lundi 30 juillet 2018

350. "J'accuse" Michel Sardou...d'un peu d'homophobie


Dans la série des chansons engagées de Michel Sardou retrouvons celle-ci au titre évocateur, lourd d'histoire. Après Zola, Michel Sardou/Pierre Delanoë appartiennent à la liste déjà longue des textes qui accusent, devenant presqu'un style littéraire. 



La chanson est sortie en 1976 à la période où l'engagement des chanteurs est encore fort. Huit années après 1968, la société française a débuté sa transformation en profondeur sur de nombreux sujets. 

L'un des thèmes principal de la chanson est l'écologie. C'est étonnant pour un chanteur tel que Sardou car il a finalement peu abordé cette thématique. On lui connaît davantage ses engagements patriotiques, à droite, sur l'école privée par exemple. Mais ce sont les débuts de l'écologie, il faut rappeler la candidature marquante de René Dumont à la présidentielle de 1974 qui n'avait recueilli que 1,35 % des voix mais avait marqué les esprits par son ton nouveau, anticonformiste. 
Mais plus encore cette première candidature écologiste, c'est le retentissement du naufrage du Torrey Canyon en 1967 qui éclaire les lignes "De pétroler l'aile des Goëlands, d'empoisonner le sable des enfants" et deux ans plus tard, la chanson fera d'autant plus écho dans les esprits  lors du terrible naufrage de l'Amoco Cadiz qui souillera les plages bretonnes. 



Dans une autre strophe, Sardou/Delanoë s'en prennent à la conquête spatiale, notamment celle des Etats-Unis. "J'accuse les hommes de violer les étoiles, pour faire bander le cap Canaveral".  Le programme Apollo (1961-1975) a permis en effet, des vols habités mais aussi  que le premier homme marche sur la lune (1969). C'est à Cap Canaveral (Floride) qu'ont lieu l'ensemble des lancements des fusées Saturn. Dans la chanson, on oublie qu'en 1975, la conquête spatiale a fortement ralenti (pour des raisons budgétaires) et qu'elle est aussi l'occasion de manifestations symboliques du réchauffement des relations Est-Ouest de la Détente. En juillet 1975, a lieu la première rencontre orbitale entre un module soviétique du programme Soyouz et un module du programme Apollo. 



Dans le 5ème paragraphe, l'accusation porte sur les crimes commis par les hommes : "J'accuse les hommes de crimes sans pardon". Le texte ici reste vague sur ces crimes. Il est sans doute question des tous les grands crimes commis au XXe siècle, Shoah, guerres civiles, répressions communistes. On peut également évoquer dans la contexte et donc l'inspiration de ce texte : la guerre du Vietnam et peut-être aussi l'arrivée au pouvoir de Pol-Pot en 1975 et les crimes de masse perpétrés par les Khmers rouges durant la période. 



On le voit ce texte est engagé mais les auteurs ne prennent pas beaucoup de risques (à la différence peut-être de Zola). La guerre c'est mal, les hommes sont mauvais, ils polluent la terre et les océans. 



Mais entre les lignes, on appréciera le ton viril et le champ lexical qui sent à plein nez la testostérone : "Pour faire bander le cap Canaveral" "De se repaître de sexe et de sang"....La musique qui accompagne ce texte est d'ailleurs très enlevée : les cuivres ponctuent les différents paragraphes scandés avec force par la voix musclé de Michel !

Puis les paroles dérapent un peu  : on parle alors d'impuissants, d'hermaphrodites et de PD. Ne faisons pas ici, le procès rétrospectif pour homophobie sans tenter de re-contextualiser la question. Au milieu des années 70, la pièce de Théâtre La Cage aux Folles connaissaient un succès sans pareil. La façon d'aborder l'homosexualité était pour le moins caricaturale et aujourd'hui un peu datée.


                                             Pièce à succès jouée 1800 fois depuis le 1er février 1973



En 1976, les mouvements LGBT en France sont à l'état embryonnaire : on ne trouve que le FHAR (Front homosexuel d'action révolutionnaire) fondé en 1974.  Les chansons notamment abordent le sujet de l'homosexualité en véhiculant ces stéréotypes. D'ailleurs Sardou évoque à d'autres reprises l'homosexualité : Le rire du sergent (1971), Le surveillant général (1972). Dans les deux cas, les paroles ne manifestent pas plus de tolérance à l'égard des homosexuels. 


Signe des temps, Sardou ne chantera plus cette chanson durant les années 80 car ces paroles laissaient planer tout de même un petit doute sur son homophobie. En 1991, la chanson revient dans son tour de chant mais avec des paroles quelque peu modifiées

« J'accuse les hommes de croire des hypocrites / Moitié pédés moitié hermaphrodites » 
devient
 « J'accuse les hommes de se croire sans limite / J'accuse les hommes d'être des hypocrites ». 

Oui, "les hommes seraient des hypocrites"....c'est lui qui le dit !



J'accuse les hommes un par un et en groupe
J'accuse les hommes de cracher dans leur soupe
D'assassiner la poule aux yeux d'argent
De ne prévoir que le gout de leur dents.

J'accuse les hommes de salir les torrents
D'empoisonner le sable des enfants
De névroser l'âme des pauvres gens 
De névroser le fond des océans

J'accuse les hommes de violer les étoiles
Pour faire bander le cap Canaveral
De se repaitre de sexe et de sang
Pour oublier qu'ils sont des impuissants.

De rassembler les génies du néant
De pétroler l'aile des goélands
D'atomiser le peu d'air qu'ils respirent
De s'enfumer pour moins se voir mourir

J'ACCUSE!

J'accuse les hommes de crimes sans pardon
Au nom d'un homme ou d'une religion
J'accuse les hommes de croire des hypocrites
Moitié PD, moitié hermaphrodite

Qui jouent les durs pour enfoncer du beurre
Et s'agenouillent aussitôt qu'il ont peur
J'accuse les hommes de se croire des surhommes
Alors qu'ils sont bêtes à croquer la pomme!

J'accuse les hommes, je veux qu'on les condamne
Au maximum qu'on arrache leur âme
Puis qu'on la jette aux rats et aux cochons
Pour voir comment eux il s'en serviront!

J'accuse les hommes en un mot comme en cent
J'accuse les hommes d'être bêtes et méchants
D'être à marcher au pas des régiments
De n'être pas des hommes tout simplement!


