mardi 23 janvier 2024

Quand Ramy Essam, et les manifestants de la place Tahrir, réclamaient le départ du dictateur Moubarak.

La tutelle européenne sur l'Egypte cesse en 1952 avec la prise du pouvoir d'un groupe d'officier qui chasse le roi Farouk, l'armée britannique et proclame la République. Nasser, le nouveau raïs, met les oppositions hors-la-loi et instaure un régime de parti unique. Acteur clef du mouvement des non-alignés, il devient le champion du panarabisme. Le dirigeant s'éteint en 1970, après avoir subi une défaite militaire dans le cadre de la guerre des six jours contre Israël. Son successeur et vice-président, Anouar el-Sadate, tourne le dos aux options socialisantes en libéralisant l'économie. Après une nouvelle défaite militaire contre l’État hébreu, un traité de paix signé en 1979 acte la reconnaissance tacite d'Israël. En 1981, Sadate est assassiné par des militants islamistes. Le vice-président, Hosni Moubarak devient le nouveau dirigeant. Militaire lui aussi, il prend ses distances avec les mouvements islamistes, sur lesquels Sadate s'était appuyé. Indéboulonnable pendant trente ans, le dictateur détricote l'héritage social de Nasser, tandis qu'une corruption galopante se met en place. 

Ahmed Abd El-Fatah from Egypt, CC BY 2.0, via Wikimedia Commons
 

En janvier 2011, dans le sillage de la révolution arabe, le mécontentement se mue en contestation ouverte. Au Caire, la place Tahrir devient l'épicentre de la colère, tandis que, de proche en proche, les manifestations gagnent tout le pays. Les aspirations démocratiques sont immenses. La moitié des habitants a moins de 25 ans et n'a jamais connu autre chose qu'un militaire à la tête de l’État. 

Ramy Essam, a 23 ans, il est étudiant en architecture à Mansourah, une ville située dans le delta du Nil, à 120 km au nord du Caire. Dès les premiers rassemblements, le jeune homme débarque dans la capitale, avec sa guitare sous le bras. Tout au long de l'occupation de la place Tahrir, il vit dans le village de tentes, qui sert de quartier général aux centaines de milliers de manifestants. Le 28 janvier 2011, Ramy monte sur une scène improvisée et interprète Irhal («Dégage!» / إرحل ),  une chanson écrite en quelques heures à partir des slogans des manifestants et dans laquelle il réclame le départ du président. « Nous ne demandons qu'une seule chose, dégage, dégage, à bas, à bas Hosni Moubarak, le peuple veut la chute du régime”."C'était une journée que l'on a appelée " vendredi de colère", j'ai vu des gens mourir, des gens frappés et j'ai pensé, soit je reste vivant et libre, soit je meurs... Alors, je n'ai plus réfléchi, je suis monté sur scène et j'ai chanté", se souvient-il. Trois jours plus tard, le 1er février, Moubarak réaffirme son intention de se maintenir au pouvoir, ce qui incite de nouveau Essam à interpréter "Dégage". Le lendemain, les baltaguias, les hommes de main payés par le pouvoir, chargent à dos de chameaux les manifestants antigouvernementaux. Le chanteur remonte sur scène. "J'avais été frappé à la tête, mais pendant deux jours, j'ai continué à chanter. C'était amusant, car  j'avais des bandages comme tous ceux qui m'écoutaient. Nous étions heureux car nous avions le sentiment d'avoir remporté la victoire.


Si les morceaux d'Essam touchent au coeur des protestataires, qui les reprennent à l'unisson, c'est aussi que la musique s'impose naturellement comme le médium populaire idéal pour synthétiser un message laconique et percutant à l'intention du dictateur: «dégage». En Égypte, la révolution se caractérise par l'absence de partis organisés et de leaders politiques. Empêchés d'agir en véritables citoyens pendant des décennies, les manifestants sont, pour beaucoup d'entre eux, peu familiarisés avec un discours idéologique structuré. Les chansons, avec leur vocabulaire simple et leurs revendications primaires, comblent ces lacunes. Elles permettent en outre de prendre, au jour le jour, le pouls de la révolution ou de réagir presque instantanément à l'actualité. Ainsi, les créations du chanteur amateur collent parfaitement à la succession des évènements qui se déroulent place Tahrir entre janvier et mars 2011. 

