George W. Bush, sous couvert de lutte contre le terrorisme, neutralise avec son Patriot act les libertés publiques et anéantit les espaces de contestation politique. La police dispose alors d'un pouvoir de répression presque sans limites. Dans ces conditions, l'élection de Barack Obama en 2008 suscite un grand espoir. Les attentes sont vite déçues, le nouveau président ne faisant à peu près rien pour mettre un terme à l'impunité policière. Ainsi, les violences d'Etat frappant les Africains américains se poursuivent. Rien qu'en 2014, la police tue 928 personnes (4 au Royaume-Uni sur la même période!), majoritairement noires. Toutefois, pour empêcher l'invisibilisation de ces crimes, un vaste mouvement se lève alors.
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Image tirée du clip du morceau Alright de Kendrick Lamar. |
Black Lives Matter (BLM) apparaît en juillet 2013, au lendemain de l'acquittement de George Zimmermam, agent de sécurité blanc responsable de la mort de Trayvon Martin, adolescent africain-américain de 17 ans, originaire de Sandford en Floride. Dès le scandale judiciaire connu, l'activiste Alicia Garza poste le hashtag #BLM sur Facebook, avant de créer le collectif Black Lives Matter pour dénoncer les meurtres quotidiens d'Africains-américains. (1) "La vie des Noirs compte"; le slogan met en exergue les violences policières racistes. Les femmes noires, victimes d'un empilement de discriminations, se trouvent à la pointe du combat.
En juillet 2015, sur le campus de l'université de Cleveland, plusieurs centaines d'activistes africains-américains assistent à un colloque intitulé the movement for black lives. Lors d'une pause, les participants se mettent à chanter le refrain de la chanson Alright de Kendrick Lamar, un morceau produit et co-écrit par Pharrell Williams. Le 26 juillet, alors que le colloque touche à sa fin, dans un bus, un policier interpelle un adolescent de 14 ans, suspecté d'être en état d'ébriété. Il l'arrête, le fait descendre et le menotte. Les militants présents sur les lieux se rassemblent autour d'eux. La tension monte, d'autant que les policiers arrivés en renfort aspergent de gaz poivre la foule alentour. Finalement, le garçon, remis à sa mère, quitte les lieux dans une ambulance. Pour les participants, il s'agit d'une victoire. Spontanément, ils entonnent, de nouveau, le refrain d'Alright. Chanté sur un mode responsorial, le refrain "we gon'be alright. Say what", déclenche une joie immense et suscite une intense communion entre les manifestants galvanisés. “Nous étions émus. Il était impossible de s'asseoir et de ne pas ressentir l'effet de cette chanson. Tout le monde chantait à l'unisson. C'était comme être à l’église", se souvient l'un d'entre eux. Ainsi, Alright s'impose comme le cri de ralliement des manifestations du mouvement BLM.
Après NWA, KRS-One, de nombreux rappeurs et rappeuses actuels (YG, Killer Mike, Janelle Monae) s'emparent des questions des violences policières racistes. Dans leurs morceaux, ils évoquent les relations tendues et difficiles entre les Noirs et la police, les contrôles au faciès, les tabassages. Les courants musicaux (soul, folk notamment) utilisés dans le cadre de la lutte pour les droits civiques dans les décennies antérieures possédaient un fort arrière-plan religieux, une visée universaliste et portaient un discours de co-fraternité entre Blancs et Noirs, tandis que le rap privilégie davantage l'affirmation identitaire, le combat par et pour les Noirs, en utilisant sa propre grammaire et son schéma narratif.
Le titre Alright tient de la protest song traditionnelle. Ses fonctions mobilisatrice et rhétorique permettent de réveiller les consciences, d'alerter la société sur les maux qui rongent l'Amérique (ici le racisme et les brutalités policières), en persuadant l'auditeur de passer à l'action. Pendant les sit in ou les marches, le chant renforce la cohésion et la détermination des militants. Une fois la manifestation passée, il continue de porter des valeurs susceptibles de déclencher un processus d'identification, donc de favoriser l'émergence d'une communauté, prête à poursuivre le combat. Ainsi, en dénonçant les violences passées ou actuelles, en motivant, en donnant une identité sonore au mouvement, la chanson fédère.
