mercredi 8 mai 2019

364. "Petit train, où t’en vas-tu ? Train de la mort, mais que fais-tu ?" Quand les Rita Mitsouko chantaient la déportation vers les camps de la mort.

La mise en place de la "Solution finale" par les nazis en 1942 vise à la destruction des Juifs d'Europe. A l'ouest, cette politique d'assassinat de masse, voulue et organisée par les nazis et leurs affidés, implique d'immenses transferts de populations depuis leurs régions d'origine jusqu'aux centres de mise à mort. Pour aborder ce sujet dramatique, nous utiliserons comme fil conducteur la chanson Le petit train des Rita Mitsouko, puis le journal et les lettres d'Etty Hillesum, jeune juive néerlandaise de 27 ans au moment de l'occupation.

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* "Le petit train s'en va dans la campagne/ (...) Serpentin de bois et de ferraille."

En 1988, les Rita Mitsouko sortent l'album Marc et Robert. C'est un succès. Un des titres que compte le disque s'impose d'emblée par sa loufoquerie apparente. La mélodie s'inspire ouvertement du Petit train (1952) d'André Claveau. Saccadé et répétitif,  le rythme rappelle le bruit des pistons des vieilles locomotives. Le titre a l'aspect d'une comptine, d'une chansonnette inoffensive. Les paroles, posées sur le mode de la candeur, sont celles d'une enfant qui parle d'un train 

 "Le petit train s’en va dans la campagne
Va et vient, poursuit son chemin
Serpentin, de bois et de ferraille
Rouille et vert de gris sous la pluie.
Qu’il est beau quand le soleil l’enflamme
Au couchant, à travers champs.
Les chapeaux des paysannes ondulent sous le vent
Elles rient parfois jusqu’aux larmes en rêvant à leurs amants.
L’avoine est déjà germée
As-tu rentré le blé,
Cette année les vaches ont fait des hectolitres de lait
"

De prime abord, le texte semble léger puisqu’il est question d’un «petit» train, "serpentin de bois et de ferraille" traversant les champs, sous le soleil ou la pluie ("Rouille et vert de gris sous la pluie. / Qu'il est beau quand le soleil enflamme"). L'atmosphère légère, festive s'accompagne de la description d'une scène champêtre et paisible ("Les chapeaux des paysannes ondulent sous le vent / Elles rient parfois jusqu'aux larmes en rêvant à leurs amants"). "Paysans et paysannes", vaquent à leurs taches habituelles, rythmées par le cycle saisonnier ("'avoine est déjà germée / As-tu rentré le blé / cette année les vaches ont fait des hectolitres de lait"). Le clip vidéo plonge le spectateur dans une chorégraphie bollywoodienne. Les danseurs arborent un sourire radieux et des costumes chamarrés.




* "Train de la mort, mais que fais-tu?"
Pourtant, l'atmosphère bucolique disparaît brutalement, lorsque la nature du convoi ferroviaire est révélé à l'auditeur. Après avoir été berné par la gaieté surjoué du morceau, ce dernier découvre le vrai sujet de la chanson, non sans éprouver un certain malaise. Le petit tortillard n'est autre qu'un "train de la mort" ce qui fait prendre une nouvelle signification aux paroles du premier couplet. Ainsi, le « vert et gris » du train évoque aussi la couleur des uniformes nazis. 
La tonalité du clip change également. Par incrustation, la chanteuse revêt un masque terrifiant et pleure. Les paysages champêtres sont désormais délimités par des cages et des fils de fer barbelés.
Le contraste entre la musique joyeuse, la légèreté du premier couplet, la voix suraigüe de la chanteuse et les atrocités évoquées ensuite, suscitent et renvoient aux errements des sociétés européennes de l'époque, incapables d'identifier la menace hitlérienne, puis d'empêcher l'extermination des populations juives. 

"Petit train, où t’en vas-tu ?
Train de la mort, mais que fais-tu ?
"

Implacable, le petit train poursuit son chemin vers une destination inconnue ("où t'en vas-tu?") et inquiétante. Rien ne semble pouvoir détourner le train fou de son terminus qui n'est autre qu'un centre de mise à mort. A partir du printemps 1942, avec le déclenchement de la "Solution finale", les convois ferroviaires constituent en effet le principal moyen pour procéder aux différentes déportations opérées par le IIIe Reich. (1)  

Le 20 janvier 1942, les représentants des ministères, du parti nazi et de la SS se réunissent à Wannsee, dans la banlieue de Berlin. La conférence porte sur la coordination de la déportation des Juifs d'Europe de l'Ouest vers les centres de mise à mort situés en Pologne occupée (Chelmno déjà en activité, Auschwitz et  Belzec en construction). La réunion entérine le rôle central de la SS, et répartit les rôles des différentes agences gouvernementales allemandes: Office central de sécurité du Reich (RSHA), Office principal de la Police d'ordre, Office du ministère des Transports et Office du ministère des Affaires étrangères.  
Depuis Berlin, une étroite collaboration lie le département IV B 4 du RSHA commandé par le lieutenant colonel SS Adolf Eichmann au ministère des Transports afin de mettre à disposition les trains nécessaires aux déportations et d'en coordonner les horaires.
Sur le terrain, la Police de l'ordre, parfois secondée par des auxiliaires locaux, rafle et emprisonne les Juifs; puis, les dirigeants locaux de la SS et de la police coordonnent et dirigent les déportations, sous l’œil vigilant de la RSHA.

