dimanche 13 juin 2021

"Au départ, un homme une rose à la main". Espoirs et déboires de la gauche au pouvoir.

En 2011, Alex Beaupain enregistre Au départ, un morceau décrit par son auteur comme "une chanson d'amour sur fond de mythologie politique". Il y met en parallèle une histoire d'amour avec l'espoir et les désillusions suscités par l'arrivée de la gauche socialiste au pouvoir.  Le cadre chronologique retenu intègre les deux mandats présidentiels de François Mitterrand (1981-1995), ainsi que le gouvernement de cohabitation dirigé par Lionel Jospin, sous la présidence de Jacques Chirac. 
 
Unknown Minitel artist, CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons
 
Le premier couplet évoque "un homme, une rose à la main", un empreint à la chanson Regarde que Barbara avait écrite lors de l'élection de Mitterrand. (1) Le 21 mai 1981, jour de son investiture, le nouveau président se rend au Panthéon afin de déposer trois roses sur les tombes de Victor Schoelcher, Jean Jaurès et Jean Moulin. 
Onze jours plus tôt, le 10 mai, Mitterrand l'avait emporté avec 51,76 % des suffrages contre Valéry Giscard d'Estaing, le président sortant. A l'annonce des résultats, l'heureux élu lance à son entourage, "Quelle histoire, quelle histoire! On va faire des choses passionnantes.
Avant d'accéder à l’Élysée, Mitterrand avait eu un long parcours ministériel sous la IVème République. Dénonciateur du "coup d'état permanent" que constituait selon lui la pratique du pouvoir gaulliste, il avait échoué à deux reprises aux présidentielles de 1965 et 1974. Si longuement espérée, la victoire n'en apparaissait que plus belle aux électeurs de gauche. Sitôt les résultats connus, les partisans de Mitterrand se ruent à la Bastille, pour y fêter la victoire. Très vite, le temps se gâte, des gouttes tombent. "La Bastille, la pluie qui vient." L'accession de la gauche au pouvoir, une première sous la Vème République, suscite en revanche l'effroi pour une partie de la droite. Les plus inquiets ont même prophétisé l'arrivée des chars soviétiques sur les Champs Élysées en cas de victoire de Mitterrand. On les attend toujours.
 
Pour le nouveau président, il ne faut pas perdre de temps, et mettre en œuvre les réformes sociales et démocratiques qui permettront de "changer la vie": accorder une "cinquième semaine de congés"payés, réduire la durée de travail des salariés à 39 heures hebdomadaire, renforcer leurs droits dans l'entreprise par les lois Auroux, libérer les ondes, accorder plus d'autonomie aux régions dans le cadre de la loi de décentralisation, rembourser l'IVG par la Sécurité sociale, dépénaliser l'homosexualité, mettre "la guillotine au panier". La loi du 9 octobre 1981 sur l'abolition de la peine de mort porte le nom de Robert Badinter. Quelques mois plus tôt, l'avocat était parvenu à sauver la tête de Patrick Henry, le meurtrier d'un garçon de 7 ans. Devenu garde des sceaux, Badinter défend sa loi à la tribune de l'Assemblée avec pugnacité et talent: "Demain, grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice qui tue. Demain, grâce à vous, il n'y aura plus, pour notre honte commune, d'exécutions furtives, à l'aube, sous le dais noir, dans les prisons françaises. Demain, les pages sanglantes de notre justice seront tournées."
 
Au delà de ces hautes considérations morales, il semble nécessaire pour le nouveau pouvoir de se débarrasser des journalistes jugés trop proches du pouvoir giscardien. On remise ainsi "Elkabbach au placard". 

