuse de puiser dans les racines folkloriques du pays.
Richard Espinoza, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons |
Un des plus éminents représentants de cette nouvelle chanson chilienne se nomme Victor Jara. Né au sein d'une modeste famille de paysans du centre du Chili, il connaît le dur travail paysan. Encore adolescent, il entre au séminaire, où il se dote d'une solide technique de chant. Bientôt, il intègre la chorale de l'université du Chili de Santiago. Jara n'a pas l'âme d'un curé, de plus en plus concentré sur la création musicale, il devient auteur-compositeur-interprète. Il y est encouragé par la chanteuse Violetta Parra, qui s'était employée, au cours de la décennie précédente, à enregistrer et répertorier la diversité musicale du pays. Dans son sillage, Jara se rend dans les campagnes pour parfaire sa connaissance des musiques traditionnelles. Il s'initie à cette occasion aux instruments des peuples autochtones : quenas, zamponas, charango. Jara joue au sein de diverses formations, Cucumén d'abord, puis avec les fameux Quilapayún. Désormais, il enregistre de nombreuses chansons où affleurent de plus en plus son engagement politique. Membre du parti communiste, Jara s'investit pleinement dans la campagne de l'Unidad Popular de Salvador Allende, candidat socialiste à l'élection présidentielle de 1970. La campagne est ponctuée de nombreux chants promis à un grand avenir, tels Venceremos ou El pueblo unido jamás será vencido ("le peuple uni ne sera jamais vaincu") des Quilapayún. Une fois la victoire obtenue, le chanteur s'impose naturellement comme le meilleur ambassadeur culturel du Chili d'Allende.
Beaucoup de ses compositions témoignent de son amour pour le Chili et son peuple. Ainsi, dans son album La Población, Jara narre la vie des laissés-pour-compte, qu'ils soient
paysans ("Plegaria a un labrador"), mineurs (Cancion del minero) [1] ou ouvriers. Il n'hésite pas à incorporer à ses morceaux des enregistrements réalisés sur le terrain (un babillage en ouverture de "Luchin", un coq qui chante dans "Marcha de los Pobladores"). Dans
le sillage de Violetta Parra, Jara accorde également une grande attention au
répertoire de la musique populaire rurale, en particulier autochtone. En 1969, il compose par exemple Angelita Huenumán, en hommage à une tisserande mapuche. A l'opposé de ce petit peuple souffrant, Jara décrit l'existence dorée des enfants des fils et filles
de bonnes familles dans Las Casitas del barrio alto ("les petites maisons du quartier haut") une chanson ironique et mordante. "Les gens
des hauts quartiers / Se sourient et se visitent / Vont ensemble au
supermarché / Et possèdent tous une télévision." Jara dénonce encore la répression
policière contre les mouvements sociaux ou
d'opposition (Preguntas por Puerto Montt) [2]. Dans son émouvant Te recuerdo Amanda, le chanteur raconte la disparition de Manuel, mort pour ses idéaux. "Tu avais rendez-vous avec lui, / qui partit dans les montagnes qui jamais ne fit de mal, / qui partit dans les montagnes, / et en cinq minutes fut mis en pièces. / Sonne la sirène de retour au travail, / beaucoup ne sont pas revenus, / Manuel non plus."
"Manifiesto"
: "Je ne chante pas pour chanter / ni parce que j'ai une belle voix /
mais parce que ma guitare a des sentiments et une raison d'être". L'engagement de Jara ne pouvait que le conduire aux côtés d'Allende,
dont il partage le projet de société de réduction des inégalités sociales. Au total, ses odes aux grandes figures révolutionnaires latino-américaines (Corrido De Pancho Villa, Camilo Torres, Zamba del Che), son attachement aux plus déshérités, sa
dénonciation des ravages du capitalisme ne pouvaient que susciter l'ire des militaires. En devenant le compagnon de route du nouveau
président, celui que l'on prend l'habitude de désigner comme "le poète de la révolution", devient un homme à abattre.