Orientation bibliographique/sitographique

Robert Aldrich (dir.) (trad. Pierre Saint-Jean, Paul Lepic), Une Histoire de l'homosexualité, « Gay Life and Culture: A World history », Seuil, Paris, 2006.

Article Wikipédia sur Michel Sardou relate une partie des controverses, critiques et polémiques que suscitent certaines de ses chansons. 





dimanche 29 juillet 2018

349. Tout nu et tout bronzé, Carlos (1973)


L’été est là, il sait se faire annoncer. Comme chaque année, à son approche, la presse féminine met en couverture des mannequins déjà tannées et plus dénudées qu’à l’accoutumée pour vanter le maillot qui ira bien sur la plage, et le régime qui vous permettra de le porter. La télévision et les émissions de radio interactives vous renseignent sur les arnaques des crèmes solaires. Les corps, celui des femmes tout particulièrement, sont soumis, encore plus que le reste de l’année, au mouvement général des sociétés[1] dans lequel les médias sont de puissants vecteurs de normes. Les pantalons raccourcissent pour devenir des shorts, les manches remontent ou disparaissent, les corps se préparent à une exposition au grand air et au soleil. Tout nu et tout bronzé ! chante Carlos en 1973.




 Tout nu et tout bronzé

On est bien, on est beau
Quand revient l’été
Tout nu et tout bronzé
Au soleil, sur le sable ou sur les galets
Tout nu et tout bronzé
Depuis la mer du Nord 
Jusqu’aux Pyrénées
Tout nu et tout bronzé
On prend le temps de rêver

Tout nu, tout nu
On ne pense plus 
Au métro ni au bureau
Bronzé, bronzé
Décontracté 
Un grand chapeau
Pieds dans l’eau
Tout nu, tout nu
Comme des Jésus
On fait trempette 
Chez les mouettes
Bronzé, bronzé
On va chasser dans leur retraite
Les crevettes
Ah! Les vacances
Ah! Les vacances
Quand j’y pense, ça me démange

Tout nu et tout bronzé
On est bien, on est beau
Quand revient l’été
Tout nu et tout bronzé
Au soleil sur le sable ou sur les galets
Tout nu et tout bronzé
Depuis la mer du Nord 
Jusqu’aux Pyrénées
Tout nu et tout bronzé
On prend le temps de rêver

Tout nu, tout nu
On voit draguer Roméo
En pédalo
Bronzé, bronzé
Toutes les filles sont des Vénus en maillot
Tout nu, tout nu
On ne pense plus
Qu’aux safaris
Fesses parties
Bronzé, bronzé
On va traquer le bigorneau
Quel boulot

Tout nu et tout bronzé
On est bien, on est beau
Quand revient l’été
Tout nu et tout bronzé
Au soleil sur le sable ou sur les galets
Tout nu et tout bronzé
Depuis la mer du Nord 
Jusqu’aux Pyrénées
Tout nu et tout bronzé
On prend le temps de rêver

Avec la montée des températures, s’ouvre une parenthèse consacrée aux congés, aux loisirs, au temps libre et au bronzage. Ce temps singulier, cette variation saisonnière[2], où tout pourrait être noyé dans un hédonisme bienvenu, voire revendiqué comme le pendant le plus légitime au rythme accéléré de sociétés régies par la performance et la concurrence, est parfois troublé par des querelles dont la presse fait ses choux gras. Ainsi, l’été dernier, le magazine Les Inrockutpibles - qui propose chaque été un numéro spécial sexe, symptomatique, s’il en est de ce temps consacré aux corps, aux plaisirs et à la levée des interdits - se faisait l’écho d’une bataille de procédure autour de la plage nudiste de Berck, une des seules autorisées sur le littoral du Nord Pas de Calais depuis un arrêté municipal de 1981.
Le visuel de l'article des Inrocks signé par J. Rebucci,
27 juillet 2017

Ces batailles estivales sonnent comme des ritournelles, elles ont déjà eut lieu auparavant selon des déclinaisons sensiblement différentes. Christophe Granger consacre à l’une d’elle  l’introduction de son ouvrage Les corps d’été. En 1934, l’émotion s’empare d’une commune du Lot, lorsque des vacanciers, sous l’effet saisonnier de la chaleur et du temps libre, se livrent, en tenue d’été, bras et mollets dénudés,  à des jeux d’eaux propices aux rapprochements des corps autour de la fontaine du village. Curé, notables et quelques villageois parviennent à convaincre le maire de faire interdire Les exhibitions nudistes sur tout le territoire de la commune[3].

Du premier XXè siècle aux années 70, il n’y a rien d’évident dans cette longue histoire de la dénudation des corps prise dans de multiples paradoxes : celui de la levée des tabous et du raidissement de la morale, celui de l’ostentatoire exhibition des corps pourtant soumise à une noria de normes oppressantes. Ancrée dans une histoire des sociétés, ce processus mobilise l’attention de nombreuses historiennes et historiens, qui trouvent dans son étude, de quoi explorer et alimenter divers champs de la recherche allant d’une histoire de l’intime, du corps et de ses représentations, ou encore du genre en passant par celles du sport, des médias, encore des loisirs, voire des régimes totalitaires. Une histoire qui trempe sa plume dans des sources multiples : presse (magazine, nationale, régionale), oeuvres d’art (littéraires, cinématographiques, picturales, musicales), échanges épistolaires, revues, journaux intimes, sources législatives ou institutionnelles etc.

Par où commencer ? Le dernier tiers du XIXè siècle serait un moment de basculement dans le lent processus du dévoilement des corps. Plusieurs phénomènes se conjuguent alors pour transformer les règles établies. Certains relèvent de la sphère privée, d’autres de la sphère publique. À la croisée des deux, on trouve ces merveilleuses compositions picturales qui, de Degas à Bonnard, représentent des femmes plus ou moins dénudées occupées à leur toilette (mon amour immodéré de Caillebotte me renvoie aussi à ses images de baigneurs en maillots, mais on sort ici du cadre privé qui nous occupe pour le moment).