Après un départ euphorique pour Mitterrand, les difficultés s'accumulent. La forte dévaluation du franc, l'échec de la politique de relance keynésienne, conduisent le président à annoncer une pause dans les réformes sociales. En mars 1983, le gouvernement se résout à prendre le tournant de "la rigueur". L'année suivante, Laurent Fabius remplace Mauroy à la tête du gouvernement. Désormais, le président se réserve les domaines régaliens, quand le jeune premier ministre se concentre sur la politique intérieure; une dualité complémentaire résumée par la formule de Fabius: "Lui, c'est lui et moi, c'est moi". Lors des élections législatives de 1986, les Français rejettent la conversion des socialistes à l'économie de marché et la persistance de niveaux de chômage élevés. La droite l'emporte, précipitant le pays dans une situation politique inédite: "la cohabitation". Dans cette configuration, le chef de l’État et le chef du gouvernement issu de la majorité parlementaire n'appartiennent pas au même courant politique. Cette pratique partagée du pouvoir, dans laquelle le "premier ministre détermine et conduit la politique de la nation" quand le président conserve la haute main sur des "domaines réservés " (politique étrangère et défense), révèle la solidité de la Ve République dont les institutions font désormais consensus.

Mitterrand et Chirac en 1986. Bart Molendijk / Anefo, CC0, via Wikimedia Commons
 
Après deux ans de cohabitation à couteaux tirés, Mitterrand affronte son premier ministre lors des élections présidentielles. Au cours de la campagne, le président sortant adresse "une lettre à tous les français". Il y dresse le bilan politique de son mandat, avant de développer son programme politique en 18000 mots et sept chapitres. La lettre sera publiée en encart publicitaire dans les journaux. Dans les mois qui précèdent le scrutin, le publicitaire Jacques Séguéla imagine "les affiches génération" qui donnent à voir la main d'un adulte prenant celle d'un bébé. Le premier tour place le socialiste largement en tête (34,10%) devant Jacques Chirac (19,94%). Lors du débat d'entre-deux-tours, ce dernier peine à contrer l'insolence de son rival qui le ramène sans cesse à son statut de premier ministre. Finalement, Mitterrand l'emporte avec 54% des suffrages. "C'est toujours le mois de mai", mais 1988 et plus 1981. Si l'attente reste forte, l'effet de surprise ne joue plus.
 
Mitterrand appelle Michel Rocard à la tête du gouvernement. Les deux hommes, qui s'opposent depuis des années sur la stratégie de la gauche, se détestent. Il y a donc souvent désaccord à Matignon, mais pas au point d'empêcher l'activité gouvernementale. Sept semaines seulement après la tragédie d'Ouvéa en Nouvelle Calédonie, le premier ministre parvient à renouer le dialogue entre les nationalistes kanaks menés par Jean-Marie Tjibaou et les anti-indépendantistes caldoches de Jacques Lafleur. Après de houleux pourparlers, Rocard réussit à arracher la signature "des accords à Matignon", le 26 août 1988. Quatre mois plus tard, il créé le "RMI", le revenu minimum d'insertion qui alloue une somme d'argent aux personnes démunies. En 1990, il institue une réforme fiscale avec la Contribution fiscale généralisée. En dépit (ou à cause) d'un bilan flatteur, Mitterrand exige la démission de son ennemi de l'intérieur, qu'il a dû supporter trois ans à ses côtés. A sa place, le président nomme Edith Cresson. Pour la première fois, une femme accède à Matignon. Victime de la misogynie ambiante et de maladresses oratoires à répétition, elle sera remplacée au bout de dix mois seulement par Bérégovoy. Dans un contexte économique délicat et privé d'une majorité parlementaire solide, le nouveau premier ministre peine à s'imposer. Les élections législatives de mars 1993 se soldent par une terrible déroute pour les socialistes. La victoire de la droite conduit le président à former un second gouvernement de cohabitation dirigé par Édouard Balladur.