Rudolf Breslauer [Public domain]
 
* " (...) ce train qui vient chercher sa cargaison avec une régularité presque mathématique."
Les passagers sont des personnes arrachées aux ghettos ou raflées par les nazis ou leurs subordonnés dans les pays d'Europe de l'Ouest placés sous le joug. Avant de monter à bord des trains, les détenus sont rassemblés et enfermés dans des centres de transit (Westerbork aux Pays-Bas, Drancy en France, Malines en Belgique). Dans ses bouleversantes "Lettres de Westerbork", Etty Hillesum (2) présente ce lieu comme "un camp conçu pour un peuple en transit et agité de forts remous à chaque déferlement de vagues humaines venues des grandes villes ou de province, de maisons de repos, de prisons ou de camps disciplinaires, de tous les coins, et les recoins les plus perdus de Hollande, pour être déportées de nouveau quelques jours plus tard, cette fois vers une destination inconnue. "

Le petit train dans la campagne
Et les enfants ?
Les petits trains dans la montagne
Les grands parents
Petit train, conduis-les aux flammes, à travers champs

En fonction des arrestations et des sélections, les déportations envoient à la mort des familles entières, à moins que celles-ci ne soient séparées (Et les enfants? / (...) Les grands parents). Mais pour tous, le convoi entame un voyage sans retour, car son terminus devient aussi la destination finale des passagers. Entassés dans des wagons de marchandises, privés d'eau, de nourritures, de sanitaires, les déportés voyagent dans des conditions effroyables, ce qui provoque la mort de beaucoup d'entre eux au cours du trajet.
Etty Hillesum note: "(...) le quota doit être rempli et le train aussi, ce train qui vient chercher sa cargaison avec une régularité presque mathématique (...). On se dit certains jours qu'il serait plus simple de partir soi-même une fois pour toute "en convoi", plutôt que de devoir être témoin, semaine après semaine, des angoisses et du désespoir des milliers et des milliers d'hommes, de femmes, d'enfants, d'infirmes, de débiles mentaux, de nourrissons, de malades et de vieillards qui glissent entre nos mains secourables en un cortège presque ininterrompu.
Mon stylo ne dispose pas d'accents assez graves pour vous donner une image tant soit peu fidèle de ces convois. Vus du dehors, ils semblaient pouvoir sécréter à la longue une noire monotonie, et pourtant chacun d'entre eux était à part et possédait pour ainsi dire son atmosphère propre. 
Lorsque le premier convoi est passé entre nos mains, nous avons cru un moment ne plus pouvoir jamais rire ou être gai, nous nous sommes sentis changés en d'autres êtres, soudain vieillis, étrangers à toutes nos anciennes amitiés." [B p 259-260]

Départ d'un train de la mort depuis Westerbork à destination d'Auschwitz. Rudolf Breslauer [Public domain]

* "Les wagons de marchandises étaient entièrement clos, (...) par interstices, dépassaient des mains qui s'agitaient comme celles des noyés."
Rapportés à l'activité ferroviaire, les convois de la "solution finale" sont peu nombreux. La destination des 430 000 Juifs de Hongrie à destination d'Auschwitz a été réalisée en environ 140 convois  sur une période de deux mois. La taille de ces convois est d'ailleurs très variable: 1000 personnes en général pour les convois partis de France, jusqu'à 7 000 pour les Juifs déportés du ghetto de Varsovie vers Treblinka, quelques dizaines d'individus pour les transports  depuis l'Allemagne.
Dans ses lettres, Etty Hillesum décrit avec minutie les préparatifs de ces voyages sans retour: "En tournant la tête à gauche, je vois s'élever une colonne de fumée blanche et j'entends le halètement d'une locomotive. Les gens sont déjà entassés dans les wagons de marchandises, les portes se ferment. Grand déploiement de "police en vert" - qui défilait en chantant ce matin le long du train - et de gendarmes hollandais. Le quota des partants n'est pas encore atteint." [B p 276]
"La locomotive jette un cri affreux, tout le camp retient son souffle, trois mille juifs de plus nous quittent. Là-bas, dans les wagons de marchandises, il y a plusieurs bébés atteints de pneumonie. On a parfois l'impression de rêver. (...)
Je viens à l'instant de monter sur une caisse oubliée parmi les buissons pour compter les wagons de marchandises: il y en avait trente-cinq, avec plusieurs wagons de deuxième classe en tête pour l'escorte. Les wagons de marchandises étaient entièrement clos, on avait seulement ôté ça et là quelques lattes, et par interstices, dépassaient des mains qui s'agitaient comme celles des noyés." [B p277]

A partir du printemps 1942, le centre de mise à mort d'Auschwitz devient l'instrument de la "Solution finale". Dédié à l'assassinat des Juifs extérieurs au Reich, il est la principale et ultime destination de tous les Juifs arrêtés dans l'Europe allemande. (3) Aux yeux des responsables nazis, ce nouveau lieu possède de solides atouts. Au centre des territoires conquis par le IIIème Reich, Auschwitz dispose d'une position géographique idéale. L'excellente desserte ferroviaire du lieu, connectée à toute l'Europe, permet d'acheminer des Juifs depuis n'importe quel point du continent sans guère de difficultés. Pour les populations juives d'Europe de l'ouest, la Shoah implique en effet d'immenses transferts de populations, sur des distances variables, de quelques dizaines de kilomètres (Varsovie-Treblinka), à plusieurs milliers (depuis la Grèce).

Dans son ouvrage consacré au centre de mise à mort (source C), Tal Brutmann rappelle qu'"à environ 500 mètres du camp de Birkenau se trouve un important faisceau de voies, à plus de 1 kilomètre en amont de la gare d'Auschwitz. C'est sur la voie extérieure de ce faisceau que sont débarqués les déportés juifs qui commencent à affluer. Le lieu prend dès lors le nom de Judenrampe, soit littéralement la rampe (ou le quai) aux Juifs - les détenus acheminés à destination du camp de concentration (...) sont, eux, débarqués soit à la gare, soit (...) au niveau du Stammlager. La Judenrampe devient le point central à partir duquel s'articule la politique antijuive à l’œuvre à Auschwitz: il s'agit non seulement du point d'arrivée pour les juifs dans le "système"Auschwitz, mais également le lieu où se décide le sort de ceux-ci, avec la "sélection"." (T. Brutmann p 47)

"Petit train, conduis-les aux flammes, à travers champs"

Tout juste descendus des wagons, les enfants et personnes âgées sont emmenés vers les chambres à gaz car ce sont les plus faibles. Soucieux de faire disparaître les traces de leurs forfaits, les nazis se débarrassent des corps en les brûlant dans des fours crématoires. Les « flammes » mentionnées dans la chanson s'y réfèrent. 


* "
Vers des contrées et des destinations inconnues, d'où seuls des échos très rares et très vagues sont parvenus (...)"
 Les Allemands s'emploient à dissimuler leurs forfaits à grand renfort de formules euphémisantes. Les déportations sont présentées comme une "réinstallation" de la population juive dans des camps de travail à "l'est".
Un des couplets de la chanson témoigne du mystère qui entoure ces voyages et l'incapacité ou la grande difficulté à concevoir ce qui se trame à l'intérieur de ces convois.  

