Angleterre, début des sixties, la jeunesse britannique cherche à s'émanciper de la pesante tutelle parentale, arborant de nouvelles tenues vestimentaires, se déplaçant sur des scooters customisés et carburant aux amphétamines. Ils se délectent des musiques noires américaines, avant, pour certains d'entre eux, de former leurs propres groupes. Ce sont les mods, dont Peter Meaden, manager des Who, définit l'état d'esprit comme "un mode de vie propre dans des circonstances difficiles." (source C p 1721)
A la fin des années 1950, à une époque où le Royaume-Uni a définitivement tourné le dos aux années de disette de l'après-guerre, quelques jeunes anglais s'encanaillent dans les caves enfumées. Ils ne jurent que par le modern jazz. Ces "modernistes" (d'où l'on tirera l'abréviation "mods") se veulent élitistes, un brin snobs. Ils soignent leur apparence, cherchant à être aussi élégants que leurs modèles: Miles Davis ou Chet Baker. Il faut alors avoir de l'allure et être cool. Les premiers mods en tant que tels, apparaissent quelques années plus tard, dans les quartiers de l'Est londonien. Ces rejetons de la classe ouvrière vouent un culte aux musiques afro-américaines. Chez eux, le modern jazz est supplanté par le rythm and blues, la soul ou le bluebeat jamaïcain, des musiques au rythme binaire, propices à la danse. Un exemple avec le "Bar tender blues"de Laurel Aitken.
L'entrée dans l'air de la consommation transforme le monde de la musique avec l'essor des 45 et 33 tours. Les teenagers disposent alors d'un petit pécule qui leur permet d'acquérir disques et instruments.
The Who en 1965. KRLA Beat/Beat Publications, Inc., Public domain, via Wikimedia Commons |
Ces jeunes prolos attachent la plus grande attention à leur mise, écumant les boutiques de Carnaby Street pour y dégoter costumes italiens, chemises Ben Sherman, polos Fred Perry, cravates fines, jeans Levi's, desert boots effilées. Pour ne pas abimer leur tenue, ils se glissent dans des parkas militaires enveloppantes. Le tout est d'adopter une posture désinvolte, cool, de se démarquer, en refusant toute forme d'assignation sociale et surtout être vu, admiré. Leurs habits, élégants et chers, masquent leurs origines ouvrières, mais permettent de se façonner un style. Sur le sujet, le morceau le plus marquant reste "Dedicated follower of fashion" des Kinks, satire douce amère de la folie consumériste des victimes de la mode. " On le cherche ici, on le cherche là / Ses tenues sont voyantes, mais jamais classiques / Comme sa vie en dépend, il achète ce qu'il y a de mieux / Car c'est un suiveur de mode dévoué / Et quand il fait ses petits tours / Dans les boutiques de Londres / Il poursuit avidement les dernières modes et tendances / Car c'est un suiveur de mode dévoué"
The face est celui qui donne le ton, le mod le plus en vue que l'on admire, qui sait dégoter les bons habits et précéder les tendances de la mode. Les détracteurs homophobes des mods raillent l'intérêt porté par les garçons mods aux fringues. Peter Meaden, le manager des Who écrit une chanson sur la mode intitulée "Zoot suit". «Je suis le mec le plus branché en ville. Et je vais te dire pourquoi. / Je suis le mieux sapé, y'a qu'à voir ma cravate effilée / Et pour vous affranchir, je vais vous expliquer / Les quelques petites règles que doit respecter le mec le plus classe.»
Le style de vie mod est aussi un moyen de dépasser le système de classes. Profitant d'une période de plein emploi, et afin de gagner l'argent nécessaire à leur dispendieux mode de vie, les mods s'emploient dans les métiers de services qui se développent alors, comme employés de bureaux ou de banques. Le week-end, juchés sur leurs scooters chromés, Vespa ou Lambretta, largement customisés, les jeunes dandys sillonnent la ville. Le soir venu, ils se rendent dans les coffee bars et les clubs tels que le Flamingo et la Discotheque à Soho, le GoldHawk Club, The Scene à Ham Yard, le Twisted Wheel à Manchester. On n'y sert pas d'alcool aux mineurs. Peu importe, pour tenir jusqu'au bout de la nuit, les mods carburent aux amphétamines : Purple Hearts, French Blues et autres Black Bombers. "Here come the nice" des Small Faces, véritable hymne au speed, témoigne de la consommation effrénée de produits stupéfiants.