Un mois après avoir quitté son poste de premier ministre, Pierre Bérégovoy se suicide  "au bord du canal" de la Jonction, près de Nevers, "un premier mai sans raisons" apparentes. A y regarder de plus près, il apparaît que l'ancien chef du gouvernement souffrait d'une dépression, accentuée par les accusations formulées à son encontre autour d'une affaire de prêt immobilier et par la défaite électorale du PS. Le choc est immense. Lors des obsèques, le président accuse les journalistes d'avoir "livré aux chiens l'honneur d'un homme."
La fin du second mandat présidentiel s'avère particulièrement difficile. Le chef de l’État, gravement malade, doit limiter considérablement son activité et ses déplacements. Lors des courtes balades privées encore possibles, le président arbore "écharpe rouge et chapeau noir". Atteint d'un cancer de la prostate, il meurt le 8 janvier 1996. Entre temps, Jacques Chirac l'a emporté sur Lionel Jospin à la présidentielle de mai 1995 en développant le thème de la fracture sociale.

Pour le nouveau président et Alain Juppé, son premier ministre, l'état de grâce ne dure guère. Les projets de réformes des retraites et de la sécurité sociale provoquent un mouvement de grèves de grande ampleur. La mobilisation sociale et l'impopularité du gouvernement Juppé permettent de rendre visible dans l'espace public la longue lutte des sans-papiers. A partir de mars 1996, 300 Africains en situation illégale investissent différents bâtiments parisiens dans l'espoir de faire connaître leur histoire et d'obtenir une régularisation. Une interminable errance les conduit finalement jusqu'à l'église Saint-Bernard, située dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Le 23 août 1996 au matin, des gendarmes mobiles se servent d'une hache pour en forcer la porte et en chasser les deux cent dix sans-papiers qui y ont trouvé refuge deux mois plus tôt. Jean-Louis Debré, alors ministre de l'intérieur, vient de donner l'ordre d'expulsion, mais il l'assure, tout sera fait "avec humanité et cœur". L'invasion policière intervient alors que le curé vient de commencer la lecture d'"I have a dream", le célèbre discours de Martin Luther King. La réalisation du rêve n'a jamais paru si lointaine. Foin de myrrhe et d'encens, mais une "odeur de gaz et de poudre / Les matraques à Saint Bernard". (2
 
Le 2 avril 1997, Jacques Chirac déclare: "J'ai décidé de dissoudre l'Assemblée nationale" dans "l'intérêt du pays". Pour le président, un plan de rigueur semblait inéluctable compte tenu de l'aggravation des déficits publics, alors que les critères de Maastricht fixaient une limite à 3% du PIB. Afin d'avoir les coudées franches et pour disposer d'une majorité parlementaire jusqu'à la fin de son mandat, Chirac décide donc d'anticiper d'un an l'échéance électorale. Or, patatras, le coup fait pschitt, les Français pressentant que "l'intérêt du pays" était surtout celui du chef de l'Etat, accorde la majorité parlementaire à l'opposition socialiste menée par Jospin. Jacques Chirac doit nommer ce dernier Premier ministre et cohabiter pendant cinq ans. Le nouveau gouvernement réunit des socialistes, des communistes, des écologistes, des radicaux de gauche. "C'est tout beau, c'est tout pluriel" L'activité législative de la "gauche plurielle" est intense. Le 13 juin 1998, Martine Aubry, ministre de l'Emploi et de la Solidarité, fait voter la loi sur les "35 heures" de travail hebdomadaire. En 1999, le PACS (3), une union civile permettant d'organiser la vie commune de deux personnes majeures indépendamment de leur sexe et de leurs orientations sexuelles, voit le jour. Pour les couples homosexuels, qui n'obtiendront le droit de se marier qu'en 2013, il s'agit d'une forme de reconnaissance institutionnelle importante qui fera parfois assimiler les PACS à des "mariages arc-en-ciel". Fort d'un bilan gouvernemental solide, le premier ministre sortant semble pouvoir briguer avec succès la magistrature suprême. Or, rien ne se passe comme prévu et la campagne vire rapidement au fiasco. Le candidat du PS affirme d'emblée ne pas avoir un programme socialiste, puis se gausse en off de l'âge de son adversaire, avant de concéder avoir "péché par naïveté" dans la lutte contre l'insécurité. Autant de bourdes qui plombent sa campagne et nuisent à la crédibilité de son programme. Dans le même temps, l'insécurité s'impose comme le thème central et unique de discussion; une aubaine pour le Front national qui en fait son fonds de commerce depuis des années. 
 