"Petit train, où t’en vas-tu ?
Train de la mort, mais que fais-tu ?
(...)
Personne ne sait ce qui s’y fait, personne ne croit
Il faut qu’ils voient (...)
."

Au fil des mois les atrocités commises à l'est filtrent et arrivent à la connaissance des Alliés. "A partir de 1942, des informations parcellaires mais convergentes sur le 'plan systématique d'extermination' des juifs, étayé par les 'menaces atroces' publiquement proférées par Hitler, commencent à circuler", constate Laurent Joly dans "L'Etat et les Juifs". (Source D p151) "En 1943, le doute est de moins en moins permis comme le prouve la diffusion par la BBC le 8 juillet du rapport Karski. "C'est la première fois dans l'histoire moderne, qu'un peuple entier, et non pas 20 ou 30% de ses membres, a été condamné à disparaître complètement de la surface de la Terre", peut-on y lire. (source D p151)
Il n'en reste pas moins vrai que "jusqu'en 1945, la réalité (les modalités précises et l'ampleur de l'extermination) demeure pourtant incroyable. Si la finalité criminelle de la politique nazie fait peu de doute, on ne peut que conjecturer sur le sort des juifs déportés en Allemagne (...). Même les plus impitoyables des policiers antijuifs sont loin d'imaginer l'assassinat industriel et se représentent plutôt des travaux forcés conduisant à la mort, des mines de sel, un long anéantissement dans des camps de concentration..." (Source D p153)
 
Une incertitude que vient corroborer le témoignage Etty Hillesum dans une lettre datée du 24 août 1943: " On préfère rester, même dans cette province perdue, la plus déshéritée de Hollande, et passer l'hiver derrière les barbelés plutôt que de se laisser entraîner au fin fond de l'Europe, vers des contrées et des destinations inconnues, d'où seuls des échos très rares et très vagues sont parvenus jusqu'à présent à ceux qui sont demeurés ici."
"On voit beaucoup de visages épuisés, blêmes et tourmentés. Notre camp vient d'être amputé d'un nouveau membre, un autre suivra la semaine prochaine, cela dure depuis un an, semaine après semaine. Nous sommes quelques milliers à rester ici. Cent mille de nos frères de race ont déjà quitté la Hollande et s'épuisent sous des cieux inconnus ou reposent en terre inconnue. Nous ignorons tout de leur sort. Peut-être en saurons-nous bientôt plus, chacun à son tour, car c'est aussi le sort qui nous attend, je n'en doute pas un instant." ("Lettres de Westerbork" p338)
Dans son journal, à la date du 3 juillet 1942, la jeune femme ne se fait cependant  guère d'illusions. "Ce qui est en jeu, c'est notre perte et notre extermination, aucune illusion à se faire là-dessus. 'On' veut notre extermination totale, il faut accepter cette vérité."

Journal d'Etty Hillesum. Creator:Etty Hillesum [Public domain]
 
"Train de la mort, mais que fais-tu?
Le referas-tu  encore?
Personne ne sait ce qui s'y fait, personne ne croit
Il faut qu'ils voient, mais moi je suis quand même là."

* "reverra-ton une autre fois passer des trains comme celui là?"
Au total, plus d'un million de personnes périssent à Auschwitz. Au lendemain de la guerre, le traumatisme provoqué par l'ouverture peut laisser croire que de tels crimes ne pourront plus avoir lieu. Et pourtant, "le referas-tu encore?"
lance la narratrice en une interrogation cauchemardesque sur les possibles répétitions de l'histoire. 
Il faut dire que tout a été fait par les nazis pour dissimuler la déportation ("personne ne sait ce qui s'y fait"), puis l'extermination dans les centres de mise à mort. Une fois la partie perdue, avant de fuir devant l'avancée des troupes soviétiques, les Allemands s'emploient encore à faire disparaître les traces de leurs crimes. Aussi, face à l'impensable, les témoignages des survivants peineront-ils à trouver un écho au sortir de la guerre. La manipulation des sources permet en outre quelques décennies plus tard aux négationnistes de diffuser mensonges et contrevérités. Si l'on ajoute à ces éléments, la résurgence en Europe d'une extrême-droite volontiers antisémite, les interrogations de la chanteuse semblent fondées: "Le referas-tu encore ? / Reverra-t-on une autre fois passer des trains comme celui-là ?" Laconique et impuissante, la narratrice constate: "C'est pas moi qui répondra". Toujours dans l'esprit de la comptine, la faute de conjugaison finale assure la rime.

Pour contrer la "nazi nostalgie", il est plus que jamais indispensable d'entretenir la mémoire de l'histoire.
"Mais moi je suis quand même là" fait sans doute référence à  la propre histoire de Catherine Ringer dans la mesure où son père, juif polonais, est un rescapé des camps de concentration. (4) En effet, en dépit de la volonté des nazis d'exterminer l'ensemble de la population juive européenne, des survivants reviennent et leurs descendants entretiennent la mémoire du génocide. En 2000, sur l'album "Cool frénésie", la chanteuse rend d'ailleurs un vibrant hommage à son père sur le titre C'était un homme (en référence à "Si c'est un homme" de Primo Levi). « Oh c'est pour vous dire / Oh se souvenir / Et pour vous raconter / D'où je suis née  
Près d’Auschwitz mon père grandissait/C’était un Juif polonais/Aux beaux-arts de Cracovie, il rêve de Paris/
Et puis la guerre l’a surpris / Ils l'ont pris à 19 ans / Il fit pendant ces cinq ans / Neufs camps différents
(...)  Miracle, il en est sorti / Il a réussi à tenir, à venir à Paris/Peindre et donner la vie  / Oh c'est pour vous dire / Se souvenir / Et pour vous raconter» 

Le petit train
« Le petit train s’en va dans la campagne
Va et vient, poursuit son chemin
Serpentin, de bois et de ferraille
Rouille et vert de gris sous la pluie.
Qu’il est beau quand le soleil l’enflamme
Au couchant, à travers champs.
Les chapeaux des paysannes ondulent sous le vent
Elles rient parfois jusqu’aux larmes en rêvant à leurs amants.
L’avoine est déjà germée
As-tu rentré le blé,
Cette année les vaches ont fait des hectolitres de lait.