Small Faces en 1965. Press Records, Public domain, via Wikimedia Commons |
Les mods vouent une sainte haine aux rockers et aux Teds. Ces derniers cultivent une attitude rebelle. Coiffés d'une banane, portant le blouson noir à la manière de leur idole Gene Vincent, ils se déplacent en bandes sur de grosses motos. Mods et rockers s'affrontent dans le cadre de batailles rangées comme à Brighton, le 18 mai 1964. L'opposition de styles entre les deux groupes est largement exagérée par le presse. (1) La médiatisation des mods fait que l'esprit originel du courant échappe rapidement à ses initiateurs, pour devenir l'étendard d'une grande partie de la jeunesse anglaise, quitte à en trahir l'identité initiale. Le mouvement se diffuse bientôt à tout le pays, attirant à Londres de nombreux jeunes provinciaux, forgeant au passage la légende du swinging London (2) et inspirant aux Kinks "Dandy", satire douce amère d'une jeunesse frivole.
Dans le sillage des Beatles, des dizaines de groupes apparaissent. Cette explosion juvénile donne à la musique populaire un regain de vitalité. Les formations se réclament alors moins du rock'n'roll que du rythm and blues. Les premiers mods ne s'intéressent d'ailleurs d'abord pas aux groupes anglais, incapables de produire, selon eux, autre chose que des reprises molles de la Motown, et incapables d'approcher le son brut d'un Junior Walker (exemple avec "roadrunner"). Certains Britanniques, tels que Georgie Fame and the Blue Flames, tentent de relever le gant. Dans son antre du Flamingo, l'organiste, encouragé par son public jamaïcain, intègre à ses sets les dernières sorties de ska diffusées en Angleterre par le label Blue Beat ("Yeh yeh").
Les mods préfèrent aller à la source, en dénichant les vinyles les plus rares (qu'ils désignent grâce aux numéros de matrice et non au titre). Néanmoins, c'est dans le sillage des mods que des groupes britanniques au son sale et électrique, influencés par les musiques afro-américaines, se constituent, contribuant à damer le pion à la domination américaine. Exemple avec le Spencer Davis Group. La voix puissante de Steve Winwood, associée au son abrasif de l'orgue Hammond, permettent d'obtenir des succès marquants, très influencés par les musiques jamaïcaines. Exemple avec "Keep on running"
Le phénomène mod témoigne de l'affirmation des teenagers, qui forment bientôt un marché prometteur. Des émissions de télé comme Ready, Steady, Go! à partir de 1963 répondent aux attentes d'une jeunesse en quête de nouveaux sons et de nouvelles danses. Le vendredi soir, les groupes à la mode viennent y jouer en direct devant un parterre d'adolescents déchaînés, tandis que la présentatrice Cathy McGowan ajoute une pointe d'enthousiasme bienvenue. La chanson du générique est un tube du moment et change donc environ tous les six mois. Un des plus fameux est le titre "Anyway, anyhow, anywhere" des Who, parfait concentré d'insolence envoyé à la face des adultes. "Rien ne peut m'arrêter, pas même les portes fermées" chante Roger Daltrey. Jusqu'en 1967, les radios pirates (Radio Caroline ou Radio London), émettant depuis des bateaux qui mouillaient en dehors des eaux territoriales anglaises, participent à leur manière à la diffusion des musiques mods.
Les Who s'imposent comme LE groupe Mod phare. Initialement connus sous le nom de High Numbers, les musiciens sentent le soufre, notamment en raison de la sauvagerie de leurs prestations scéniques. Devant un mur d'amplis, agressifs, arrogants, teigneux, généralement sous speed, ils paraissent incontrôlables. Le déhanché, l'énergie et la puissance vocale de Roger Daltrey, qui use du fil de son micro comme d'un lasso, galvanisent le public. Tiré à quatre épingles, Pete Townshend n'a d'yeux que pour sa guitare, dont il joue en dessinant de grands moulinets avec sa main droite. Après ce rituel fort en riffs, à l'issue des concerts, il n'hésite pas à fracasser son instrument sur les enceintes. À la batterie, Keith Moon déploie une virtuosité rarement atteinte, multipliant breaks et roulements. Les teenagers s'identifient aux compositions de Townshend, dont les paroles témoignent du mal-être d'une jeunesse en colère, insistant sur les frustrations adolescentes et l'incompréhension entre les générations. "J'espère mourir avant de devenir vieux" ("Hope I die before I get old"), clame-t-il sur My generation. Au fil des ans, les albums des Who deviennent de plus en plus ambitieux, contribuant à populariser l'idée de concept album tournant autour d'un thème dramatique unique. C'est le cas de l'opéra rock Tommy qui paraît en 1969. L'histoire est à dormir debout, mais les compositions terrassent l'auditeur.