Degas, Femme dans son bain s'épongeant la jambe, vers 1883


Bonnard, Nu accroupi, 1918. Plus tardif

Caillebotte, Baigneurs, bord de l'Erres,1877
Dans l’intimité, l’acceptation de la nudité ne va pas de soi. Comme le souligne A.-M. Sohn[4], elle résulte d’une lente érosion de la pudeur, dont on distingue alors quelques signes. Plusieurs leviers agissent conjointement pour mener à son affaissement. On mentionnera dans un premier temps, le recul du poids social de l’Eglise qui modifie les rapports de couple et le rôle assigné au mariage. Moins strictement réduite à sa fonction de procréation, l’institution maritale échappe aussi de plus en plus à l’emprise familiale. Les unions arrangées font lentement place aux mariages choisis dans lesquels la place du corps comme élément de séduction est forcément réévaluée. Par ricochet, la pudeur comme pierre angulaire de l’éducation des petites et jeunes filles, s’en retrouve affectée. Au XIXè siècle, et plus largement à la Belle Epoque, peu de parties du corps sont dévoilées dans le cadre privé : on se lave le plus souvent recouvert d’une chemise comme on fait l’amour habillé ou dans le noir. Justement, cette libération du corps et ce recul de la pudeur ne sont pas étrangers aux évolutions vestimentaires : il faudrait alors évoquer, par exemple, les modifications des sous vêtements féminins des corsets vers la gorgerette puis le soutien gorge.

Mais profitons plutôt de cette évocation de l’histoire du vêtement pour opérer un glissement vers la question de l’exposition des corps dans l’espace publique. Là encore, un entrelacement de causalités donne une idée du processus à l’oeuvre. Dans un XIXè siècle marqué par l’industrialisation, le poids des réflexions hygiénistes renouvelle les approches précédentes sur les corps et leur environnement. Les masses laborieuses soumises aux affres de l’urbanisation (entassement dans des logements insalubres et surpeuplés, pollution industrielle, conditions de travail multipliant les expositions aux produits toxiques) sont invitées à se régénérer en s’exposant à l’air et au soleil jusqu’alors considéré comme dangereux (en ville, la chaleur estivale était notamment associée aux miasmes, à la puanteur etc). Le long chemin vers le recul de la pudeur et le désengoncement des corps (par le vêtement aussi bien que par l’éducation)  croise celui de l’histoire de la médecine. D’abord confinée dans les sanatoriums, l’héliothérapie conseillée comme traitement médical (elle est notamment prescrite contre la tuberculose) installe l’idée qu’il est bon d’exposer les corps ailleurs que dans les centres de cure. Le développement des pratiques sportives dans les classes les plus favorisées de nos sociétés, en ce qu’elles bouleversent et l’attention portée à son physique, et les vêtements que l’on porte, joue également un rôle important. 
À la croisée du médical et du sportif, il y a la pratique du naturisme pour laquelle le corps s’expose entièrement à l’air et au soleil à des fins de régénération. Loin d’être un phénomène de masse, cette pratique et ses prolongements, en matière alimentaire par exemple, constitue une curiosité et suscite des reportages dans la presse. Des revues spécialisées se chargent de sa promotion[5] selon des variantes plus ou moins rigoristes.

On comprend mieux alors que l’entre deux guerres soit un moment fondateur, un pré-requis dans cette séquence qui nous entraine vers le tout nu et tout bronzé. Y coexistent l’avènement des congés payés, la démocratisation des pratiques sportives, une exposition du corps dans les arts et les spectacles (J. Baker) en même temps que d’importantes évolutions vestimentaires (Coco Chanel), sans compter un culte certain voué au corps, comme signe extérieur de puissance idéologique et politique.

Tout nu, on y arrive, mais tout bronzé ?

Je ne résiste pas à vous livrer un extrait du roman L’art de la joie de G Sapienza[6] qui décrit de façon assez claire le renversement des normes et conventions qui travaillent alors la gestion sociale du corps et de son enveloppe cutanée. Le livre est écrit plus tardivement que l’époque évoquée par ce passage - il a, en outre,  été exhumé pour  publication assez récemment. L’autrice, forçe peut être  un peu le trait afin de servir le versant émancipé de son personnage principal mais somme toute, résume assez bien l’affaire du changement de paradigme autour de la coloration estivale de la peau. Nous sommes dans l’après première guerre mondiale à Catane, en Sicile, le dialogue met en scène deux jeunes femmes, l’une d’extraction bourgeoise (Béatrice), l’autre, totalement à l’opposé, mais qui intègre ce milieu au fil des aléas de sa vie (Modesta). Le comportement de cette dernière est évoqué par Carlo, un jeune médecin.


          Mais tu restes au soleil sans parasol, Modesta ?  tu vas t’abimer la peau ! Je te l’ai dit mille fois. Tu es déjà toute noire ! c’est laid cette peau foncée comme celle des paysannes.

                 -Mais au contraire, si je peux me permettre : la Princesse est en avance sur son temps. Et peut être le sait-elle. À Riccione il y a beaucoup de femmes ui ont accepté l’héliothérapie sur notre conseil à nous les médecins. Depuis longtemps sont connues les vertus curatives du  sileil, sauf que cette vertu médicale s’est heurtée, comme toujours, à la pudeur, ou mieux, à un idéal esthétique qui la dissimule. L’été dernier, on a vu des maillots de bain vraiment scandaleux pour les maris s’entend ! Mais les temps changent, on ne peut arrêter le progrès et la Princesse, chère Béatrice, sciemment peut être ou peut être en suivant son instinct et son amour pour le soleil, selon ses propres termes, accomplit un un acte en faveur de la libération de la femme. La pâleur, la fragilité, ne sont au fond, que des fils très minces pour brider et dompter la nature féminine, exactement comme les Chinois qui au nom de la beauté bandent les pieds des petites filles. 


La question du bronzage et de son succès s’inscrit dans le sillage de celle de l’exposition de plus en plus franche des corps. Pratiques sportives, loisirs, motifs médicaux s’allient pour en faire un marqueur social dans les classes supérieures des sociétés d’Europe occidentale. Le moment propice à cette transformation est l’été.