Petit train, où t’en vas-tu ?
Train de la mort, mais que fais-tu ?
Le referas-tu encore ?
Personne ne sait ce qui s’y fait, personne ne croit
Il faut qu’ils voient, mais moi je suis quand même là.

Le petit train dans la campagne
Et les enfants ?
Les petits trains dans la montagne
Les grands parents
Petit train, conduis-les aux flammes, à travers champs.

Le petit train s’en va dans la campagne
Va et vient, poursuit son chemin
Serpentin de bois, de ferraille
Marron et gris sous la pluie.

Reverra-t-on une autre fois passer les trains comme autrefois ?
C’est pas moi qui répondra.
Personne ne sait ce qui s’y fait
Personne ne croit, il faut qu’ils voient
Mais moi je suis quand même là.

Petit train, ou t’en vas-tu?
Train de la mort, mais que fais-tu ?
Le referas-tu encore ?
Reverra-t-on une autre fois passer des trains comme celui-là ?
C’est pas moi qui répondra ».

Notes:

1. Les wagons sont devenus l'un des symboles de la Shoah. Il ne faut pourtant pas oublier que près de la moitié des victimes du génocide meurent dans les ghettos à moins qu'elles ne soient exécutées sur place, en particulier à l'est. 
2. Etty Hillesum a 27 ans au moment de l'occupation. Elle vit de leçons particulières et rêve de devenir écrivain. La jeune femme se rend d'elle-même au camp de transit de Westerbork, d'abord comme employée, ensuite comme détenue. Elle y envoie des lettres à ses amis
Depuis 1941, Etty tient également un journal. Le credo de la jeune femme est le suivant:"Je ne crois pas que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur que nous n'ayons d'abord corrigé en nous." Son programme consiste à "s'interdire la haine de l'ennemi et à combattre le mal en soi plutôt qu'en autrui, donc par une attitude purement morale." (source F p 233)
Le 7 septembre 1943, elle est embarquée dans un train pour Auschwitz où elle meurt le 30 novembre.
3. Sur environ 75 000 des Juifs déportés de France, plus de 65 000 le sont à Auschwitz depuis Drancy. Aux Pays-Bas, les Allemands déportent environ 100 000 Juifs depuis le camp de Westerbork. 60 000 environ sont conduits à Auschwitz et plus de 34 000 à Sobibor. 25 000 juifs sont déportés de Belgique à Auschwitz-Birkenau via Malines. 
4. Passionné de dessin, Sam Ringer grandit à Oswiecim en Pologne (devenu Auschwitz sous l'occupation allemande). La guerre l'empêche de poursuivre ses études aux Beaux-Arts de Cracovie. En 1940, il est forcé de participer à la construction du camp d'Auschwitz avant sa déportation puis son transfert dans plusieurs camps  de concentration (Fünfteichen, Gross Rosen, Buchenwald...). Alors qu'il est détenu à Theresienstadt, il est enfin libéré par les Russes en 1945. Après avoir repris ses études, il s'installe à Paris en 1947. Il y épouse Jeanine Etlinger en 1957. De cette union naîtront deux enfants, dont Catherine, future chanteuse des Rita Mitsouko.

 Sources:

A. Tal Bruttmann, Christophe Tarricone: "Les 100 mots de la Shoah", Que sais-je?, Puf, 2016.  
B. Etty Hillesum: "Une vie bouleversée - suivi de Lettres de Westerbork", Points, 1995. (merci Sève pour cette découverte majeure. ♥)
C. Tal Brutmann: "Auschwitz", La découverte.  
D. Laurent Joly:"L'Etat contre les Juifs", Grasset, 2018.
E. Notice biographique de Sam Ringer
F. Tzvetan Todorov:"Face à l'extrême", Seuil, Essais, 1994. 



Portrait d'Etty Hillesum en 1939 [domaine public]
Des liens pour compléter:
* D'autres titres consacrés au génocide des Juifs d'Europe sur le blog:
- Jean-Jacques Goldman: "Comme toi
- Dimitri Klebanov: "Symphonie n°1".
- Louis Chedid: "Anne, ma soeur Anne"
- Léo Ferré: "Monsieur tout blanc"
- Alexandre Galitch:"Kaddish"
- Trust:"Darquier"
* Zebrock au bahut: "Analyse du clip".  
* Les déportations vers les camps de mise à mort.
- http://www.oliviergreif.com/catalogue/lettres_de_westerbork/

mercredi 24 avril 2019

363. Sur un air de cumbia...

Dans un pays aussi fragmenté que la Colombie, ravagé par des décennies de violences, la musique représente un des rares traits d'union comme le prouve une musique de danse (1), joyeuse et irrésistible: la cumbia. "Yo me llamo cumbia" résume assez bien l'esprit et le succès prodigieux rencontré par le genre. Dans cet énorme tube, son auteur, Mario Gareña chante : 

"Je m’appelle cumbia, où que j’aille je suis la reine,
pas une hanche ne reste immobile quand je suis là"

Les origines de ce courant musical restent obscures. Pour certains, la cumbia serait née d'un métissage culturel issu de la cohabitation forcée dans le creuset colombien des descendants d'esclaves africains, de colons espagnols et des populations amérindiennes autochtones. Pour y voir plus clair, une rapide plongée dans l'histoire colombienne s'impose.



Dans le sillage du conquistador Pedro de Heredia, les Espagnols prennent possession des plaines littorales de la côte caraïbe. Les terres sont exploitées dans le cadre d'encomiendas, de vastes plantations esclavagistes sur lesquelles triment les populations amérindiennes autochtones. Décimées par les épidémies ou jugées trop peu résistantes, ces populations serviles sont bientôt remplacées par des esclaves déportés d'Afrique centrale et du Golfe de Guinée. A partir du XVI°siècle, le principal port négrier de la grande Colombie est Carthagène des Indes. [2]


Arrachés à leur terre natale, les esclaves africains conservèrent un temps des éléments de leurs langues maternelles (3), des rythmes et des chansons du continent perdu. (4) Leurs descendants entretinrent souvent ces éléments culturels. Le 2 février de chaque année, lors de la fête de la Vierge de la Candelaria, les maîtres autorisaient leurs esclaves à jouer leur musique et faire la fête. A Carthagène, sur le cerro de la popa, ils se retrouvaient, dansaient, jouaient de la musique, interprétaient un répertoire appris, accompagnés de percussions et tambours. Ces chants se mélangèrent bientôt aux sonorités des musiques jouées par les populations amérindiennes du port. C'est dans ce cadre géographique et historique que la cumbia aurait lentement émergé. 
 La cumbia des origines associe le jeu à contretemps de flûtes de roseaux amérindiennes (zamponasgaïtas), les percussions d'origine africaines ou amérindiennes (maracas, güiro) et des tambours de tailles différentes: llamador, alegre, tambora)
Le terme même de cumbia témoigne de l'origine obscure du genre. Pour certains, il dérive de "cumbé", un mot bantou désignant des rythmes de danses festives de Guinée équatoriale. Pour d'autres, il provient du mot "cumbague", qui désignait un cacique, chef indigène de la région de Mompox. La cumbia semble, en tout cas, et avant tout, fille du métissage. 