Entrevue entre Kissinger et Pinochet. [Ministerio de Relaciones Exteriores de Chile., CC BY 2.0 CL, via Wikimedia Commons] |
A peine élu, le président socialiste engage une réforme agraire et nationalise les mines de cuivre, dont certaines étaient aux mains de compagnies américaines. Par ailleurs, il se rapproche de Cuba et de la Chine. Aux Etats-Unis, cette situation ne laisse pas d'inquiéter. Dans le contexte de la guerre froide, Washington apporte d'ailleurs son soutien aux régimes autoritaires, par anticommunisme bien sûr, mais aussi parce que ces dictatures préservent les intérêts économiques des grandes firmes américaines en Amérique latine. Pour Henry Kissinger, le conseiller à la sécurité nationale, puis secrétaire d'Etat de Richard Nixon et de Gerald Ford, le communisme ne peut s'imposer que par la force. C'est pourquoi l'instauration du socialisme par les urnes, comme le tente Salvador Allende au Chili en 1970, constitue à ses yeux un très mauvais exemple pour l'Europe. Kissinger, qui ne fait pas dans la nuance, affirme : "Allende est probablement un communiste, un communiste de Moscou". Il convient donc de réagir. "Je ne vois pas pourquoi nous resterions là sans bouger à contempler un pays sombrer dans le communisme, du fait de l’irresponsabilité de son peuple".
De fait, les difficultés s'accumulent rapidement pour Allende. Une inflation galopante perturbe profondément l'économie. Les très importantes fractures sociales chiliennes se traduisent politiquement par un très fort clivage entre les partis de gauche et de droite. Les soutiens du président, notamment les organisations ouvrières, font face à l'opposition conservatrice, ainsi qu'aux bourgeois et aux classes moyennes anticommunistes, qui organisent de gigantesques manifestations. Des pans importants de la société chilienne s'opposent également à Allende en raison d'un puissant parti pris antidémocratique. En octobre 1972, la grève des camionneurs, financée par les Etats-Unis, paralyse le pays tout en exacerbant les tensions. Des produits de première nécessité deviennent inaccessibles. Le Chili se trouve au bord de la guerre civile et semble ingouvernable. Des rumeurs de putsch bruissent désormais au sein de l'armée. Le général Carlo Prats, légaliste, est répudié par ses pairs qui le juge trop "mou" à l'égard des marxistes. Face aux tensions, Allende cherche la conciliation en nommant Augusto Pinochet à la tête des Armées, le 26 août 1973.
Le 11 septembre, la junte militaire renverse le gouvernement d'unité populaire. Acculé, sans espoir, après une dernière allocution radiodiffusée, le président se suicide dans le palais de la Moneda. Le putsch porte au pouvoir Pinochet. Une répression sanglante s'abat aussitôt sur les opposants, et sur tous ceux qui, sans être nécessairement des militants communistes, tentent de protester. Dans les heures qui suivent le coup d'Etat, Jara est raflé avec des milliers d'autres personnes, et conduit à l'Estadio National de Santiago. Il y est battu, torturé, les doigts écrasés. [3] Son corps, criblé de balles, est abandonné dans la rue. Le 18 septembre 1973, Jara est enterré en catimini. [4] L'assassinat confère au chanteur des pauvres l'aura du martyr, contribuant aussi à forger la légende des mains ou des doigts tranchés à la hache par les bourreaux. [5]
Pendant 17 ans, Pinochet règne d'une main de fer sur le Chili. Partis politiques et syndicats sont interdits, tandis que le Parlement, devenu inutile, est dissous. Les libertés fondamentales disparaissent. Pour échapper à la répression et pouvoir continuer à vivre, près d'un million de Chiliens sont contraints à l'exil, notamment les artistes. (6) Sur le plan économique, le dictateur fait siennes les théories néolibérales des Chicago boys, disciples de Milton Friedman et partisans de la fin du contrôle des prix, ainsi que de la privatisation de l'éducation, de la santé et du système de retraites. La croissance économique s'opère au prix d'une fracture sociale terrible. En 2011, un rapport a évalué à 40 000 les victimes de la dictature, dont 3065 morts.