La parenthèse estivale et le bronzage, assimilé à un véritable changement de peau, produisent une histoire orwellienne, dans laquelle libertés et contraintes avancent conjointement. Reprenons le fil de l’histoire par le bout vestimentaire.
Avant le second conflit mondial, les maillots de bain commencent déjà à rétrécir : moins couvrants sur les jambes, ils se font plus échancrés sur les seins, et s’ajustent aux corps. Ils deviennent des éléments de séduction. De la liberté des corps à celle des mœurs, la distance interprétative est vite franchie. On peut bronzer debout, certes, en faisant du sport. Mais le bronzage est un art qui se travaille allongé, et l’horizontalité des corps, rapprochés sur le sable, a bien du mal à s’affranchir de cette suspicion de permissivité, de lubricité, même avec une grille de mots croisés à portée de la main. Les amours passagers de l’été, la drague estivale intègrent, au fil du temps, le registre saisonnier d’un temps dérogatoire, passager.
Après guerre, le mouvement s’accélère : en 1946 est présenté à la piscine Molitor (non sans difficulté pour trouver quelqu’un qui accepte de le porter) un nouveau maillot de bain : le bikini. Créé par Louis Réard, on le range dans une boîte d’allumettes. Dix années plus tard Brigitte Bardot apparait débarrassée de tout accessoire textile bronzant nue derrière une lessive de draps récemment étendus sous la caméra de son mari R. Vadim dans Et Dieu créa la femme. Le curseur qui marque la frontière de la pudeur autorisée en prend à nouveau un coup. 

Bardot dans Et Dieu créa la femme, R. Vadim, 1956


On est alors  au cœur Trente glorieuses, temps du tourisme de masse propice à la diffusion voir à l’uniformisation de nouveaux comportements estivaux. Le cinéma, la côté d’Azur et St Tropez donnent le « la ». Puis, dans les années 70, c’est l’adoption du monokini qui génère de l’agitation autour des stations balnéaires méditerranéennes.  Des femmes, exposent leurs seins au soleil, pour un bronzage dénué de ces marques blanches disgracieuses. Le bronzage est donc aussi une esthétique, une marque de distinction (celle des vacances à la mer, réussies car ensoleillées, l’œil rivé sur la météo) et un marché : à celui du maillot de bain s’ajoute le business des crèmes solaires dont les corps d’été ne peuvent se passer sauf à devenir rouges merguez : Ambre solaire, Nivéa furent parmi les premières marques à s’en emparer.

1938, publicité pour Ambre solaire

C’est bien là que le bât blesse. Car libération et exposition des corps sont soumises à de nombreuses normes qui conduisent, pour le moins, à réévaluer le degré d’émancipation auquel on les associe peut être trop rapidement. On pense bien sûr aux normes physiques qui s’imposent aux hommes priés d’afficher des pectoraux et des abdominaux compatibles avec un bronzage uniforme, débarrassés des poils trop nombreux qui les rapprochent  d’un gorille de plage. Pour les femmes, les limites de ce qui peut bronzer au soleil de l’été sont fixées en centimètre : tour de taille, tour de poitrine, tour de hanches. La presse féminine (photoshop à l’appui, aujourd’hui) coache chaque printemps celles qui vont pouvoir bronzer le plus intégralement. Les titulaires de rides marquées, d’un ventre replet, de petits ou gros bourrelets, d’une poitrine flasque n’ont pas voix au chapitre entre l’astre solaire et le sable chaud. Signes d’un laisser aller personnel, d’un manque d’attention à soi, d’une coupable négligence,  elles devront opter pour le maillot une pièce et un paréo. Car pour être tout nu et tout bronzé, il faut être jeune, beau (belle) afin de ne pas heurter le regard de l’autre. On se dénudera alors pour bronzer avec une savante retenue, on fera la crêpe sur la plage en veillant à ses postures, ni trop vulgaires, ni trop contrites. C’est aussi le prix à payer pour se distinguer du vulgaire paysan dont le corps d’été affiche les traces du marcel, du cachet d’aspirine que l’on retrouve en septembre car trop peu fortuné pour partir en vacances sur les rives de la grande bleue ou sous les tropiques. De la liberté des un.e.s découle l’exclusion des autres…il y va aussi de la perpétuation de certaines hiérarchies sociales.

Une du magazine Elle : régime + Bikini

Alors Tout nu et tout bronzé ? Le répertoire est bien plus complexe et l’orchestration régulièrement revue. Aujourd’hui, le discours médical relatif à l’exposition du corps au soleil a sensiblement changé : précaution, prévention, protection suppléent les incitations de l’héliothérapie, et mieux vaut être doré.e comme un abricot que rouge comme une écrevisse. La grossophobie et,à l’opposé, la dictature de la maigreur sont battues en brèche par des femmes qui en ont assez que leur corps serve d’instrument de contrôle social.



Je laisse la conclusion de ce billet estival à C. Granger qui formule avec une toute autre profondeur que Carlos (et moi) l’enjeu de ces réflexions nées des tentatives d’écriture d’une histoire des corps tout nu(s) (ou presque) et tout bronzé(s) :  
Tout ce flux historique est travaillé de luttes sociales et de reclassements incessants. Démêler d’un coup l’écheveau des jeux sociaux dont sont faits les corps d’été autorise de saisir ce qui s’est joué à travers eux. Car, on l’aura compris, c’est tout un pan du siècle écoulé qui s’éclaire à les suivre. Le basculement des bourgeoisies anciennes a entrainé le dépérissement des pudeurs d’antan. Le renouvellement des avant gardes sociales, éprises d’allures décontractées, a encouragé la gloire du relâchement estival des surveillances. Celui aussi du dérangement des accoutumances et du frisson d’indistinction sociale dont il dispense les promesses. L’unification séculaire des repères et des modes de vie de son côté, l’affaissement autrement dit de l’échelle locale des valeurs, ont rendu efficace l’inscription du corps estival dans les structures du monde social et dans les façons légitimes d’y négocier sa place.