Le titre figure sur le troisième album de Kendrick Lamar, To pimp a butterfly, sorti en 2015. Quelques mois avant l'enregistrement, la visite de la cellule de Nelson Mandela, en Afrique du Sud, convainc le rappeur de consacrer ses textes à la dénonciation du racisme, ainsi qu'aux différentes formes (aliénation des travailleurs, oppression des femmes...) que peut revêtir l'exploitation dans un système capitaliste et paternaliste. Sur ce concept album, le rappeur, né à Compton en banlieue de Los Angeles, narre le sordide quotidien des habitants d'une ville meurtrie par les violences de gangs rivaux (Bloods contre Crisps) et les inégalités sociales provoquées par des politiques économiques ultra-libérales. L'artiste associe le G-funk sauce Parliament à l'âpreté des mots des rappeurs West Coast, tels Tupac Shakur ou Ice Cube. Pour mettre en valeur les raps engagés et politiques de Lamar, ses producteurs (Terrace Martin, Pharrel Williams, Sounwave, Thundercat) élaborent un écrin musical associant les cuivres jazz, les rythmiques funk à l'exubérance de la soul et des spirituals, des genres traditionnellement associés à la communauté africaine-américaine (2) et aux protests songs caractéristiques du mouvement pour les droits civiques.
Le morceau s'impose rapidement comme l'hymne des révoltes et de la cause noire américaine, dénonçant le racisme systémique, notamment les violences policières subies par les Africains-Américains aux Etats-Unis. En ce début de la décennie 2010, la liste des meurtres ne cesse de s'allonger. Prenons deux exemples parmi d'autres, mais dont le point commun est qu'ils ont lieu alors que Lamar enregistre son disque. Le 17 juillet 2014, cinq policiers de New York utilisent la technique de l'étranglement arrière, pourtant interdite, sur Eric Garner, 44 ans. Plaqué au sol, maintenu à terre, il crie à plusieurs reprises : "Je ne peux pas respirer". L'homme meurt par asphyxie. Pour le légiste chargé de déterminer la cause du décès, il s'agit d'un homicide. Le 9 août 2014, à Ferguson, Missouri, le policier Darren Wilson abat Michael Brown, âgé de 18 ans. (3) Ce meurtre donne un écho planétaire au mouvement BLM.
"Toute ma vie, j'ai dû me battre, négro"
La chanson s'ouvre par une citation de La couleur pourpre, le roman d'Alice Walker. Car, oui, la vie tient du combat quand tu as la peau noire aux Etats-Unis.
L'utilisation du terme nigga témoigne de la volonté du rappeur de s'adresser ici en priorité aux Africains-Américains. L'objectif est de lancer un appel à l'union afin de mieux surmonter les difficultés et renverser les citadelles racistes.
"Des moments difficiles genre "Yah!"
Des bad trips genre "Yah!"
Nazareth
Je suis foutu,
Mon pote, t'es foutu
Mais si Dieu nous protège /
Alors tout ira bien! "
Face aux coups durs et à l'adversité, la foi permet au rappeur de tenir le coup. Très croyant, il place ses espoirs en Dieu.
Negro, tout ira bien (2X), /
Tout ira bien
Tu m'entends? Tu le sens? /
Tout ira bien
En écho à ce qui précède, et en première analyse, le refrain, chanté par Pharrell Williams, paraît délivrer un message d'espoir. Une deuxième écoute entretient néanmoins la possibilité de l'ambivalence phonologique. En effet, l'intonation montante adoptée dans la phrase clef du refrain - "we are gon'be alright" - interroge, dans la mesure où on l'utilise souvent pour signifier une interrogation ou un doute. Si tel est le cas, alors, le refrain ne traduit pas une marque de confiance et d'espoir, mais plutôt un questionnement, une ironie. Ainsi, la répétition de la phrase semble davantage tenir de la méthode Coué, fonctionnant comme un mantra destiné à convaincre l'auditeur que la situation va aller en s'améliorant, un peu comme une formule performative ou une prophétie autoréalisatrice.
"Uh, et quand je me réveille /
Je vois bien que tu me regardes comme si j'étais un chèque "
Le premier couplet s'ouvre sur une dénonciation de l'exploitation des musiciens africains-américains par un capitalisme américain vautour. Les majors du disque s'engraissent sur le dos d'artistes envisagés comme des poules aux œufs d'or, dont on coupe la tête lorsqu'elles/ils ne sont plus bankables.
Mais les homicides te regardent de haut. /
Est-ce qu'un Mac-11 pourrait encore résonner si on enlevait la basse?
Ici, Lamar se réfère aux innombrables meurtres de jeunes noirs, tués par une police raciste, qui a longtemps pu agir en toute impunité. Cette situation explique que les Africains-Américains craignent pour leurs vies, ou celles de leurs proches, lorsqu'ils se trouvent dans l'espace public. Seule la présence de témoins ou d'enregistrements via une caméra ou un portable permet d'empêcher la bavure ou d'engager des poursuites judiciaires.