Si la démocratie est rétablie en 1990, les fondements du modèle Pinochet n'ont pas été abolis, tant sur le plan économique et social, que politique. Non seulement le pays reste l'un des plus inégalitaires au monde, mais il dépend toujours de la loi fondamentale, adoptée en 1980 par la dictature. Le Chili n'a pas totalement tourné la page et connaît parfois des rejeux de mémoires. Tel fut le cas en 2019, quand une partie de la société chilienne descendit dans la rue pour dénoncer l'illégitimité du système, hérité de la période Pinochet. Les manifestants réclament alors un nouveau texte pour assurer une société plus égalitaire, paritaire et la reconnaissance des peuples indigènes. En vain. Les deux projets constitutionnels soumis au référendum sont rejetés, en 2022 et 2023. Le premier texte proposait une vision sociale, écologique et féministe pour le Chili, tandis que le second, écrit par l'extrême-droite, s'inscrivait dans le sillage de la loi fondamentale de 1980. Cette dernière reste donc en vigueur, bien qu'héritée de la dictature.
Le processus
constitutionnel s'est accompagné d'une polarisation accrue. Face à la répression militaire voulue par le président Piñera, les protestataires expriment leur malaise en chantant des morceaux puisés dans le répertoire populaire (7). Or, de nouveau, les échos de la période Pinochet se font entendre avec l'utilisation des chansons de Jara au coeur des mobilisations. El derecho de vivir en paz s'impose même comme l'hymne de la résistance de tous ceux qui récusent les recettes néo-libérales de Piñera. Confrontés à la répression, les manifestants opposent les mots de Jara aux discours martiaux du président.
Composé en 1969, le morceau était dédié à Ho CHi Minh et aux Vietnamiens,
confrontés à des guerres sans fins, dans le cadre de la décolonisation,
puis de la guerre froide. Au-delà du message anti-impérialiste, les paroles revendiquent le droit à vivre en paix, décemment. Ce message a une portée universelle, ce qui explique sans doute la reprise du titre en 2019. Tout en gardant le refrain, les manifestants ajoutent des
paroles qui portent les revendications du moment: la fin des
privatisations et de la misère, une nouvelle
Constitution... La pandémie de Covid place un temps l'opposition sous
l'éteignoir, mais, là encore, le pouvoir ne peut se débarrasser des mots du
poète. En plein confinement, la soprano Ayleen Jovita Romero rompt le silence du couvre-feu en
interprétant "Te recuerdo Amanda" et "El derecho de vivir en paz" depuis son logement. Comme le montre la vidéo ci-dessus, une salve d'applaudissement, provenant des immeubles alentours, salue la performance.
C° : Les tenants de la dictature, puis du néolibéralisme, n'ont jamais pu se débarrasser de la voix et des mots de Jara. Tel le sparadrap du capitaine Haddock, ils collent aux basques des bourreaux d'un chanteur dont la mémoire continue d'être entretenue par la gauche chilienne. (8)
Le Stade National de Santiago, où fut supplicié le chanteur, a été rebaptisé en 2003 Estadio Victor Jara. Juste hommage à l'une des nombreuses victimes de Pinochet, dont le nom ne mérite d'atterrir en revanche que dans les poubelles de l'histoire.