Pistes bibliographiques :

Histoire du corps / sous la direction d'Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello. 3, Les mutations du regard, le XXe siècle, Paris, Point Histoire, 2011
Granger, Christophe, Les corps d’été, XXè siècle, Naissance d’une variation saisonnière, Paris, Autrement, 2009
Ory, Pascal, L'invention du bronzage, Paris, Complexe, 2008


Andrieu, Bernard,  Bronzage une petite histoire du soleil et de la peau, Paris, CNRS éditions, 2008
Baubérot, Arnaud, Histoire du naturisme, le mythe du retour à la nature, Rennes, PUR, 2004




[1] Ory, Pascal, Le corps ordinaire dans Histoire du corps / sous la direction d'Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello. 3, Les mutations du regard, le XXe siècle, Paris, Point Histoire, 2011
[2] Sous titre du livre de Granger, Christophe, Les corps d’été, XXè siècle, Naissance d’une variation saisonnière, Paris, Autrement, 2009
[3] Ibid.
[4] Sohn, Anne-Marie, Le corps sexué dans Histoire du corps / sous la direction d'Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello. 3, Les mutations du regard, le XXe siècle, Paris, Point Histoire, 2011
[5] La revue Vivre du professeur d’éducation physique Kienné de Mongeot publiée à partir de 1926 par exemple.
[6] Sapienza, Golardia, L’art de la joie, Paris, Le Tripode, 2015, pp. 218-219

dimanche 8 juillet 2018

348. Last day of the miner's strike, Pulp (2002)

Lors de la campagne présidentielle François Fillon a été comparé à plusieurs reprises à M. Thatcher. Depuis son entrée en fonction, c’est au tour d’E. Macron. L’attitude de chef de l’état face aux mouvements sociaux, leur grandissante criminalisation, pousse la presse à mobiliser ce registre comparatif. Mais que désigne précisément ce terme de « criminalisation » ? Tout d’abord, un usage récurrent, disproportionné voire inapproprié de la violence par les forces de l’ordre contre de simples citoyens, ou de militant.es (syndicalistes, manifestant.es, jeunes) qui a parfois des conséquences dramatiques (morts, mutilations, traumatismes). Une mise au pas de la justice, ensuite, à des fins d’exemplarité et de dissuasion (multiplications des comparutions immédiates, peines requises  disproportionnées, impunité policière systématique, procédures malmenées y compris quand il s’agit de mineurs,comme on l’a vu récemment avec les gardé.es à vue du lycée Arago). Ces écarts problématiques et réitérés sont relayés par des discours médiatiques assez univoques et légitimants dont quelques animateurs et éditocrates se sont fait la spécialité (ce que le journaliste S. Gontier chronique régulièrement pour Télérama, dans Ma vie au poste ; on consultera, par exemple, ce billet sur la zadisation des esprits). Ces personnalités médiatiques, procèdent à l’inversion des responsabilités autour des actes de violence commis (on l’a vu, par exemple, lors de l’arrachage de chemise d’un responsable d’Air France), et distillent volontiers la peur dans le débat public (comme ici à propos de la dernière mobilisation à la SNCF).
  

Quelles sont les origines de ce schéma auquel nous nous accoutumons peu à peu ? La question mérite d’être posée. Bien évidemment, ce de modes opératoires est antérieur à l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Elysée. Dans un contexte d’état d’urgence, il a pris une ampleur inédite. Lors des lois travail, des mobilisations étudiantes et lycéennes, ou des actions de soutien aux réfugié.es sanctionnées par le troublant oxymore de « délit de solidarité », il a gagné en lisibilité.
Le parallèle Macron/Thatcher est mobilisé en raison de l’attitude inflexible des deux dirigeants face aux contestations, posture qui entretient une logique d’escalade. Cette raideur M. Thatcher l’a inscrite dans ses mandatures en différentes occasions (Malouines, grève de la faim et de l’hygiène des prisonniers de l’IRA). Mais pour ce qui est des mobilisations sociales c’est à la faveur de la grande grève des mineurs britanniques de 1984-1985, qu’elle l’a particulièrement bien exprimée. Il n’est pas impossible que cet épisode constitue une sorte de matrice du traitement criminalisé des mouvements sociaux. La distinction avec l’antérieur se niche dans le contexte qui l’entoure : celui de l’ascension néolibéralisme. Emmannuel Macron, bien relayé dans cette tache par une large partie des médias, ne fait qu’adapter, le modèle, à son époque.

La musique trouve parfois dans les mobilisations sociales, populaires ou ouvrières une puissante source d’inspiration. Celles des mineurs ne font pas exception.  Ainsi en 2011, Billy Bragg, chanteur militant britannique reprend le Which side are you on ? composé en 1931 pour soutenir ceux du Kentucky. Bragg est un habitué du registre, d’autres s’y frottent plus rarement. C’est le cas d’un des groupes majeurs de la riche scène musicale de Sheffield dont les Arctic Monkeys sont aujourd’hui les têtes de gondole. Moins puissante que celle de Londres, moins postcoloniale que celle de Bristol, moins connue que celles de Liverpool et  Manchester, la scène de Sheffield en est proche car elle s’inscrit dans une géographie de la désindustrialisation. Joe Cocker ou Deff Leppard en furent les prestigieux ainés, ils ont porté sa renommée à l’international ; la ville a ensuite alimenté une rutilante scène pop friande de synthés au cours des années 80 avec des groupes comme Human League, Cabaret Voltaire ou Heaven 17. Sheffield dispose également d’une scène électro qui est loin d’être confidentielle, avec son label local Warp Records, né à la fin de cette décennie (LFO, Aphex Twin). Enfin, la capitale métallurgique du South Yorkshire abrite, outre Alex Turner auquel on ne peut ôter cette qualité, quelques songwriters de talent dont le trop méconnu Richard Hawley, et le fantasque leader-chanteur-songwriter du groupe Pulp, Jarvis Cocker. C’est à cette formation que l’on doit le titre dont il est question ici. Il parle de la grève des mineurs de 1984-1985, mais, comme toujours avec Pulp, sous un angle décalé.


Kids are spitting on the town hall steps and frightening old ladies 
Les gosses crachent sur les marches de la mairie et effraient les vieilles dames
I dreamt that I was living back in the mid 1980s
J’ai révé que je vivais à nouveau au milieu des années 80 
People marching, people shouting, people wearing pastel leather 
Des gens qui manisfestent, des gens qui crient, habillés de cuir pastel
The future's ours for the taking now
L’avenir nous appartient, le futur est à nous
if we just stick together
Si on reste solidaires
And I said: "Hey, lay your burden down 
Et j’ai dit : « Hey, pose ton fardeau à terre
seems the last day of the miners' strike was the Magna Carta in this part of town"
le dernier jour de la grève des mineurs, ce fut comme la Grande Charte dans cette partie de la ville »