Logo des disques Fuentes.

A partir du XVIII°s., Barranquilla devient un des principaux ports de Colombie, accueillant des migrants venant du monde entier. Dans cette ville d'entrepreneurs, la musique s'épanouit grâce à la création de studios d'enregistrement, de radios, de clubs. Fréquentés par une clientèle huppée (donc blanche), ces établissements accueillent de grands orchestres réputés dont le répertoire intègre à partir des années 1930 les danses costeñas populaires (le porro notamment). La cumbia, quant à elle, reste longtemps méprisée par les membres de la bonne société que rebutent ses origines populaires métisses. Bon an mal an, elle parvient néanmoins progressivement à triompher de la barrière socio-raciale, à s'imposer comme le rythme quasi officiel de la région et du célèbre carnaval de Barranquilla. Quatre jours avant le début du carême, les habitants de la ville vibrent au son des rythmes les plus divers, mais une nuit entière est consacrée à la cumbia: la rueda de cumbia
Depuis la côte caraïbe, la cumbia gagne bientôt l'ensemble du pays. Au gré des déplacements et des échanges commerciaux effectués le long du fleuve Magdalena, la musique se déploie dans toute la Colombie et se diffuse auprès de la population rurale. Les accents africains et indiens se mêlent désormais aux chants de labeur entonnés par les paysans. 



Autre élément propice à l'essor de la cumbia, la création de puissants médias susceptibles d'en assurer la diffusion. A Carthagène, le Colombien Antonio Fuentes fonde son label. Le fondateur des Discos Fuentes entend d'abord inventorier les musiques afro-colombiennes autour de Carthagène, Barranquilla et de la municipalité de Cienaga. Aussi enregistre-t-il d'abord des morceaux de cumbias acoustiques traditionnelles ou des vallenatos dans lesquels l'accordéon est à l'honneur. Fuentes écume les bars et les clubs de la côte afin de dégoter musiciens et chanteurs, avant d'enregistrer et produire, méticuleusement leurs titres. 
Fasciné par les arrangements de basse et de saxophones des orchestres de swing américains, "il en imprime la création musicale costeña et introduit la clarinette dans les sections de cuivres. " En 1948, Fuentes lance son propre big bandLos Corraleros de Majagual. L'orchestre devient au fil des années un vivier exceptionnel de musiciens talentueux.
Fort du succès prodigieux rencontré par son label, Fuentes installe un studio d'enregistrement dernier cri dans la capitale Medellin; il fonde en parallèle une radio et un service de transport permettant la distribution des disques dans tout le pays. Au cours des années 1950, l'onde de choc du mambo gagne la Colombie. Les deux grands orchestres costeños de Lucho Bermudez et Pacho Galan intègrent les rythmes cubains à leur répertoire et à leur cumbia, dont le premier titre gravé sur disque en 1950 se nomme "danza negra", chantée par Matilde Díaz.. 
 
Lucho Bermudez et l'Orquesta del Caribe.

La mutation constante de la cumbia permet à ce genre protéiforme de se renouveler sans cesse et d'essaimer au-delà des frontières colombiennes. 

Au fil des décennies, de nouveaux instruments apparaissent.  La guitare, les cuivres, l'accordéon, la guacharaca, petite percussion amérindienne en bois ou en métal, des claviers s'adjoignent à la cumbia. A partir des années 1960-1970, l'électrification renforce encore l'attrait du genre en l'enrichissant de nouveaux instruments (claviers, basse...). Les grands orchestres cèdent le pas à de petits combos électriques. 
Les picos (de l'anglais pick-up), pendants colombiens des sound-system jamaïcains, apparaissent alors et deviennent de puissants vecteurs de diffusion de la cumbia. Les DJ y enchaînent les disques en quête du titre susceptible d'emporter l'adhésion de tous sur la piste de danse. Ils contribuent en outre au renouvellement du genre, dans la mesure où les DJ, en diffusant des disques venus des quatre coins de la terre, procurent de nouvelles sources d'inspiration aux musiciens locaux.
Les "cumbieros" reprennent à leur sauce ces airs exotiques donnant lieu à un syncrétisme musical remarquable. La cumbia s'enrichit par exemple de l'interaction avec les musiques cubaines, la rumba congolaise, le highlife ghanéen, l'afro-beat nigérian, les tubes woka guadeloupéens, le compas haïtien, la salsa new-yorkaise de Fania Records, tous mixés façon cumbia. [5] Au fil des décennies, le label Discos Fuentes observe, suit et encourage toutes ces mutations.
Rappelons pour finir que derrière le terme générique cumbia se cache en fait une grande diversité de styles musicaux [6] qui ne cessent de se transformer au gré des régions, des influences extérieures ou des innovations technologiques: la cumbia organique et épurée défendue par les vieux musiciens diffère ainsi profondément de la musique luxuriante interprétée par les grandes formations orchestrales ou encore de la Nueva Cumbia digitale. [7]
Pico des années 1970.

