vendredi 17 janvier 2025

Cumbia : une musique colombienne à l'assaut de la sono mondiale.

Dans un pays aussi fragmenté que la Colombie, ravagé par des décennies de violences, la musique représente un des rares traits d'union. C’est particulièrement vrai de la cumbia, musique de danse, joyeuse et irrésistible. Les paroles de l’un des tubes les plus fameux du genre, « Me llamo cumbia » en offre un résumé parfait : 

"Je m’appelle cumbia, où que j’aille je suis la reine,

pas une hanche ne reste immobile quand je suis là"

Les origines de ce courant musical restent obscures. Pour certains, la cumbia serait née d'un métissage culturel issu de la cohabitation forcée dans le creuset colombien des descendants d'esclaves africains, de colons espagnols et des populations amérindiennes autochtones. Pour y voir plus clair, une rapide plongée dans l'histoire colombienne s'impose.

Dans le sillage du conquistador Pedro de Heredia, les Espagnols prennent possession des plaines littorales de la côte caraïbe. Les terres sont exploitées dans le cadre d'encomiendas, de vastes plantations esclavagistes sur lesquelles triment les populations amérindiennes autochtones. Décimées par les épidémies ou jugées trop peu résistantes, ces populations serviles sont bientôt remplacées par des esclaves déportés d'Afrique centrale et du Golfe de Guinée. A partir du XVI°siècle, le principal port négrier de la grande Colombie est Carthagène des Indes.

Arrachés à leur terre natale, les esclaves africains conservèrent un temps des éléments de leurs langues maternelles, des rythmes et des chansons du continent perdu. (1) Leurs descendants entretinrent ces éléments culturels. Le 2 février de chaque année, lors de la fête de la Vierge de la Candelaria, les maîtres autorisaient leurs esclaves à jouer leur musique et faire la fête. A Carthagène, sur le cerro de la popa, ils se retrouvaient, dansaient, jouaient de la musique, interprétaient un répertoire appris, accompagnés de percussions et tambours. Ces chants se mélangèrent bientôt aux sonorités des musiques jouées par les populations amérindiennes du port. C'est dans ce cadre géographique et historique que la cumbia aurait lentement émergé. 

 La cumbia des origines associe le jeu à contretemps de flûtes de roseaux amérindiennes (zamponasgaïtas), les percussions d'origine africaines ou amérindiennes (maracasgüiro) et des tambours de tailles différentes : llamador, alegre, tambora)Le terme même de cumbia témoigne de l'origine obscure du genre. Pour certains, il dérive de "cumbé", un mot bantou désignant des rythmes de danses festives de Guinée équatoriale. Pour d'autres, il provient du mot "cumbague", qui désignait un cacique, chef indigène de la région de Mompox. La cumbia semble, en tout cas, et avant tout, fille du métissage.

A partir du XVIII°s, Barranquilla devient un des principaux ports de Colombie, accueillant des migrants venant du monde entier. Dans cette ville d'entrepreneurs, la musique s'épanouit grâce à la création de studios d'enregistrement, de radios, de clubs. Fréquentés par une clientèle huppée (donc blanche), ces établissements accueillent de grands orchestres réputés dont le répertoire intègre à partir des années 1930 les danses costeñas populaires (le porro notamment). La cumbia, quant à elle, reste longtemps méprisée par les membres de la bonne société que rebutent ses origines populaires métisses. Bon an mal an, elle parvient néanmoins progressivement à triompher de la barrière socio-raciale, à s'imposer comme le rythme quasi officiel de la région et du célèbre carnaval de Barranquilla. Quatre jours avant le début du carême, les habitants de la ville vibrent au son des rythmes les plus divers, mais une nuit entière est consacrée à la cumbia: la rueda de cumbia

Depuis la côte caraïbe, la cumbia gagne bientôt l'ensemble du pays. Au gré des déplacements et des échanges commerciaux effectués le long du fleuve Magdalena, la musique se déploie dans toute la Colombie et se diffuse auprès de la population rurale. Les accents africains et indiens se mêlent désormais aux chants de labeur entonnés par les paysans. 

Autre élément propice à l'essor de la cumbia, la création de puissants médias susceptibles d'en assurer la diffusion. A Carthagène, le Colombien Antonio Fuentes fonde son label. Le fondateur des Discos Fuentes entend d'abord inventorier les musiques afro-colombiennes autour de Carthagène, Barranquilla et de la municipalité de Cienaga. Aussi enregistre-t-il d'abord des morceaux de cumbias acoustiques traditionnelles ou des vallenatos dans lesquels l'accordéon est à l'honneur. Fuentes écume les bars et les clubs de la côte afin de dégoter musiciens et chanteurs, avant d'enregistrer et produire, méticuleusement leurs titres. Fasciné par les arrangements de basse et de saxophones des orchestres de swing américains, il décide d’introduire la clarinette dans les sections de cuivres En 1948, Fuentes lance son propre big bandLos Corraleros de Majagual. L'orchestre devient au fil des années un vivier exceptionnel de musiciens talentueux.