Lilian Wagdy, CC BY 2.0, via Wikimedia Commons

Le 11 février 2011, après 18 jours de mobilisation sans précédent, Moubarak est renversé, l'armée assurant la transition. Ramy remonte sur la scène pour célébrer la victoire du mouvement, adaptant pour l'occasion ses paroles, devenues obsolètes. Le chanteur appelle désormais de ses vœux un gouvernement civil, en lieu et place du pouvoir militaire. Plus que jamais, l'artiste se confond avec le reste des manifestants, dont il retranscrit les revendications en musique. Armé de ses mots et de sa seule guitare, il s'impose comme un des acteurs clefs de la révolution en marche. Avec le titre "Riez bien, c'est la révolution" (اضحكوا يا ثورة), il se moque de la propagande de Moubarak selon lequel les manifestants seraient des agents de l'étranger, responsables du marasme économique et payés en hamburgers. "On vous dit que nous mangeons des menus KFC? Riez! C'est la révolution!"

Essam interprète égalementا لجحش قال للحمار, un poème écrit en 2008 par Ahmad Fouad Negm. "L'âne et le poulain" se réfère à Moubarak et à son fils Gamal, un temps pressenti pour succéder à son dictateur de papa. "Mon poulain, arrête d'être naïf, ne vis pas comme un prétentieux / Nos passagers [les Égyptiens] ne sont pas stupides et leurs os ne sont pas cassés / Demain ils vont se réveiller, et ils vont faire trembler le chariot / Et tu vas trouver enfoncés dans tes fesses quatre-vingts khazouk". Le khazouk est une sorte de bâton utilisé lors d'une torture et le chiffre quatre-vingts correspond aux nombre d’Egyptiens d'alors.

Le 9 mars, Ramy retourne place Tahrir avec d'autres manifestants, pour demander plus de changements. Ce jour-là, l'armée détruit les campements et réprime violemment les manifestants réunis. Comme beaucoup d'autres, le chanteur est arrêté, battu, torturé à l'électricité au sein du Musée National du Caire, transformé pour l'occasion en centre de détention. Après deux semaines d'hospitalisation, il revient à Tahrir avec un nouveau texte, Baisse la tête (طاطي طاطي). L'auteur ironise sur l'attitude de l'armée censée assurer la transition démocratique, aux côtés de la population. « Baisse la tête, baisse-la, baisse-la, tu vis dans un pays démocratique!». Le musicien évoque aussi l'impasse dans laquelle se trouvent les jeunes diplômés, entravés dans leur ascension sociale par la corruption et le népotisme: « et quand les ignorants sont devant toi... ou au-dessus de toi prenant ta longe / Il te conduit à ta perte, devant toi il y a un trou... tu bois le poison de Socrate. »

En septembre 2011, il sort une nouvelle chanson Pain, liberté et justice sociale comme pour affirmer les nouveaux mots d'ordre et priorités que le mouvement doit adopter. Pour Essam il n'y a plus rien à attendre du « cirque électoral » organisé par le Conseil Suprême des Forces Armées (SCAF), qui s'est employé à mâter les manifestations de l'automne 2011. Plus que jamais, la contre-révolution est en marche. En janvier 2012, alors que de nouveaux heurts sanglants éclatent place Tahrir, Essam s'en prend au SCAF en adaptant les paroles d'Irhal aux circonstances: "A bas, à bas le SCAF! Etat civil! (...) La révolution jusqu'à la victoire". Peu après, il sort l'album Al Midan ("La place").