El derecho de vivir en paz [Victor Jara]
El derecho de vivir
Poeta Ho Chi Minh
Que golpea de Vietnam
A toda la humanidad
Ningún cañón borrará
El surco de tu arrozal
El derecho de vivir en paz
[couplet 2]
Indochina es el lugar
Mas allá del ancho mar
Donde revientan la flor
Con genocidio y
napalm
La luna es una explosión
Que funde todo el clamor
El derecho de vivir en paz
[Pausa Instrumental]
[Reprise du couplet 2]
[couplet 3]
Tío Ho, nuestra canción
Es fuego de puro amor
Es palomo palomar
Olivo de olivar
Es el canto universal
Cadena que hará
triunfar
El derecho de vivir
en paz
[Salida]
Es el canto universal
Cadena que hará
triunfar
El derecho de vivir
en paz
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Le droit de vivre en paix (Victor Jara)
(Traduction Floréal Melgar)
Le droit de vivre,
Poète Ho Chi Minh,
Qui atteint depuis le Vietnam
Toute l’humanité
Aucun canon n’effacera
Le sillon de ta rizière
Le droit de vivre en paix
L’Indochine est cet endroit
Au-delà de la vaste mer
Où éclate la fleur
Par le génocide et le napalm
La Lune est une explosion
Que toute une clameur fait taire
Le droit de vivre en paix
Oncle Ho, notre chanson
Est un feu de pur amour
Colombe du colombier
Olivier de l’oliveraie
C’est le chant universel
La chaîne qui fera triompher
Le droit de vivre en paix
Notes:
1. Il chante: "J'ouvre / J’extrais / Je transpire / du sang / Tout pour le patron / Rien pour la douleur / Mineur je suis / À la mine je vais / À la mort je vais / Mineur je suis"
2. Avec sa chanson "Preguntas por Puerto Montt",
Jara s'en prend ouvertement à Pérez Zujovic,
le ministre de l'intérieur lors de la présidence Frei (1964-1970),
responsable du massacre de Puerto Montt, le 9 mars 1969. Ce jour-là, 250
policiers
font irruption dans un camp de fortune habité par 90 familles qui
occupent illégalement des terres laissées à l'abandon par un grand
propriétaire terrien de la région. "Il est mort sans savoir pourquoi
(...) / Vous devez répondre / Senor Perez Zujovic". Cette dénonciation
lui vaudra d'être inquiété à de multiples reprises.
3. Jara parvient à griffonner un dernier texte intitulé "Estadio Chile". Le bout de papier sur lequel figure les mots, dissimulé dans la chaussure d'un co-détenu, permet à Isabelle Parra, fille de Violetta, d'en faire une chanson, bientôt traduite en anglais et interprétée par Pete Seeger. "Quelle terreur produit le visage du fascisme! / Ils mènent à bien leurs plans avec une précision astucieuse / sans se préoccuper de rien. / Le sang pour eux, ce sont des médailles. / La tuerie est un acte d'héroïsme. / Est-ce là le monde que tu as créé, mon Dieu?"
4. Son corps est exhumé en 2009 afin de déterminer les circonstances exactes de sa mort. Enterré dans le cimetière général de Santiago, il peut alors bénéficier d'obsèques publiques, en présence de la présidente Michelle Bachelet, dont le père, un général légaliste, avait aussi été tué par la junte.
5. Le mythe est entretenu par des témoignages de seconde main (sans mauvais jeu de mot) ou encore par les chansons ("Lettre à Kissinger" de Julos Beaucarne, "Gwerz Victor C'hara" de Gilles Servat, "Le bruit des bottes" par Jean Ferrat, "Juan Sin Tierra"de Ska-P, "Victor Jara's hands" par Calexico, "Washington bullets" des Clash en 1980).
6. Quand survient le putsch, Quilapayun et Inti Illimani se trouvent en tournée en Europe. Ils y restent.
7. C'est le cas du morceau El baile de los que sobran ("La danse de ceux qui sont en trop"), du groupe Los Prisioneros
8. Les assassins de Jara bénéficièrent d'une impunité totale pendant près de quarante ans, aucune recherche sérieuse ne tentant de les identifier. Les tortionnaires ne seront finalement condamnés qu'en 2023, soit un demi-siècle après la commission des faits.
Fresque à Valparaiso, novembre 2023. Merci Lucie Cabiac pour cette photo. |