Fort du succès prodigieux rencontré par son label, Fuentes installe un studio d'enregistrement dernier cri dans la capitale Medellin; il fonde en parallèle une radio et un service de transport permettant la distribution des disques dans tout le pays. Au cours des années 1950, les deux grands orchestres costeños de Lucho Bermudez et Pacho Galan intègrent les rythmes cubains à leur répertoire et à leur cumbia, dont le premier titre gravé sur disque en 1950 se nomme Danza negra , chanté par Matilde Díaz.

 
Au fil des décennies, la cumbia incorpore de nouveaux instruments.  La guitare, les cuivres, l'accordéon. A partir des années 1970, l'électrification renforce encore l'attrait du genre en l'enrichissant de claviers, basses...). Les grands orchestres cèdent alors le pas à de petits combos électriques. 

Les picos (de l'anglais pick-up), pendants colombiens des sound-system jamaïcains, apparaissent et deviennent de puissants vecteurs de diffusion de la cumbia. Les DJ y enchaînent les disques en quête du titre susceptible d'emporter l'adhésion de tous. Ils contribuent en outre au renouvellement du genre, dans la mesure où les DJ, en diffusant des disques venus des quatre coins de la terre, procurent de nouvelles sources d'inspiration aux musiciens locaux. Les "cumbieros" reprennent à leur sauce ces airs exotiques donnant lieu à un syncrétisme musical remarquable. La cumbia s'enrichit de l'interaction avec les musiques cubaines, africaines (rumba congolaise, highlife, afro-beat) ou la salsa. Au fil des décennies, le label Discos Fuentes observe, suit et encourage toutes ces mutations.


Diffusion. La mutation constante de la cumbia permet à ce genre protéiforme de se renouveler sans cesse et d'essaimer. Bien sûr, la diaspora colombienne (et latino en général) a beaucoup contribué à l'exportation du genre avec l'organisation de fêtes communautaires, ouvertes sur l'extérieur ou de manifestations comme le carnaval de Barranquilla permettant de maintenir en vie les musiques "autochtones" (porrovallenatochampeta...). Rappelons que derrière le terme générique cumbia se cache en fait une grande diversité de styles musicaux [2] qui ne cessent de se transformer au gré des régions, des influences extérieures ou des innovations technologiques : la cumbia organique et épurée défendue par les vieux musiciens diffère ainsi profondément de la musique luxuriante interprétée par les grandes formations orchestrales ou encore de la Nueva Cumbia digitale. [3]

Plusieurs éléments assurent le "décollage" et le développement de la cumbia hors des frontières, au point de devenir un genre clef de la sono mondiale au même titre que le reggae ou la salsa. 

> Son rythme, lent, hypnotique, lancinant et particulièrement entraînant, se danse beaucoup plus facilement que la salsa, la samba ou le tango. Il s'agit d'une musique lascive, fondamentalement festive dont les paroles légères se contentent, à de rares exceptions près, de commémorer les moments joyeux de l'existence. Elle constitue donc un formidable exutoire pour des populations soumises à un quotidien parfois rude et violent.

> A partir du foyer colombien, la cumbia essaime dans toute l’Amérique latine depuis les années 1950 et s'y réinvente au contact des ingrédients musicaux qu'y distillent les musiciens du cru. Elle y devient la musique des couches défavorisées, en particulier les migrants ruraux installés dans les banlieues des grandes métropoles. Au Mexique, une cumbia aux multiples ramifications se diffuse. L’influence des musiciens colombiens, associée aux éléments folkloriques des régions du nord, donne naissance à la cumbia norteña, aux accents traditionnels et basée sur l’usage de l’accordéon et du racloir guaracha.

Les DJ, qui officient dans d’énormes sound system appelés sonideros, malaxent la matière sonore pour créer une version très ralentie des classiques colombiens. On parle alors de cumbia rebajada.

La Nu cumbia ou tecnocumbia agrémentées de multiples effets, valorisent les basses amplifiées, la batterie électronique et les synthétiseurs.

> Dans les années 2000, la crise économique argentine voit l’essor dans les quartiers pauvres de Buenos Aires de la cumbia villera (de villa, bidonville), dont les paroles font l’apologie des activités délinquantes. Musicalement, le genre dont les formations les plus célèbres se nomment Damas Gratis, Yerba Brava ou Los Pibes Chorros, propose une synthèse des différents courants de la cumbia sonidera mexicaine. Une Nueva cumbia, fondée sur l’incorporation de rythmiques dub, hip-hop ou electro prospère également dans le sillage d’El Hijo de la Cumbia.

