mercredi 16 avril 2008

13. Bob Marley:"Zimbabwe".

Au début du XIX° siècle, le territoire correspondant à l'actuel Zimbabwe passe sous le contrôle de la British South Africa Company, dont le patron, Cecil Rhodes a obtenu des droits sur l'exploitation minière au sud du Zambèze. L'homme d'affaires, spécialisé dans l'industrie du diamant, devient le principal agent de l'impérialisme britannique en Afrique australe. Deux territoires voient progressivement le jour : les Rhodésie du Nord (future Zambie) et du Sud (futur Zimbabwe). Au début du XX° siècle, la Rhodésie du Sud devient une colonie de peuplement, reposant sur les activités extractives (or, amiante, charbon) ou agricoles (tabac, céréales). Un régime d'apartheid ségrégationniste se met en place, au sein duquel les populations blanches contrôlent les pouvoirs politique et économique. Spoliées et chassés des terres les plus fertiles, les populations noires sont repoussées dans les zones arides. Privés de droits politiques et sociaux, ils subissent une législation discriminatoire et raciste, en tout point comparable à celle mise en place par le régime d'apartheid sud-africain au sortir de la Seconde Guerre mondiale. 
 
Le drapeau du Zimbabwe. Public domain, via Wikimedia Commons

En 1953, alors que la guerre froide bat son plein, les Britanniques créent la Fédération de Rhodésie et du Nyassaland, (1) afin de contrer plus efficacement les mouvements nationalistes naissants et d'empêcher toute expansion communiste dans la région. Le processus de décolonisation à l'œuvre sur le continent, ainsi que la constitution de partis indépendantistes au sein de la Fédération, décident les autorités britanniques à accélérer la participation des élites noires aux gouvernements. En 1963, la Fédération éclate, ouvrant la voie à l'indépendance. En 1965, Ian Smith, le premier ministre de Rhodésie du Sud, déclare unilatéralement l'indépendance, provoquant la rupture avec Londres et précipitant le territoire dans un interminable conflit de libération. La guerre oppose le pouvoir blanc, qui cherche à tout prix à conserver ses privilèges et à perpétuer les discriminations,  à la Zimbabwe African People's Union (ZAPU) de Joshua N'Komo, puis à une faction dissidente de ce dernier : la Zimbabwe African National Union (ZANU) de Robert Mugabe. (2) La minorité blanche bénéficie du soutien de l'Afrique du Sud, qui envisage la Rhodésie comme un glacis protecteur face au "péril communiste". Les combats sont acharnés et meurtriers, mais faute de bataille décisive, s'enlisent dans une guerre interminable. Des négociations s'ouvrent enfin en 1979. En décembre, les accords de Lancaster House imposent la tenue dans les deux mois d'élections libres. La ZANU de Robert Mugabe l'emporte très largement. La Rhodésie du Sud obtient alors sa deuxième indépendance, en avril 1980. L'ancienne colonie devient Zimbabwe, en référence au nom donné aux gigantesques forteresses de l'Empire médiéval du Monomotapa (XI-XV°siècle). 

Après des décennies d'oppression, une joie irrépressible gagne la population. Les 17 et 18 avril 1980, le stade Rufaro de Salisbury (rebaptisée Harare) accueille les festivités de l'indépendance. Parmi les 35 000 spectateurs présents se trouvent de nombreux dirigeants politiques, mais aussi des artistes. Bob Marley et les Wailers, ont été invités à participer aux festivités. Ainsi, juste après que le nouveau drapeau rouge, vert et or ait été hissé, le groupe joue Positive vibration, puis I shot the sheriff, avant que le concert ne soit clôt par la reprise en chœur de Zimbabwe.

De prime abord, on pourrait être étonné par la présence du Jamaïcain, elle n'a pourtant rien de fortuit.  Les luttes de libérations nationales trouvent en effet un grand écho chez les rastafariens, qui considèrent l'Afrique comme la terre mère. Dans la logique eschatologique qui est la leur, les puissances coloniales européennes sont un des nombreux avatars de Babylone, ce pouvoir occidental blanc, toujours prompt à exploiter et brimer. Dans le sillage de la révolution cubaine, des luttes indépendantistes, du mouvement Black power, la musique jamaïcaine s'est radicalisée. Le reggae célèbre alors la black pride, ainsi que les racines africaines. Cette réappropriation culturelle se manifeste par exemple dans l'utilisation des percussions nyabinghi

La pochette de l'album Survival avec 49 drapeaux africains.

Sur une musique douce et chaloupée, Marley pose des textes acérés. Tout en dénonçant toutes les formes d'oppression, le chanteur célèbre particulièrement Haïlé Sélassié, l'empereur éthiopien dont le couronnement, en 1930, avait ravivé le thème du retour en Afrique. Renversé par un putsch et assassiné en 1974, le ras Tafari devient, sous la plume de Marley et des rastas, le Grand Rédempteur et libérateur des Enfants d'Israël asservis par le pharaon égyptien. En 1976, le chanteur reprend en musique un discours prononcé par le négus, en 1968, à la tribune de l'ONU. La chanson War, véritable déclaration de guerre au racisme et au colonialisme, devient un cri de ralliement pour les combattants africains toujours en lutte. L'année suivante, il enregistre Exodus. L'errance des Afro-descendants en quête de Terre promise semble répondre à de celle des Hébreux en quête de Canaan.