Plusieurs éléments assurent le "décollage" de la cumbia et son développement hors des frontières colombiennes pour en faire un genre clef de la sono mondiale au même titre que le reggae ou la salsa. 
- Le rythme, lancinant, hypnotique et particulièrement entraînant de la cumbia, se danse beaucoup plus facilement que la salsa, la samba ou le tango. Il s'agit d'une musique lascive, fondamentalement festive dont les paroles légères se contentent, à de rares exceptions près, de commémorer les moments joyeux de l'existence. Elle constitue donc un formidable exutoire pour des populations soumises à un quotidien parfois rude et violent. De ce fait, la cumbia constitue une puissante échappatoire.
- Comme nous l'avons vu précédemment, le rythme se révèle aisément adaptable et transposable. La simplicité de l'ossature rythmique de la cumbia rend facile son amalgame avec d'autres musiques. La cumbia essaime désormais sur tout le continent américain. Elle s'y réinvente au contact des ingrédients musicaux qu'y distillent les musiciens du cru. Au Chili, elle est mâtinée de rock (cumbia chilombiana), tandis que la cumbia sonidera mexicaine et la Nueva Cumbia argentine y incorporent des rythmes électroniques (dub, beats dancehall, hip-hop, electro). Dans sa version péruvienne - la délicieuse chicha - les sons des synthétiseurs Moog, pédales wah-wah et orgues Farfisa créent une version saturée et psychédélique de la cumbia. 



- Des clubs très réputés tels que Sofrito en Angleterre ont vu le jour et donnent une visibilité maximale à la musique colombienne. Les soirées, animées par des DJ renommés (Hugo Mendez), attirent dans les hangars désaffectés - qui tiennent lieu de dancefloors - des clubbeurs toujours plus nombreux.
- Profitant de l'engouement certain pour les musiques tropicales, anciennes et modernes, des maisons de disques (Sofrito justement, Soundway...) sortent des rééditions ambitieuses. [voir sélection discographique]
- La soif de redécouverte de pépites musicales oubliées poussent les crate diggers à explorer les disques enfouis dans les couloirs du temps. Ce gigantesque travail d'exhumation participe à la redécouverte des musiques folkloriques, jusque là largement ignorés hors de leurs zones d'élaboration. Les collecteurs européens se ruent sur ces musiques. [8] L'essor d'internet a aussi permis de  diffuser les mixes des DJ locaux et d'assurer ainsi la diffusion de ces idiomes musicaux.
- Bien sûr, la diaspora colombienne (et latino en général) a beaucoup contribué à l'exportation de la cumbia. De même, l'organisation de fêtes communautaires, ouvertes sur l'extérieur ou de manifestations comme le carnaval de Barranquilla permettent de maintenir en vie les musiques "autochtones" (porro, vallenato, champeta...).

***
Issue de la côte pacifique colombienne, la cumbia n'a cessé d'essaimer, de s'adapter, de muter, pour devenir au cours des années 1950 la danse nationale. Depuis lors, la cumbia franchit les frontières et s'impose comme un des genres les plus appréciés de la sono mondiale.

Notes: 
1. Sur la piste, au milieu des musiciens, un couple danse de manière suggestive.
2. La grande Colombie englobe alors le Panama et le Venezuela. 
3. ce qui donnera au contact de l'espagnol un créole afro-hispanique: le palenquero)
4. Des groupes d'esclaves parviennent à s'enfuir pour se réfugier dans des villages de fugitifs, les Palenque, qui constituent dès lors autant de conservatoires des pratiques culturelles ancestrales. 

5. Comme en Jamaïque, les DJ prennent l'habitude d'arracher les étiquettes des disques diffusés pour conserver le secret de leur provenance et pour s'en assurer l'exclusivité. Ce mystère savamment entretenu contribue à attiser l'intérêt de nombreux collectionneurs de disques, prêts à acheter à prix d'or des vinyles africains ou de salsa (chasseurs sonores comme Fuentes ou Terrogosa).  
6. Entre les plaines littorales et les régions montagneuses, les différences musicales sont très importantes. Cependant, les déplacements incessants des narcotrafiquants, les fêtes organisées par leurs soins, contribuèrent à leur diffusion à l'échelle nationale.
 7. La musique colombienne ne se résume pas à la cumbia, loin s'en faut. "Cumbia est un terme que choisirent les compagnies de disques dans les années 1960 pour regrouper la musique colombienne des Caraïbes, un terme qui englobe notre musique dansante et qui contribue à son exportation", note Federico Ochoa Escobar.
L'introduction de disques africains et antillais dans le port de Cartagène au cours des années 1970 donne ainsi naissance à la champeta ("musique des machettes"), fusion des rythmes issus de l'Atlantique noire.
Le rythme bullerengue fait dialoguer tambours, danses et chants antiphonaux interprétés par les "cantadoras".
8. A tel point que DJ, producteurs ou musiciens anglo-saxons s'installent en Colombie à l'instar de Quantic qui s'est installé à Cali.

Sélection discographique:






* Cumbia 1 et 2 (World Circuit). Réédition d'une prodigieuse compilation regroupant de vieilles cumbia issues des catalogues Fuentes. Absolument rien à jeter. Notre coup de cœur. Soundway livre à intervalle régulier des compilations de haute tenue consacrée aux musiques colombiennes, citons entre autre: 

- Colombia: the golden age of discos Fuentes. Comme son titre l'indique, cette compilation parcourt l'âge d'or du label Fuentes entre 1960 et 1976. Les titres sélectionnés ne se cantonnent d'ailleurs pas à la seule cumbia, mais propose aussi un peu de salsa colombienne.
- Cartagena: Curro Fuentes & the big band cumbia and descarga sound of Colombia 1962-1972. Dans la famille Fuentes, je voudrais le benjamin. Prénommé Curro, ce dernier décide de s'affranchir de la tutelle familiale pour produire ses propres disques.
 - The original sound of cumbia. Cette compilation propose une plongée dans les racines de la cumbia et de son prolongement cuivré, le porro. Elle est le résultat du travail passionné du producteur Quantic qui a sillonné les marchés colombiens pour dénicher ces pépites. Les 55 morceaux proposés ont été enregistrés sur vinyles entre 1948 et 1979. 

* "Diablos del ritmo. The columbian melting pot"
* The roots of chicha volume 1  et 2 / "Ayahuasca: Cumbias Psicodelicas Vol.1 : 70's Peru Psych Soul Rock Latin Folk Funk Music" / "Cumbian chicadelicas: peruvian psycedelic chicha" / Antologia de la cumbia peruana.


 


 Sources et liens:

- Continent musique sur France culture: le fabuleux destin de la cumbia mondiale.
- De La Hoz O'Byrne Julio. "La cumbia à Carthagène : entre légende et commerce" in "Villes en parallèle", n°47-48, décembre 2013, pp. 302-306.