Dans sa version péruvienne - la délicieuse chicha - les sons des synthétiseurs Moog, des guitares électriques et pédales wah-wah, des orgues Farfisa créent une version saturée et psychédélique de la cumbia (Los Shapis, Los Mirlos, Los Destellos).

> Les soirées animées par des DJ renommés férus de cumbia tels Hugo Mendez ou Quantic donnent une visibilité maximale à la musique colombienne. Ce dernier, installé en Colombie, multiplie les collaborations avec des musiciens locaux. Avec les Frente cumbiero, il crée Ondatropica.

Profitant de cet engouement, des maisons de disques comme SofritoSoundway, Analog Africa sortent des rééditions ambitieuses de pépites musicales passées souvent inaperçues en leur temps, mais exhumés par des explorateurs musicaux obsédés par leur quête de sons. Enfin, l'essor d'internet assure la diffusion de ces grooves méconnus.


***
Issue de la côte caraïbe colombienne, la cumbia n'a cessé d'essaimer, de s'adapter, de muter, pour devenir au cours des années 1950 la danse nationale. Depuis lors, elle franchit et s’affranchit des frontières, s'imposant comme un des genres les plus appréciés de la sono mondiale.

Notes: 
1. Des groupes d'esclaves parviennent à s'enfuir pour se réfugier dans des villages de fugitifs, les Palenque, qui constituent dès lors autant de conservatoires des pratiques culturelles ancestrales. 
2. Entre les plaines littorales et les régions montagneuses, les différences musicales sont très importantes. Cependant, les déplacements incessants des narcotrafiquants et les fêtes qu'ils organisent, contribuèrent à leur diffusion à l'échelle nationale.
 3. La musique colombienne ne se résume pas à la cumbia, loin s'en faut. "Cumbia est un terme que choisirent les compagnies de disques dans les années 1960 pour regrouper la musique colombienne des Caraïbes, un terme qui englobe notre musique dansante et qui contribue à son exportation", note Federico Ochoa Escobar.
L'introduction de disques africains et antillais dans le port de Cartagène au cours des années 1970 donne ainsi naissance à la champeta ("musique des machettes"), fusion des rythmes issus de l'Atlantique noire. Le rythme bullerengue fait dialoguer tambours, danses et chants antiphonaux interprétés par les "cantadoras".

Sources et liens : 

- Continent musique sur France culture: le fabuleux destin de la cumbia mondiale. 

- De La Hoz O'Byrne Julio. "La cumbia à Carthagène : entre légende et commerce" in "Villes en parallèle", n°47-48, décembre 2013, pp. 302-306. 

- Magazine World Sound n°8: "Cartagena: entre Colombie et Afrique." 

- Sur un air de Nueva Cumbia, Télérama n°3244, 14 mars 2012.  

- RFI: "Comme un air de Cumbia"

Sélection discographique: 

* Cumbia 1 et 2 (World Circuit). Réédition d'une prodigieuse compilation regroupant de vieilles cumbia issues des catalogues Fuentes. Absolument rien à jeter. Notre coup de cœur. 

Soundway livre à intervalle régulier des compilations de haute tenue consacrée aux musiques colombiennes, citons entre autre:  

Colombia: the golden age of discos Fuentes. Comme son titre l'indique, cette compilation parcourt l'âge d'or du label Fuentes entre 1960 et 1976. Les titres sélectionnés ne se cantonnent d'ailleurs pas à la seule cumbia, mais propose aussi un peu de salsa colombienne. 

Cartagena: Curro Fuentes & the big band cumbia and descarga sound of Colombia 1962-1972. Dans la famille Fuentes, je voudrais le benjamin. Prénommé Curro, ce dernier décide de s'affranchir de la tutelle familiale pour produire ses propres disques.  

The original sound of cumbia. Cette compilation propose une plongée dans les racines de la cumbia et de son prolongement cuivré, le porro. Elle est le résultat du travail passionné du producteur Quantic qui a sillonné les marchés colombiens pour dénicher ces pépites. Les 55 morceaux proposés ont été enregistrés sur vinyles entre 1948 et 1979.  

* "Diablos del ritmo. The columbian melting pot" 

* The roots of chicha volume 1  et 2 / 

* "Ayahuasca: Cumbias Psicodelicas Vol.1 : 70's Peru Psych Soul Rock Latin Folk Funk Music" 

* "Cumbian chicadelicas: peruvian psycedelic chicha" 

Antologia de la cumbia peruana.