Dans le sillage des Who, les Small Faces s'imposent comme le groupe culte du circuit des clubs. La formation est fondée en 1964 par le chanteur Steve Mariott et le bassiste Ronni Lane, passionnés l'un et l'autre de musique soul. Le premier est un chanteur a la voix rauque et puissante. En 1967, alors que le mouvement mod a tendance à se désagréger sous l'influence de la musique psychédélique, les composition des Faces portent témoignage de ces expérimentations sonores. Les textes se font surréalistes, introspectifs, méditatifs ou simplement burlesques, comme sur "Itchycoo Park" ou "Lazy sunday afternoon", dans lequel Mariott pousse son accent cockney au maximum.
Si les Kinks (les "tordus") ne se réclament pas du courant mod, ils n'en partagent pas moins avec lui de nombreuses affinités, ne serait-ce que vestimentaires. Fondés en 1963 par deux frères, Ray et Dave Davies, les Kinks s'inscrivent d'abord dans la vague du rythm and blues britannique. En 1964, un riff de guitare légendaire, associé à une progression harmonique de plus en plus soutenue font de "You really got me" un véritable hymne. Ray Davies, compositeur surdoué, passe maître dans l'art de raconter les vies ordinaires, les petits plaisirs de l'existence, glissant toujours dans ses paroles une bonne dose d'autodérision.
Kinks en 1964. Publisher: The State Register-Journal newspaper, Public domain, via Wikimedia Commons |
Parmi les secondes lames du courant, nous pouvons citer The Action, un groupe du nord de Londres, produit George Martin, le producteur des Beatles. Les musiciens proposent une relecture des tubes de la Motown à la sauce mod comme sur "I'll keep on holding on" des Marvelettes. Reg King, le chanteur, possède une superbe voix. En quelques mois, le groupe enregistre une série de 45 tours remarquables, comme le psychédélique Shadows and Reflections. La sous-culture mod s'exporte comme le prouve The Easybeats, un groupe de Sidney. En 1966, ils décrochent la timbale avec l'extraordinaire Friday on my mind. Sur Good Times, Steve Marriott des Small Faces vient prêter main forte aux Australiens. Citons enfin la pop excentrique de The Creation ("making time").
A partir de 1966, alors que le courant s'essouffle, les hard mods entendent revenir aux origines du mouvement. Adeptes des musiques noires, ils s'inspirent du style des rude boys jamaïcains, arborant lunettes noires et chapeau pork pie. (3) Néanmoins, le mouvement périclite. LSD et marijuana supplantent le speed, tandis que la vague psychédélique portée par les hippies contribue également au déclin du courant mod. Cette scène survit néanmoins plus longtemps dans le nord de l'Angleterre autour des clubs soul tels le Casino à Wigan ou le Torch à Stoke. En 1979, on assiste même à un revival mod dans le sillage de The Jam, dont le troisième album s'intitule d'ailleurs All the mod cons ("tout le confort moderne"). Paul Weller, chanteur et leader du groupe, parvient à faire une synthèse entre l'urgence punk et les mélodies soul comme sur Down in the tubestation at midnight. La même année, les Who publient Quadrophenia, un opéra rock racontant l'histoire du mouvement mod au travers des aventures de Jimmy le Mod.
Si le mouvement mod n'a guère duré, l'empreinte laissée est profonde. Ses adeptes ont cultivé une fière identité prolétarienne, profondément marquée par l'insularité britannique. Certes, le revival mod ne dure guère, mais des groupes apparus bien plus tard tels qu'Oasis, Blur ou The Coral témoignent de la persistance et du profond enracinement de ce mouvement au sein de la culture musicale britannique.
Notes:
1. Le film Quadrophenia, tiré en 1979 du concept album des Who, renforce le mythe en mélangeant fiction et réalité.
2. Les créateurs de mode londoniens (Mary Quant) s'inspirent des innovations stylistiques des mods pour alimenter le goût du jour.
3. Peu à peu, le hard mod devient le skinhead avec rangers, jeans avec le bas retourné, chemise rayée, bretelles et cheveux ras.
Sources:
A. Neuvième épisode de la série de David Herschel "Histoire du rock" consacré aux Mod's.
B. "Génération Mods : au nom du style", émission Juke-Box sur France Culture
C. Yves Bigot et Mischka Assayas: "Mod" dans le tome II du Nouveau Dictionnaire du rock, éditions Robert Laffont, 2014.
D. Paolo Hewitt : "Mods, une anthologie : speed, vespas & rythm'n'blues", 2011, Editions Payot & Rivages.
E. Documentaire Mods vs rockers de Kamel diffusé sur Arte.
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