Lors des élections législatives de 2011, les islamistes emportent la majorité des sièges au parlement, parvenant à séduire les populations rurales, pauvres et délaissées.Victorieux des élections, Mohamed Morsi accède à la présidence en juin 2012. Premier président civil de l'Egypte, ce membre des Frères musulmans doit prêter son "serment au peuple" place Tahrir, avant de le faire plus formellement devant la Cour constitutionnelle. Très vite, la contestation reprend. Les populations du centre, majoritairement urbaines, rejettent les islamistes de peur de voir la charia (la loi islamique) étendre son influence sur leurs droits. En juin 2013, les manifestations donnent l'opportunité au ministre de la défense, Abdel Fattah Al-Sissi, de démettre Morsi de ses fonctions. L'armée est de retour aux manettes. 


Le nouveau raïs règne en maître absolu sur l'Egypte (1), emprisonnant, torturant, tuant à tour de bras ses opposants, islamistes, comme libéraux. Pendant ce temps, les puissances occidentales, plus soucieuses de leurs intérêts économiques que de la défense des libertés, tournent le regard dans d'autres directions. (2) En 2014, Ramy Essam se réfugie en Suède, où il se lance dans une carrière professionnelle, sans pour autant renoncer à son engagement contre la dictature. 

Quatre ans après la prise de pouvoir de Sissi, le chanteur publie "Balaha". Ce mot correspond au nom donné à un menteur compulsif dans un film à succès. Les paroles fustigent l'autorisme de Sissi et témoignent de l'extrême lassitude, mais aussi de l'indignation d'une population réduite au silence. En réponse à cette prise de position, le parolier et le réalisateur du clip, Galal el Behairy et Shady Habash, coincés en Egypte, sont emprisonnés pour « diffusion de fausses nouvelles ». Faute de soins, Habash meurt en prison en mai 2020, à l’âge de vingt-quatre ans. Ce drame prouve, si il en était besoin, la cruauté du régime Sissi.

C°: Si la jeunesse réunie place Tahrir n'est pas parvenue à donner corps aux aspirations démocratiques qui l'animaient, écrasée par la violence de l'armée et dupée par la rouerie des islamistes, elle a néanmoins fait montre d'une grande dignité, d'un immense courage et les chants de Ramy Essam en constituent, assurément, la digne bande son.

Notes: 

1. En guise de réponse à la crise économique qui plonge les Egyptiens dans la misère, Sissi lance le pays dans une politique de grands travaux tels que doublement du canal de Suez, la construction d'un grand musée à Gizeh, de lignes de TGV, la construction d'une capitale en plein désert...

2. La France fournit les armes. Les autres puissances ne sont pas en reste. L'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis fournissent les prêts financiers, la Russie les ressources en blé, tandis que la Chine investit dans le pays.

Sources:

- Bérengère Lavisse: "De Tunis à Dera'a, les chants du Printemps", mémoire de 4ème année. (pdf)

- Cyril Sauvageot: «Comment la chanson "Irhal" est devenu le cri de ralliement des manifestants de la place Tahrir?»

- «Ramy Essam: la voix de la révolution» (DREAM)

- "La pop égyptienne au temps de la Révolution de la place Tahrir" avec Coline Houssais. [Le réveil culturel sur France Culture]

- "Dégage! La B.O. des révolutions arabes" [The Observer]

- Jane Mitchell: "Ramy Essam, la bande originale du printemps égyptien" [Révolution permanente] 

- "La bande-son des révolutions: 10 ans de musique et de révoltes" Rencontre avec Coline Houssais.

- "Égypte: les sons de la place Tahrir" [France Inter] 

- "Rami Essam: le barde de la place Tahrir" [France Inter]

Conseil de lecture:

Alaa El Aswany: "J'ai couru vers le Nil", Actes Sud, 2018. 

1 commentaire:

Anonyme a dit…

C'est fascinant de voir comment Ramy Essam a su capturer l'esprit de la place Tahrir à travers sa musique. Pensez-vous que son exil en Suède a changé la nature de son engagement artistique contre la répression en Égypte ? J'ai trouvé un parallèle intéressant avec les émissions culturelles arabes comme celles que l'on peut écouter sur Radio Orient en ligne. Merci pour cet article très éclairant !