"Et puis 21 avril" 2012... Au soir du premier tour, la forte abstention (28%), combinée à un nombre record de candidats (16) engendrent un véritable séisme politique. A l'issue du scrutin, Jacques Chirac arrive certes en tête des suffrages, mais ne rassemble sur son nom que 19,88% des inscrits. Lionel Jospin, quant à lui, obtient deux cent mille voix de moins que Jean-Marie Le Pen, le leader du Front national. L'accession au second tour de la présidentielle d'un candidat d'extrême droite coutumier des propos racistes et xénophobes est, incontestablement, "un signe très inquiétant pour la France et la démocratie". La stupeur ressentie à l'annonce des résultats a tout du "coup de tonnerre, de canon". Jospin tire aussitôt l'enseignement du camouflet électoral en déclarant: "Le résultat de l'élection présidentielle vient tomber comme un "coup de tonnerre. (...) J'assume pleinement la responsabilité de cet échec et j'en tire les conclusions en me retirant de la vie politique après l'élection présidentielle." "Fin de cohabitation".
 Entre les deux tours, les manifestations dénonçant le programme du candidat frontiste se multiplient. Grâce au report des voix des électeurs de gauche qui cherchent à faire barrage à l'extrême-droite, le président sortant est réélu avec 82,2% des voix le 5 mai 2002.
Le dernier couplet est une reprise du premier, comme pour signifier que la boucle est bouclée. Le chanteur dresse un constat amer. A l'espoir suscité par la gauche au pouvoir succède inévitablement la déception. "Au départ / Tu sais c'est comme pour nous deux / J'y croyais sans trop y croire / Au départ c'est toujours mieux." Puis, au bout, du compte, "Nos amours se défilent / Fin de cohabitation."
 

Notes:

1. Depuis 1971, le parti socialiste a pris la rose (et le poing) pour symbole.

2. "Ces images d'une église profanée choquent profondément l'opinion publique et construisent la popularité du mouvement." (source D p 893) Les lois Pasqua-Debré, de 1986 et 1993, sur l'entrée et le séjour des étrangers avaient multiplié les obstacles à l'obtention de la nationalité et la régularisation des sans-papiers, tout en facilitant les expulsions des personnes en situation illégale. En février 1997, une nouvelle loi Debré invente un "délit d'hospitalité" pour hébergement de sans-papiers. Or, la gauche s'est progressivement alignée sur une ligne restrictive. De retour au pouvoir en 1997, les socialistes se contentent d'assouplir la mise en œuvre des lois Pasqua, sans pour autant les abroger. La circulaire Chevènement de 1997 régularise cependant 50 000 sans-papiers.

3. Acronyme de PActe Civil de Solidarité.

 Sources:

A. Mathias Bernard: "Deux septennats", in L'Histoire hors-série, novembre 2015.

B. France Info: "On entre dans un monde nouveau". Témoignages. De Chateau-Chinon à la Bastille, ceux qui ont vécu l'élection de François Mitterrand racontent le 10 mai 1981. 

C. Philippe Boggio: "Saint-Bernard, 23 août 1996: comment une évacuation de migrants a changé la politique française". Slate, 16 juin 2015.

D. Michelle Zancarini-Fournel: "Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours.", Zones, Éditions La Découverte, Paris, 2016.

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Liens:

D'autres titres consacrés à Mitterrand dans l'histgeobox: "le coup de Jarnac",  "si j'étais président".

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