- Magazine World Sound n°8: "Cartagena: entre Colombie et Afrique."
- Sur un air de Nueva Cumbia, Télérama n°3244, 14 mars 2012. 
- Portrait de Hijo de la Cumbia tiré du magazine Vibration n°137, septembre 2011.
- RFI: "Comme un air de Cumbia"

lundi 11 mars 2019

362. Soul Train ou l'émission la plus branchée d'Amérique.

A la fin des années 1960, Chicago la Black Metropolis abrite le siège de the Voice of the Negro (WVON), la radio black la plus populaire des États-Unis. Grâce à ses brillants DJ, la station permet de faire entendre les grandes voix de la Great black music et de soutenir les actions des organisations afro-américaines de la ville. (1)
En 1967, Don Cornelius n'est encore qu'un simple agent de la circulation à Chicago lorsqu'il verbalise un automobiliste pressé. Ce dernier n'est autre que Leonard Chess, le fondateur de WVON et le patron de Chess records. (2) Séduit par la voix grave et très radiophonique de Cornelius, Chess lui propose d'intégrer The Voice of the Negro pour y présenter les infos, tout en apprenant le métier de DJ. Grâce à cette solide formation, l'homme parvient bientôt à décrocher un job chez WCIU-TV, seule télé locale  de l'époque produisant des programmes pour l'importante population afro-américaine urbaine. Il y présente les nouvelles et un show intitulé A Black’s View of the News. 
 C'est ici que naît Soul Train version Chicago. Dès 1965, WCIU-TV avait innové en proposant deux émissions de danse pour la jeunesse : Kiddie-a-Go-Go puis Red Hot and Blues que l’on peut considérer comme l’esquisse de Soul Train car on y voyait danser pour la première fois un public composé de jeunes Noirs. Parallèlement à ses activités de DJ et présentateur, Cornelius joue les maîtres de cérémonie pour des tournées de concerts d’artistes locaux, qu’il baptise «The Soul Train». Dans sa version chicagoan, l'émission est tournée au 43 ème étage du Border State buildings dans un minuscule studio et présentée par Clinton "Baby" Ghent dont la mission est aussi de trouver les meilleurs danseurs de la ville. Afin de suppléer au manque de moyens, Cornelius est partout. Il filme avec l'unique caméra, l'abandonne pour venir faire une interview, puis retourner filmer. Le succès est immédiat. 

Les O Jays en 1974.
Cornelius comprend aussitôt que l'émission a beaucoup de potentiel, car il n'existe rien de tel au niveau national. Aussi décide-t-il de produire un pilote pour la chaîne 26 de Chicago afin de séduire les scènes nationales. Dans un premier temps pourtant, l'animateur peine à trouver des sponsors. Un des employés des disques Sears records se souvient: "Mon patron a dit. "C'est formidable." Il a demandé à Don de faire un pilote juste pour Sears. Ils ont fait venir tous les chargés de publicité de toutes les grandes sociétés et ils leur ont exposé cette opportunité. Pas un seul n'a montré de l'intérêt. On leur avait appris à penser différemment, que ces gens là - les Noirs - n'avaient pas d'argent. Qu'ils n'étaient pas capables de s'acheter des choses... "
Finalement, la marque Johnson, fabricant de produits capillaires pour les afro-américains, accepte de financer le projet de cet "American Bandstand  black". Lors de l'enregistrement, Cornelius peut également compter sur le soutien de la fine fleur des artistes soul de Chicago: Chi-Lites et Tyrone Davis (3) en tête. Son pilote sous le bras, Cornelius décide de faire naître une deuxième fois Soul Train à Hollywood. 

 Lorsque Soul Train déferle sur les petits écrans américains, les programmes musicaux ne manquent pas; certains d'entre eux connaissent même un succès prodigieux à l'instar du Ed Sullivan Show ou d'American Bandstand qu’anime Dick Clark depuis 1952. (4) Or, dans tous ces programmes, seuls les artistes noirs dont la musique se trouve en tête des classements peuvent espérer se produire sur les plateaux de télés. Dans ces conditions, de nombreux musiciens, pourtant très populaires, n'ont jamais droit de cité. De la même manière, le public de danseurs présents lors des enregistrements est alors exclusivement composé de jeunes blancs. Une situation somme toute peu surprenante si l'on considère que la discrimination raciale reste omniprésente dans les têtes, bien qu'officiellement proscrite par la loi. Pour vendre des disques, certaines compagnies n'hésitent alors pas à "blanchir" les pochettes des artistes soul ou rythmn and blues (le "Otis blue" d'Otis Redding est un des exemples les plus connus).

 

* Soul Train: les recettes d'un succès.
Le 17 août 1970, une première émission est diffusée dans tout le pays. "Soul Train, l'émission la plus branchée d'Amérique, 60 minutes non stop des plus grands tubes du monde enflammé de la Soul. Et voici votre hôte, Don Cornelius!"
En prenant le contrepied de ce qui existe alors, le programme Soul Train fait mouche d'emblée. Première émission intégralement consacrée aux musiques noires, Soul Train est également présentée par un Afro-américain charismatique à la stature imposante. Pour son show, Cornelius décide d'inverser la tendance: Soul Train ne reçoit pratiquement que des artistes noirs et le public est composé quasi-exclusivement de danseurs afro-américains.
Grâce à son bagout, l'animateur se constitue un épais carnets de relations et parvient à travailler avec les plus grands studios (Capitol Records) ou agences artistiques. L'émission s'impose ainsi comme un passage obligé pour les artistes consacrés ou en devenir. 
Les raisons du succès sont multiples. Sur son plateau, Cornelius rassemble les cadors de la soul (Aretha Franklin, James Brown, Al Green, Marvin Gaye, Jackson Five), mais aussi les chanteurs et groupes du moment dont les tubes attirent les danseurs sur la piste comme les mouettes dans le sillage du chalutier.
EN outre, il émane du Soul Train une intense joie de vivre. Le téléspectateur est pris d'une irrépressible envie de bouger son corps, de chanter, de danser.
L'émission qui met à l'honneur la musique, constitue également la plus fabuleuse des pistes de danses. Lors de chaque enregistrement, des dizaines de danseurs se déhanchent sur la piste au rythme des notes jouées par les musiciens sur la scène. Le point d'orgue de l'émission est d'ailleurs sans aucune doute la Soul Train Line, une mise en scène apparue dans une boîte de nuit appelée le Birdland. Des couples de danseurs improvisent les pas les plus spectaculaires possibles au milieu d'une haie d'honneur composée par les autres danseurs présents pour l'enregistrement. Il découle de cette situation une saine émulation entre les gambilleurs. Chacun tente de se distinguer grâce à des acrobaties spectaculaires, des vêtements classes, un style cool... Grâce à leurs chorégraphies fascinantes (danse du robot, black sliding), les Something special, les Electric boogalos, les Lockers, les Outrageous waack dancers sont les principaux groupes de danseurs à percer lors des enregistrements de l'émission.
La popularité de l'émission repose également sur Don Cornelius dont le charisme, la coolitude, la classe naturelle, la sérénité, la voix grave, la soul emportent tous les suffrages. Très proche de certains artistes, il conclut chaque show par une formule  maison: "Et comme toujours, on vous souhaite: Amour, Paix et Soul."