Well, my body sank below the ground
mon corps s’est enfoncé sous terre 
it became as black as night 
Il est devenu noir comme la nuit
overhead the sound of horses' hooves 
Au dessus de ma tête le son des sabots des chevaux
people fighting for their lives
Des gens qui se battent  pour leurs vies
Some joker in a headband was still getting chicks for free 
Un mec avec un bandeau obtenait encore  des filles pour rien (il s’agit d’une allusion à M. Knopfler de Dire Straits dont le titre Money for nothing est un tube de l’année 1984)
And Big Brother was still watching you 
Et Big Brother était toujours entrain de te surveiller
back in the days of '83
Retour en 1983
And I said: "Hey, lay your burden down 
Et j’ai dit : « Hey, pose ton fardeau à terre
seems the last day of the miners' strike was the Magna Carta in this part of town"
le dernier jour de la grève des mineurs, ce fut comme la Grande Charte dans cette partie de la ville »

Well by 1985, I was as cold a cold could be 
En 1985, j’étais aussi refroidi qu’on peut l’être
but no-one was underground to dig me out and set me free 
mais il n’y avait personne sous terre pour m’excaver et me libérer
'87 socialism gave way to socialising 
En 87 le socialisme laissait place à la sociabilité
so put your hands up in the air once more: 
alors lève les mains en l’air encore une fois
the north is rising
le nord se soulève
And I said: "Hey, lay your burden down 
Et j’ai dit : « Hey, pose ton fardeau à terre
seems the last day of the miners' strike was the Magna Carta in this part of town"
on dirait que le dernier jour de la grève des mineurs, est la Grande Charte dans cette partie de la ville »

Oh, sing Hallelujah 
Oh, chante Hallelujah
Oh, sing Hallelujah 
Oh chante Hallelujah
Don't let them fool you again 
Ne les laisse pas t’avoir à nouveau
Oh, sing Hallelujah
Oh chante Hallelujah

By now I'm sick and tired of just living in this hole 
Désormais je suis fatigué  et fatigué de ne vivre que dans ce trou
so I took the ancient tablets 
Alors j’ai ressorti les anciennes tables
blew off the dust
Je les ai dépoussiérées 
swallowed them whole 
avalées entièrement
Oh come on, let's get together 
Allez, rassemblons nous
Oh come on, the past is gone 
Allez le passé est le passé
Well, the very first commandment : Come on, come on, let's get it on 
Bien, le tout premier commandement : allez, allez, on y va
Come on, let's get it on
Allez, on y va
Get it on! 
On y va !
Oh, get it on
Oh, on y va
"Hey, lay your burden down 
Et j’ai dit : « Hey, pose ton fardeau à terre
seems the last day of the miners' strike was the Magna Carta in this part of town"
le dernier jour de la grève des mineurs, ce fut comme la Grande Charte dans cette partie de la ville »


Last day of the miner’s strike, tel est le titre du morceau sur lequel Hawley joue d’ailleurs en guitariste additionnel. Il a été enregistré au début des années 2000 pour intégrer la compilation Hits dont il constitue le seul inédit. L’album est une sélection choisie dans la discographie d’un groupe dont la carrière est alors à son crépuscule. Ses membres se séparent peu après, une dernière tournée fraichement achevée. Last days of the miner’s strike a une place assez marginale dans l’histoire de Pulp, au regard des tubes issus de LP comme Different Class avec son incontournable Common people. Si le songwriting de Cocker verse souvent dans la chronique sociale, il suit plus volontiers des trajectoires singulières dans un Angleterre post-industrielle que les grands épisodes de l’histoire militante du pays.
Qualifiée de moment de basculement, la grève des mineurs du milieu des années 80 constitue un pivot autour duquel s’articulent un avant (celui d’une jeunesse rageuse et irrespectueuse au temps du post punk, crachant devant les vieilles dames) et un après qui prend la forme d’une fête sans fin, celle des raves, mains levées au ciel, corps oscillant au rythme de la house et de la techno, dont on renforce l’effet à grand coup d’ecstasy. Cocker avoue son désintérêt, à l’époque, pour les piquets de grève tandis que Russel Senior, guitariste et violoniste du groupe, s’y rendait volontiers en soutien. Le titre se présente sous la forme d’une réminiscence, s’émancipe du ton engagé ou de la chanson hommage/témoignage, ce dont d’autres formations se sont chargées[1].

La grève des mineurs de 84-85 s’arrime à différentes temporalités historiques. Celle de l’âge du charbon, au cœur du processus d’industrialisation qui couvre un long 19ème siècle (1780-1914) dans une géographie plutôt septentrionale des Iles Britanniques.  Si l’on excepte les gisements de Galles du Sud, cette dernière  va de l’Ecosse (Glasgow), au Lancashire, au Sud Yorshire, et au NottinghamShire. Les West Midlands en sont le point méridional. Elle succède à d’autres grèves générales des mineurs du pays : celle de 1926, tout d’abord, qui porte sur des revendications salariales et le temps de travail, au moment où s’amorce un déclin de la production. En 1972, ensuite, la grève générale des mineurs marque un tournant et constitue par bien ses aspects, une propédeutique à celle qui nous intéresse. C’est alors que sont testés les flying pickets qui permettent lors de longues mobilisations, de créer des points de fixation dans le temps et dans l’espace susceptibles d’emporter l’avantage.  A l’époque, c’est à Saltley (près de Birmingham, dans les Midlands) que cette stratégie s’avère payante.
@Birmingham Mail
L’Angleterre est alors en plein marasme. La situation en Irlande du Nord est pour le moins tendue depuis plusieurs années, l’inflation galopante attise les revendications salariales afin de préserver le pouvoir d’achat. Plusieurs fermetures de puits sont annoncées. La grève générale débute au pays de Galles pour s’étendre à d’autres régions. Afin de peser sur le rapport de force, grévistes et organisations syndicales bloquent, en différents endroits, les livraisons de charbon nécessaires à la production d’électricité. C’est ainsi que le dépôt de houille de Saltley devient un point de fixation du mouvement. Face à une police missionnée pour en assurer l’ouverture, les 2000 picketters présents sont rejoints, en février, par des ouvriers de Dunlop, de British Leyland, de Drop Forge, de GEC ou encore par les salariées de SU carburattors. 10 000 à 15000 personnes convergent vers le dépôt comme le raconte un témoin : The police closed the gates. Victory was ours[2]. L’opération est un triple triomphe : les mineurs obtiennent 21 % d’augmentation de salaire, le gouvernement Heath s’en retrouve extrêmement fragilisé et la victoire assoit A. Scargill à la tête de la  NUM[3]. L’homme fort de la centrale syndicale en tire à ce moment là une conclusion : If working people are united, they can achieve anything[4]

