Dans un pays aussi fragmenté que la Colombie, ravagé par des décennies de violences, la musique représente un des rares traits d'union. C’est particulièrement vrai de la cumbia, musique de danse, joyeuse et irrésistible. Les paroles de l’un des tubes les plus fameux du genre, « Me llamo cumbia » en offre un résumé parfait :
"Je m’appelle cumbia, où que j’aille je suis
la reine,
pas une hanche ne reste immobile quand je suis là"
Les origines de ce courant musical restent obscures. Pour certains,
la cumbia serait née d'un métissage culturel issu de la cohabitation forcée
dans le creuset colombien des descendants d'esclaves africains, de colons
espagnols et des populations amérindiennes autochtones. Pour y voir plus clair,
une rapide plongée dans l'histoire colombienne s'impose.
Dans le sillage du conquistador Pedro de Heredia, les
Espagnols prennent possession des plaines littorales de la côte caraïbe. Les
terres sont exploitées dans le cadre d'encomiendas, de vastes
plantations esclavagistes sur lesquelles triment les populations amérindiennes
autochtones. Décimées par les épidémies ou jugées trop peu résistantes, ces
populations serviles sont bientôt remplacées par des esclaves déportés
d'Afrique centrale et du Golfe de Guinée. A partir du XVI°siècle, le
principal port négrier de la grande Colombie est Carthagène des Indes.
Arrachés à leur terre natale, les esclaves africains
conservèrent un temps des éléments de leurs langues maternelles, des rythmes et
des chansons du continent perdu. (1) Leurs descendants entretinrent ces
éléments culturels. Le 2 février de chaque année, lors de la fête de la
Vierge de la Candelaria, les maîtres autorisaient leurs esclaves à jouer leur
musique et faire la fête. A Carthagène, sur le cerro de la popa,
ils se retrouvaient, dansaient, jouaient de la musique, interprétaient un
répertoire appris, accompagnés de percussions et tambours. Ces chants se mélangèrent
bientôt aux sonorités des musiques jouées par les populations amérindiennes du
port. C'est dans ce cadre géographique et historique que la cumbia aurait
lentement émergé.
La cumbia des origines associe le jeu à contretemps de flûtes de roseaux amérindiennes (zamponas, gaïtas), les percussions d'origine africaines ou amérindiennes (maracas, güiro) et des tambours de tailles différentes : llamador, alegre, tambora). Le terme même de cumbia témoigne de l'origine obscure du genre. Pour certains, il dérive de "cumbé", un mot bantou désignant des rythmes de danses festives de Guinée équatoriale. Pour d'autres, il provient du mot "cumbague", qui désignait un cacique, chef indigène de la région de Mompox. La cumbia semble, en tout cas, et avant tout, fille du métissage.
Depuis la côte caraïbe, la cumbia gagne bientôt l'ensemble du pays. Au gré des déplacements et des échanges commerciaux effectués le long du fleuve Magdalena, la musique se déploie dans toute la Colombie et se diffuse auprès de la population rurale. Les accents africains et indiens se mêlent désormais aux chants de labeur entonnés par les paysans.
Autre élément propice à l'essor de la cumbia, la création de puissants médias susceptibles d'en assurer la diffusion. A Carthagène, le Colombien Antonio Fuentes fonde son label. Le fondateur des Discos Fuentes entend d'abord inventorier les musiques afro-colombiennes autour de Carthagène, Barranquilla et de la municipalité de Cienaga. Aussi enregistre-t-il d'abord des morceaux de cumbias acoustiques traditionnelles ou des vallenatos dans lesquels l'accordéon est à l'honneur. Fuentes écume les bars et les clubs de la côte afin de dégoter musiciens et chanteurs, avant d'enregistrer et produire, méticuleusement leurs titres. Fasciné par les arrangements de basse et de saxophones des orchestres de swing américains, il décide d’introduire la clarinette dans les sections de cuivres. En 1948, Fuentes lance son propre big band: Los Corraleros de Majagual. L'orchestre devient au fil des années un vivier exceptionnel de musiciens talentueux.
Fort du succès prodigieux rencontré par son label, Fuentes installe un studio d'enregistrement dernier cri dans la capitale Medellin; il fonde en parallèle une radio et un service de transport permettant la distribution des disques dans tout le pays. Au cours des années 1950, les deux grands orchestres costeños de Lucho Bermudez et Pacho Galan intègrent les rythmes cubains à leur répertoire et à leur cumbia, dont le premier titre gravé sur disque en 1950 se nomme Danza negra , chanté par Matilde Díaz.
Les picos (de l'anglais pick-up), pendants colombiens
des sound-system jamaïcains, apparaissent et deviennent
de puissants vecteurs de diffusion de la cumbia. Les DJ y
enchaînent les disques en quête du titre susceptible d'emporter l'adhésion de
tous. Ils contribuent en outre au renouvellement du genre, dans la mesure où
les DJ, en diffusant des disques venus des quatre coins de la terre,
procurent de nouvelles sources d'inspiration aux musiciens locaux. Les "cumbieros" reprennent
à leur sauce ces airs exotiques donnant lieu à un syncrétisme musical remarquable. La cumbia s'enrichit
de l'interaction avec les musiques cubaines, africaines (rumba congolaise, highlife,
afro-beat) ou la salsa. Au fil des décennies, le label
Discos Fuentes observe, suit et encourage toutes ces mutations.