 
Don Cornelius et les 5th Dimension en 1974.

 Au bout du compte, l'émission sert de point de ralliement à de nombreux jeunes afro-américains.  "J'ai pu m'identifier à ça. J'ai enfin pu comprendre qu'on était importants, que notre musique avait de l'intérêt, qu'on avait une voix. On pouvait enfin exprimer notre culture de manière significative", se souvient Kevin Toney, le clavier des Blackbyrds. 
En pleine affirmation de la black pride, l'émission est en prise avec son temps. "Faisant sien le slogan 'black is beautiful', toute une génération d'hommes et de femmes redécouvrirent avec fierté leur héritage africain ou caribéen" (source B p 368), note C. Rolland-Diamond. Or, "l'égalité des droits individuels ne pouvait suffire à garantir la libération des Noirs américains. Il fallait aussi obtenir la reconnaissance de l'égalité intrinsèque de la culture des communautés noires vis-à-vis de la culture dominante blanche. De plus en plus populaire à partir du milieu des années 1960, ce mouvement de 'fierté culturelle' ( cultural pride) prit des formes variées, comme l'illustre (...) la popularité de l'esthétique et de la (...) soul (...)." Ainsi, " la musique joua un rôle crucial dans la promotion de ce sentiment d'appartenance à une communauté, à un mouvement et à une diaspora. Un nouveau son caractérisa la musique africaine américaine alors que les artistes noirs se détournaient de la pop du début des années 1960, déconsidérée parce qu'elle attirait un public blanc et était dépourvue de message politique."
Présentée par un animateur afro-américain, produite par une maison de production noire (Don Cornelius Production), Soul Train constitue en soi un message politique fort. Première émission entièrement consacrée à la musique noire, programmée tous les samedis matin à 11 heures, Soul Train opère une révolution, montrant à la jeunesse noire que le ghetto n’est pas une fatalité et qu’un Noir peut désormais être producteur et animateur d’une émission populaire.
Sans être particulièrement engagée, l'émission n'en relaie pas moins à l'occasion les messages de lutte contre les discriminations. Les coupes afro, les tenues ou encore le scrumble board (5) participent également d'une affirmation culturelle assumée. Par le biais de Soul Train, Don Cornelius entend diffuser un sentiment de fierté, un message positif et communautaire au sein d'une population trop longtemps dénigrée. Dans cette optique, la danse, la musique deviennent de formidables antidotes pour surmonter la frustration. 
L'émission, conçue au départ pour un public afro-américain, parvient bientôt à séduire de nombreux Américains blancs, tout en popularisant la musique soul qui passe alors d'un monde audio à un monde visuel. Des pantalons pattes d’éléphant aux chemises à col pelle à tarte, les Blancs s’habillent désormais comme des Noirs et leur empruntent leurs expressions («groovy» ou «sho ’nuff»). (6)

 

Pour durer, l'émission doit évoluer afin de coller aux transformations des goûts musicaux, s'adapter aux nouveaux courants au risque de paraître dépassée. Lorsque le disco supplante tous les autres genres dans la deuxième moitié des années 1970, les artistes soul doivent se convertir au nouveau langage musical en vogue. (7) Dans le sillage de Michael Jackson, de Sister Sledge ou de Marvin Gaye, l'émission sort à son tour la boule à facette. De même, lorsque le rap et le hip hop émergent au tournant des années 1980, Soul Train s'adapte encore.
En 19993, Don Cornelius décide de jeter l’éponge. L’émission, présentée par d’autres, continue d’exister jusqu’en 2006. Le 1er février 2012, souffrant, depuis quinze ans, de crises d’épilepsie et atteint par la maladie d’Alzheimer, Don Cornelius se tire une balle dans la tête.

Sources:
A. Le documentaire "Show me your soul. Les années soul Train." dans le cadre de la série Summer of soul diffusée sur Arte. 
B. Caroline ROlland-Diamond: "Black America. Une histoire des luttes pour l'égalité et la justice (XIX-XXI° siècle)", éditions la Découverte.
C. Eric Dahan: "Soul Train, révolution télévisée", Libération, 12 juillet 2013. 
D. Le monde: "Don Cornelius, créateur de l'émission Soul Train"

Notes:  
1. La radio travaille avec l'opération Bread basket de Jessie Jackson.
2. "Le fondateur du fameux label de blues Chess Records avait acquis, quelques années plus tôt avec son frère Phil, la station de radio WHFC, aussitôt rebaptisée WVON (pour The Voice of The Negro) et dévolue au rhythm’n’ blues."
3. Dont le titre "Can I change my mind" cartonne.
4. La formule est simple: on passe des disques, un artiste chante en playback et on voit des adolescents danser. 
5. Ce jeu a pour but de rappeler aux jeunes spectateurs un personnage important de la culture black américaine. Les lettres étaient accrochées au tableau et il fallait les remettre dans l'ordre. 
6. En 1975, d'aucuns accusent Don Cornelius de pratiquer une ségrégation inversée. Afin de faire taire les critiques, il décide d'inviter des artistes blancs tels que Gino Vanelli, David Bowie ou Elton John.
7. A partir de 1973, l’émission remplace son ancien générique - Soul Train (HotPotato) de King Curtis - par l’exubérant TSOP (The Sound ofPhiladelphia) interprété par MFSB et signé du duo choc Kenneth Gamble et Leon Huff, responsable un an plus tôt du Love Train des O’Jays. Sortie en 45 tours début 1974, la chanson TSOP se classe n°1 des charts aux Etats-Unis et devient l’hymne disco mondial.