Pour expliquer ce qui se passe entre 1972 et 1984, M. Montazami parle de sédimentation iconomnésique. Entre 1926 et 1984, les grandes luttes ont façonné une histoire des résistances sociales au cours de laquelle chaque nouvelle mobilisation catalyse les aspirations et volontés de batailles passées – une sédimentation iconomnésique – qu’elle « rejoue » (remet en jeu) dans un mouvement présent[5]. La bataille d’Orgreave, le 18 juin 1984, rappelle, par bien des aspects, celle de Saltley. Pourtant, dans l’intervalle, plusieurs lois ont été votées pour entraver les actions syndicales et les résistances sociales[6]. Pour autant, contexte politique est sensiblement différent. Les conservateurs, en la personne de Margaret Thatcher, ancienne ministre de l’éducation du gouvernement Heath, sont revenus aux affaires après un intermède travailliste. Grace à la guerre des Malouines, la dame de Fer est en positon de force depuis 1982, dotée d’une forte popularité. En revanche, le long déclin de l’exploitation charbonnière britannique se poursuit. Il n’y a plus que 280 000 mineurs en 1973, ils étaient 1,1 Million en 1913. Dans ce secteur stratégique nationalisé depuis 1947, la puissance et la centralité des grèves sont des obstacles aux réformes radicales qu’entend mener M. Thatcher. Ainsi, elle ne peut qu’aller à l’affrontement avec la NUM, pour en sortir victorieuse.
C’est l’annonce, début mars 1984 , par le gouvernement de la suppression de quelques 100 000 emplois dans les mines qui met le feu aux poudres.. Le pays compte alors quelques 3 millions de chômeurs. La grève touche au printemps 84, les sites Ecossais et ceux du Yorkshire. Le 15 mars, les puits du Pays de Galles sont à leur tour fermés. Le système des piquets volants destiné à paralyser les livraisons de charbon est réactivé. Seul un tiers des puits épargnés par les fermetures continuent d’alimenter le pays en charbon. La Grande-Bretagne dispose toutefois d’importantes réserves ce qui constitue un atout pour le gouvernement pour éviter l’asphyxie du pays. Le leader de la NUM choisit le site d’Orgreave pour mener la bataille décisive. Le Socialist Worker reprend pour l’occasion le mot d’ordre de Scargill Turn Orgreave into Saltley. Le site, à l’est de Sheffield, alimente en coke l’aciérie géante voisine de Scunthorpe. C’est là que le néolibéralisme, puissance émergeante, affronte un monde ouvrier affaibli. Le match n’est pas qu’un affrontement entre deux idéologies, il comprend aussi un duel entre Scargill et Thatcher qui dispose d’un atout déterminant : la police du Sud Yorkshire.
Ce 18 juin 1984, quelques 8000 mineurs venus de tous les sites du pays (Ecosse, pays de Galles, nord-est de l’Angleterre et d’autres villes du Yorkshire) se rejoignent au piquet de grève d’Orgreave à l’appel de la NUM.  La police déjà présente sur place les escorte vers la cockerie. Sur place, ils découvrent d’autres forces déployées en amont. Le piège se referme. Après 4 heures de face à face tendu, chaque groupe sur ses positions, la bataille se déchaine. Les pierres, briques et bouteilles volent d’un côté, la police montée, les chiens et les gourdins s’abattent de l’autre. Le soir les images de la bataille rangée envahissent la télévision. A l’issue des 10 heures de confrontation, 95 mineurs sont arrêtes, il y a 79 blessés, (51 pour les picketters, dont Scargill, 28 parmi les forces de l’ordre), aucun policier n’est inquiété. Le piquet de grève est levé. Les mineurs ont perdu une bataille, et ils s’apprêtent à perdre la guerre. Elle sera d’usure puisqu’elle s’étire jusqu’en mars 1985 date à laquelle la reprise du travail est actée. 160 000 d’entre eux ont participé à la grève. La défaite est cinglante car elle se double d’impressionnants prolongements policiers et judiciaires : 11 312 arrestations, 5653 poursuites en justice, près de 200 emprisonnements. C’est un conflit du travail dont l’ampleur, la force symbolique et les pics d’intensité sont inédits ; le « King Coal » perd les derniers joyaux de sa couronne : 140 puits sont fermés, 100 000 mineurs licenciés dans les 7 années qui suivent Orgreave.


Et après ? Comme le suggère le titre de Pulp rien ne fut plus jamais comme avant. En effet,  l’estocade est vite donnée.  En 1992, le plan Helsetine ferme 31 des 50 puits restant, laissant sur le carreau, c’est le cas de le dire, 31 000 emplois. T. Labica explique que cet effacement se traduit par une assez brusque invisibilité médiatique. Alors que les labour correspondents étaient auparavant des figures puissantes de la presse écrite, chargés notamment de chroniquer les mobilisations et de tisser pour ce faire des liens avec les centrales syndicales, ces figures du journalisme ont quasi entièrement avec l’Angleterre industrielle, ouvrière et syndiquée. Les lieux ont également été transformés si bien que les mémoires s’en trouvent affectées et que le fameux processus iconomnésique en est affecté. En 2008, Orgreave est devenu une pépinière d’entreprises High-tech avec des prolongements immobiliers le Warweley Housing.

Orgreave, aujourd'hui @Financial Times

Les souvenirs de ce monde englouti trouvent pourtant des chemins où se faufiler pour que les mémoires des luttes se transmettent aux générations actuelles. Le cinéma, à l’instar de la pop musique, participe à ce projet. Il y a un bien étrange paradoxe à voir le succès remporté par ces fictions cinématographiques qui évoquent sous des différents angles l’histoire de l’Angleterre industrielle. Le nom de Ken Loach vient immédiatement à l’esprit puisqu’il a réalisé un documentaire sur la grande grève de 1984-1985 intitulé Which Side Are You on ? La centralité de la question des luttes sociales dans son œuvre documente amplement le sujet. Mais pour ce qui est des succès populaires, de ceux qui brisent le plafond de verre façonné par les blockbusters américains,  on pense davantage à The Full Monthy pour la comédie, ou à Brassed Off pour le drame lacrymal (dans les deux, la musique ou les pratiques musicales populaires jouent un grnad rôle). Plus récemment, le succès de Pride a permis de braquer les projecteurs sur l’intersectionnalité des luttes sociales lors de la grève des mineurs de 1984 (mineurs, femmes, LGBT). Enfin,  comment ne pas évoquer la littérature ? Un des maitres du polar britannique David Peace s’est lui aussi penché sur la question dans le volume GB84.  