Plusieurs éléments assurent le "décollage" et le développement de la cumbia hors des frontières, au point de devenir un genre clef de la sono mondiale au même titre que le reggae ou la salsa.
> Son rythme, lent, hypnotique, lancinant et particulièrement entraînant, se danse beaucoup plus facilement que la salsa, la samba ou le tango. Il s'agit d'une musique lascive, fondamentalement festive dont les paroles légères se contentent, à de rares exceptions près, de commémorer les moments joyeux de l'existence. Elle constitue donc un formidable exutoire pour des populations soumises à un quotidien parfois rude et violent.
> A partir du foyer colombien, la cumbia essaime dans toute
l’Amérique latine depuis les années 1950 et s'y réinvente au contact des
ingrédients musicaux qu'y distillent les musiciens du cru. Elle y devient la
musique des couches défavorisées, en particulier les migrants ruraux installés
dans les banlieues des grandes métropoles. Au Mexique, une cumbia aux
multiples ramifications se diffuse. L’influence des musiciens colombiens,
associée aux éléments folkloriques des régions du nord, donne naissance à la
cumbia norteña, aux accents traditionnels et basée sur l’usage de l’accordéon
et du racloir guaracha.
Les DJ, qui officient dans d’énormes sound system appelés sonideros,
malaxent la matière sonore pour créer une version très ralentie des classiques
colombiens. On parle alors de cumbia rebajada.
La Nu cumbia ou tecnocumbia agrémentées de multiples effets, valorisent les basses amplifiées, la batterie électronique et les synthétiseurs.
> Dans les années 2000, la crise économique argentine voit
l’essor dans les quartiers pauvres de Buenos Aires de la cumbia villera
(de villa, bidonville), dont les paroles font l’apologie des activités
délinquantes. Musicalement, le genre dont les formations les plus célèbres se
nomment Damas Gratis, Yerba Brava ou Los Pibes Chorros, propose une synthèse des différents courants de la cumbia
sonidera mexicaine. Une Nueva cumbia, fondée sur l’incorporation de
rythmiques dub, hip-hop ou electro prospère également dans le sillage d’El Hijo
de la Cumbia.
Dans sa version péruvienne - la délicieuse chicha - les
sons des synthétiseurs Moog, des guitares électriques et pédales wah-wah, des
orgues Farfisa créent une version saturée et psychédélique de la cumbia (Los
Shapis, Los Mirlos, Los Destellos).
> Les soirées animées par des DJ renommés férus de cumbia tels
Hugo
Mendez ou Quantic donnent
une visibilité maximale à la musique colombienne. Ce dernier, installé en
Colombie, multiplie les collaborations avec des musiciens locaux. Avec les
Frente cumbiero, il crée Ondatropica.
Profitant de cet engouement, des maisons de disques comme Sofrito, Soundway,
Analog Africa sortent des rééditions ambitieuses de pépites
musicales passées souvent inaperçues en leur temps, mais exhumés par des
explorateurs musicaux obsédés par leur quête de sons. Enfin, l'essor
d'internet assure la diffusion de ces grooves méconnus.
Sources et liens :
- Continent musique sur France culture: le fabuleux destin de la cumbia mondiale.
- De La Hoz O'Byrne Julio. "La cumbia à Carthagène : entre légende et commerce" in "Villes en parallèle", n°47-48, décembre 2013, pp. 302-306.
- Magazine World Sound n°8: "Cartagena: entre Colombie et Afrique."
- Sur un air de Nueva Cumbia, Télérama n°3244, 14 mars 2012.
- RFI: "Comme un air de Cumbia"
Sélection discographique:
* Cumbia 1 et 2 (World Circuit). Réédition d'une prodigieuse compilation regroupant de vieilles cumbia issues des catalogues Fuentes. Absolument rien à jeter. Notre coup de cœur.
* Soundway livre à intervalle régulier des compilations de haute tenue consacrée aux musiques colombiennes, citons entre autre:
- Colombia: the golden age of discos Fuentes. Comme son titre l'indique, cette compilation parcourt l'âge d'or du label Fuentes entre 1960 et 1976. Les titres sélectionnés ne se cantonnent d'ailleurs pas à la seule cumbia, mais propose aussi un peu de salsa colombienne.
- Cartagena: Curro Fuentes & the big band cumbia and descarga sound of Colombia 1962-1972. Dans la famille Fuentes, je voudrais le benjamin. Prénommé Curro, ce dernier décide de s'affranchir de la tutelle familiale pour produire ses propres disques.
- The original sound of cumbia. Cette compilation propose une plongée dans les racines de la cumbia et de son prolongement cuivré, le porro. Elle est le résultat du travail passionné du producteur Quantic qui a sillonné les marchés colombiens pour dénicher ces pépites. Les 55 morceaux proposés ont été enregistrés sur vinyles entre 1948 et 1979.
* "Diablos del ritmo. The columbian melting pot"
* The roots of chicha volume 1 et 2 /
* "Ayahuasca: Cumbias Psicodelicas Vol.1 : 70's Peru Psych Soul Rock Latin Folk Funk Music"
* "Cumbian chicadelicas: peruvian psycedelic chicha"
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