Le Mac-11 est une arme militaire équipé d'un silencieux. En utilisant cette image, le rappeur dénonce le fait que les violences policières soient dissimulées, comme est étouffé le son de l'arme. Ainsi, elles continuent à être largement ignorées, ou relativisées, par le grand public, quand elles ne sont pas simplement niées ou justifiées par les franges les plus conservatrices du pays.
"Etrange ! Et laisse moi te parler de ma vie, /
seuls les antalgiques me font rentrer dans la quatrième dimension /
Où il y a des belles chattes, /
Et où Benjamin [Franklin, sur les billets de 100$]
les met en lumière (...)
Les gars, les meufs,
J'crois que j'deviens fous
Je me noie dans mes vices tous les jours (...)"
Pour Lamar, "the Personnal is political". En effet, Alright va au delà d'une protest song classique. L'originalité du morceau réside dans le fait que son auteur mêle sa critique générale du modèle américain à sa propre histoire, ses fêlures intimes. Ainsi, le titre possède une forte dimension introspective, le rappeur se confrontant à ses démons, sa dépendance aux substances psychotropes, aux femmes, à l'argent, envisagés comme autant d'échappatoires temporaires. Il lie ces difficultés personnelles, habituellement inavouables, au racisme systémique et aux pratiques discriminatoires à l'œuvre aux Etats-Unis.
Dans le pré-refrain, Lamar rappe :
" On nous a déjà fait du mal, Négro /
Quand notre fierté était au plus bas, /
On regardait le monde en se demandant : /
« Où allons-nous? »"
Il passe d'un coup du "je" au "nous", afin d'impliquer l'auditoire afro-descendant. L'auteur se réfère ici au passé, notamment la déportation des esclaves dans le cadre de la traite transatlantique. Pour lui, la conscientisation repose largement sur la connaissance de l'histoire et des racines
" Et les po-po, on les déteste /
Ils veulent nous abattre dans la rue, négro
Je suis devant la porte du prêtre /
Mes jambes en coton,
Mon arme pourrait tirer,
Mais tout ira bien pour nous."
Ce couplet introduit une ambivalence textuelle. On retrouve ici la dualité centrale de la lutte pour les droits civiques. Comment le narrateur compte-t-il utiliser son arme? Veut-il viser les policiers, le pasteur ? Va-t-il utiliser la violence, tirer, comme le suggère Malcom X ? Va-t-il, au contraire, privilégier la non-violence d'un Martin Luther King, en posant l'arme? A moins que, miné par les violences policières, les meurtres, tourmenté par des pensées suicidaires, il ne mette fin à ses jours. (4) Agenouillé, il peut aussi simplement s'en remettre à Dieu.
"Qu'est-ce que tu veux? /
Une maison ou une voiture? /
40 acres et une mule ? /
Un piano ou une guitare? /
Tout, car mon nom est Lucy,
Je suis ta pote ! /
Mon salaud, /
tu pourrais vivre dans un centre commercial!"
L'introduction du deuxième couplet propose une critique du consumérisme effréné et du matérialisme, deux éléments constitutifs de l'american way of life. Le rappeur dénonce ces chimères, comme autant de vaines promesses, à l'instar des "40 acres et une mule" promis aux esclaves affranchis au lendemain de l'abolition, en 1865. L'abondance de biens matériels contribue à se détourner des réalités sociales, des justes causes, au risque de perdre son âme. Le narrateur évoque Lucy, une tentatrice, sorte d'incarnation terrestre de Lucifer, qui se lie au narrateur pour mieux le berner.
"Je me souviens quand tu étais en lutte avec toi-même /
et que tu abusais de ton influence, /
parfois je faisais pareil. /
J'abusais de mon pouvoir, plein d'animosité /
animosité qui s'est transformée en grosse dépression. /
Je me suis retrouvé à crier dans une chambre d'hôtel, /
je ne voulais pas m'autodétruire. /
Les maux de Lucifer étaient tout autour de moi, /
donc je suis parti en courant afin de trouver des réponses"
Lamar revient aussi sur la dépression qu'il a connu, une dépression aux origines politiques. Il fait état de sa lutte contre l'autodestruction et la volonté d'en finir.