Pour autant, les productions culturelles ne sont pas les seules à façonner la postérité de la bataille d’Orgreave et, plus encore, de la grève de 84-85. Plusieurs éléments sont venus rouvrir un dossier que l’on croyait clos, et on extirpé ce moment de la terrible condescendance de l’histoire écrite par les vainqueurs. Il est possible finalement que la bataille d’Orgerave soit pas uniquement condamnée à la muséification ou à la folklorisation.
D’une part, la déclassification des archives de M. Thatcher a rendu possible l’établissement d’un nouveau regard sur la période. D’autre part, le drame survenu  sur le terrain de foot de Sheffield, Hillsborough, le 15 avril 1989, a ouvert de nouveaux horizons. Le stade fut le théâtre d’une meurtrière tragédie lors d’un match qui opposait Liverpool et Nottingham Forrest. Ce jour là, les supporters du LFC peinent à accéder à leur tribune. Tous ne sont pas encore entrés quand le coup d’envoi est donné. Saturée, la tribune continue pourtant à accueillir du monde jusqu’à ce qu’une bousculade se déclenche provoquant la mort de 96 personnes (la plus jeune âgée de 10 ans, la plus vieille de 67 ans, la dernière décédée en  1993 après 4 ans de coma).

Une ignominieuse du Sun, sur Hillsborough, le
19 avril 1989 @arretsurimages
La presse  se déchaine immédiatement[7] sur les hooligans avinés, assimilant bon nombre des victimes à peine décédées, à des brutes épaisses, ensauvagées. L’examen des faits conclut d’abord à des « morts accidentelles ». Les familles triplement accablées (par la perte d’un proche, par l’image dégradée qui en est donnée publiquement, notamment par de faux témoignages et par l’impossibilité de rendre audible un contre discours) se constituent en comité. Après 28 années de lutte inlassable, à l’issue de deux rapports publics (le premier concerne l’interdiction des tribunes debout), la responsabilité de la police ne fait plus guère de doute. En retardant sciemment l’arrivée des secours, sa négligence la rend responsable, outre les sales bidouillages de falsification de faits, de la mort des 96 personnes auxquelles s’ajoutent 766 blessés. La justice est saisie. En juin 2017, le chef de la police, D. Duckenfield, est inculpé pour « homicide involontaire pour grave négligence », mais aussi, comme son collègue l’inspecteur N. Bettison pour avoir menti sur la culpabilité des supporters tandis que deux autres policiers sont accusés d’avoir entravé le travail de la justice.

Sur ce modèle s’est constitué en 2012, la Orgreave for truth and justice campaign après que le témoignage d’un policier indiquant avoir falsifié des comptes rendus ait été diffusé sur la BBC. Chaque année le 18 juin, leur action pour la justice est réactivée sur le site avec un « rally ». L’anniversaire des 30 ans, a encore ajouté de l’intérêt pour la démarche initiée. Le parti travailliste a dors et déjà promis de rouvrir une enquête au cas où il reviendrait aux affaires. Toutefois, ce sont les Tories qui y sont. Si dans un premier temps, Theresa May, comme ministre de l’intérieur[8] puis comme premier ministre ne semblait pas hostile à l’ouverture d’une enquête, ses ardeurs se sont refroidies, et sa propre ministre de l’intérieure Amber Rudd, l’a fait savoir aux activistes. Cette dernière vient d’être contrainte à la démission suite au scandale Windrush, et dors et déjà la OTJC a repris les pourparlers avec son successeur Sajid Javid. Si l’on osait un mauvais jeu de mot, on dirait que c’est un last coal for justice





Bibliographie indicative :
Ouvrages
Mathilde Bertrand, Cornelius Crowley, Thierry Labica [coord], Ici notre défaite a commencé : la grève des mineurs britanniques 1984-1985, Paris, Syllepse, 2016, 214p. (Vu des dominés)
Gouffiès, Pierre-François, Margaret Thatcher face aux mineurs : 1972-1985, treize années qui ont changé l'Angleterre, Toulouse, Privat, 2007, 363p. vu des dominants (donc idéologiquement neutre comme le précise son auteur)

Revues
Retour sur la grande grève des mineurs britanniques, Un dossier de la revue Contretemps n°25, 1er trimestre 2015, https://www.contretemps.eu/le-numero-25-de-la-revue-contretemps-est-paru/

Morad Montazami, « L’événement historique et son double. Jeremy Deller, The battle of Orgreave », Images Re-vues [En ligne], 5 | 2008, mis en ligne le 20 avril 2011, consulté le 08 juillet 2018. URL : http://journals.openedition.org/imagesrevues/334
Presse
Dans The Guardian :
Via ce lien mois par mois, les archives sur le dossier Orgreave
Avec un article récapitulatif  ici
Sur Saltley, 1972 on lira éventuellement ceci ainsi que cela
Le journal britannique dispose également d’un épais dossier sur Hillsborough, et ses suites judiciaires, bien récapitulé ici







[1] En 1987, The Watersons interprete Coal Not Dole (du charbon pas des allocations, selon le slogan des mineurs mobilisés), titre qui sera aussi popularisé par le groupe Chumbawamba qui l’insère dans la compilation English Rebel Songs 1931-1988 qui sort en LP en 1988 justement.
[2] La police ferma les portes, nous avions gagné.
[3] Puissant syndicat des mineurs National Union of Mineworkers
[4] Quand les travailleurs sont unis, ils peuvent tout réussir.
[5] Morad Montazami, « L’événement historique et son double. Jeremy Deller, The battle of Orgreave », Images Re-vues [En ligne], 5 | 2008, mis en ligne le 20 avril 2011, consulté le 08 juillet 2018. URL : http://journals.openedition.org/imagesrevues/334
[6] Notamment pour interdire les grèves de solidarité
[7] Les Unes du Sun en particulier conduisent à des appels au boycott de la part de la population de Liverpool et des supporters du LFC qui font campagne sur le mot d’ordre don’t buy the Sun
[8] Home Office Secretary, le poste n’existe pas sous ce nom en France.