En 1978, Marley compose Zimbabwe, alors qu'il se trouve à Shashamé, une colonie rasta construite en Éthiopie. (3) La chanson figure sur l'album Survival, sorti en 1979. Marley, au faîte de sa popularité, compose alors son disque le plus engagé. La pochette, qui aligne les drapeaux des États africains, annonce la couleur : il sera question de l'Afrique. Accompagné des Wailers, le chanteur porte une vision panafricaine et solidaire. Africa unite milite en faveur de l'unité africaine. Top rankin fustige les élites politiques, promptes à diviser pour mieux régner et accaparer le pouvoir. L'album se termine par Zimbabwe. Lors de la composition du morceau, le pays reste placé sous le joug colonial, ce qui explique les vers menaçants du refrain :"Investissez le Zimbabwe / Détruisez tout au Zimbabwe / Africains, libérez le Zimbabwe". L'heure est à la lutte ("Nous restons pour lutter, nous allons lutter / Lutter pour nos droits !"), au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ("Chaque homme a le droit de décider de son destin"). Contre un ennemi commun, Marley appelle à l'unité ("Alors main dans la main avec les armes", "Plus de lutte interne pour le pouvoir / Nous nous rassemblons", "Diviser pour régner ne peut que nous déchirer") et invite à se défier des ennemis de l'intérieur ou des sicaires ("Dans la poitrine de chaque homme il y a un cœur qui bat / Alors, nous saurons qui sont les vrais révolutionnaires / Et je ne veux pas que mon peuple soit piégé par des mercenaires"). A ce prix, "nous libérerons le Zimbabwe".


 

Conclusion : Le 17 avril 1980, la liesse est immense parmi les spectateurs présents au Rufaro Stadium pour célébrer l'indépendance. Le concert des Wailers constitue sans doute le sommet de la journée. La foule, extatique, exulte lorsque que ressentissent les premières notes de musique. Au bout de dix minutes de concerts, la police, redoutant que le spectacle ne vire à l'émeute, juge opportun de lancer des gaz lacrymogènes. Une fois le calme revenu, les Wailers remontent sur scène pour terminer leur prestation en apothéose avec l'interprétation de Zimbabwe. Deux ans après la création du titre, Marley et les Wailers réalisaient ainsi la prophétie contenue dans les paroles de la chanson : "Natty Dread est au Zimbabwe (...) / Natty chante au Zimbabwe". (4)

Notes :

1. Les actuels Zambie, Zimbabwe et Malawi.

2. La ZAPU, soutenue par l'URSS, opère depuis la Zambie voisine, quand la ZANU, aidée par la Chine, prend le Mozambique comme base arrière.

3. Pour les rastas, l'avènement du ras tafari entre en résonance avec les discours de l'activiste nationaliste jamaïcain Marcus Garvey. "Regardez vers l'Afrique, où un roi noir sera couronné, qui mènera le peuple noir à sa délivrance", avait-il lancé en 1927. Le couronnement de Sélassié fut ainsi interprété comme l'accomplissement de cette prophétie, suscitant un immense espoir auprès des populations Afro-américaines, prêtes à se lancer dans un rapatriement vers l'Afrique mère. L'agression de l'Italie fasciste contre l'Italie en 1936 provoque un gigantesque mouvement de soutien et une mobilisation de grande ampleur au sein de la diaspora noire du monde entier. En remerciement, le "roi des rois" concède 500 acres de terres, donnant naissance à la communauté rasta de Shashamané.

4. L'enthousiasme retombera malheureusement très vite et Mugabe, héros de la libération, se transformera en un cruel dictateur, mais cela est une autre histoire...
 

Sources :

A. Guillaume Blanc : "Décolonisations. Histoires situées d'Afrique et d'Asie (XIX-XXI° siècle)", Edictions du Seuil, 2022.

B. Amzat Boukari-Yabara : "Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme", La Découverte, 2017.

C. Maureen Sheridan : "Bob Marley. Les secrets de toutes ses chansons, 1962-1981", Hors Collection, 2011.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

j'aime que l'on s'interesse a bob marley et sa lutte pour la paix. bravo

blottière a dit…

Merci pour tes encouragements.
J.B.

Fanny Bellocq a dit…

Je suis d'accord ! Vive Bob \o/

Anonyme a dit…

Merci pour ce travail !

Petite précision, cette traduction comporte deux petites inexactitudes.

Il est écrit ici
"Bientôt nous saurons qui est le vrai révolutionnaire
Car je ne veux pas que mon peuple s'y oppose"
alors que Marley chante
"Bientôt nous saurons qui est le vrai révolutionnaire
Car je ne veux pas que mon peuple soit conquis" (conquered)

...plus bas il est écrit

"Diviser pour régner ne peut que nous déchirer"
alors que l'original est encore plus rasta/libertaire :
"La division et les règles ne peuvent que nous entre-déchirer"
(to divide and the rules could only tear us appart)

ça change pas grand chose, m'enfin...

Anonyme a dit…

jaime se programme pour mon histoire des art en 3eme