Réalisé à Oakland, Californie, le clip du morceau est tourné en noir et blanc, afin d'accentuer le contraste entre les Noirs et les Blancs. L'atmosphère générale apparaît très sombre. De nouveau, l'ambivalence, visuelle cette fois-ci, prévaut. Ainsi, dans le prologue de la vidéo, quatre policiers blancs portent sur leurs épaules une voiture, dans laquelle sont installés Lamar et ses amis. S'agit-il d'un retournement de la situation de domination coloniale, qui voyait les colons juchés sur des sièges soulevés par les colonisés? Ou s'agit-il plutôt d'une procession funéraire, non avec des policiers, mais des porteurs de cercueils, Blancs, s'apprêtant à mettre en terre des individus, Noirs, après une exécution?
Pour s'extirper de la ville ségréguée, l'artiste lévite, puis s'envole, ce qui peut aussi être vu comme une élévation sociale et spirituelle. Depuis le ciel, Kendrick Lamar, semble observer les siens, traqués et abattus par la police.
A la toute fin du clip, un vieux policier blanc mime avec ses doigts un tir au pistolet en direction de Kendrick Lamar, juché sur un lampadaire. Or, contre toute attente, une détonation sèche interrompt la musique, une balle imaginaire atteint le rappeur, qui tombe. L'absence de revolver permet de démontrer que les armes ne constituent qu'un moyen pour les meurtriers. Certes, les balles permettent de tuer, mais ce sont avant tout la haine et le racisme qui incitent les individus à appuyer sur la gâchette. Atteint par la douille imaginaire, Lamar chute du lampadaire. En écho à la crucifixion, il tombe, les bras écartés, comme Jésus de Nazareth avant lui. De la sorte, le rappeur se présente en figure sacrificielle, portant sur ses épaules la souffrance des siens. Cette mort virtuelle tient du retour sur terre, à la dure réalité. La vie des Noirs compte, mais reste encore trop souvent menacée par la brutalité d'une société raciste, dont la violence finit par rattraper tout le monde.
Conclusion :
En 2015, lors de la cérémonie des Bet awards, Kendrick Lamar interprète son titre depuis le toit d'une voiture de police, devant un drapeau américain en lambeau. Lors des grammy awards de 2016, il se produit menotté, enchaîné, entouré d'un groupe de choristes, devant une carte de l'Afrique sur laquelle s'affiche le mot Compton. Il clôt sa prestation en faisant une dédicace à Trayvon Martin : "On February 26th I lost my life too. Set us back another 400 years. This modern day slavery."
Le 25 mai 2020, l'assassinat de George Floyd, assassiné par un policier de Minneapolis, suscite un gigantesque élan populaire. Le pays s'embrase. Dans les manifestations, on scande toujours Black lives matter, mais aussi I can't breathe ("je narrive pas à respirer"), la phrase répétée par Floyd lors de son interminable agonie. On y chante encore et toujours Alright.
Le nombre de victimes africaines-américaines de la police n'a pas vraiment baissé depuis l'apparition de BLM. L'impunité reste très importante. Seuls 2% des cas de violences policières conduisent à des poursuites judiciaires. "(...) J'étais une Noire dans un pays où l'on pouvait se faire tuer pour cette seule raison", écrivait Nina Simone dans son autobiographie à propos des années 1960. On ne peut que remarquer que ce constat reste malheureusement toujours d'actualité.
Notes:
1. Le collectif est fondé par Alicia Garza, l'autrice Opal Tometi et la militante Patrisse Cullors.
2. Le prénom Kendrick lui est donné en l'honneur du chanteur Eddie Kendricks, voix emblématique des Temptations, dont sa mère était une grande admiratrice.
3. En 2015, 104 Africain(e)s-Américain(e)s non armé(e)s ont été tué(e)s par la police, donnant lieu à 13 poursuites judicaires seulement.
4. De fait, les jeunes africains-américains se suicident dans des proportions sensiblement plus importantes que les jeunes blancs.
Sources :
A. Axel Nodinot : "Il était une fois. Icône rap d'une génération opprimée", pp 76-81, L'Humanité, jeudi 27 mars 2025.
B. Claude Chastagner. EMMA. (2022, 4 février). Claude Chastagner, "Black Lives Matter, un nouveau terrain pour la protest song ?" , in Black Lives Matter : formes politiques et artistiques de l’antiracisme aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. [Vidéo]. Canal-U.
C. "Black lives matter. Un symbole, une cause", Arte
D. Emmanuel Parent : "Black sounds matter. Le hip-hop dans l'oeuvre de Ta-Neshi Coates", La Vie des idées, 9 juin 2020.
E. Mapping Police Violence. Un décompte des décès causés par la police en s'appuyant sur des données en accès libre, en particulier les informations diffusées dans les médias.
F. Christophe Ylla-Somers : "Le son de la révolte. Une histoire politique de la musique noire américaine"; Le mot et le reste, 2024.
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