samedi 2 septembre 2023

"Moi, mon colon celle que j'préfère, c'est la guerre de 14-18". Traces de la grande guerre dans la chanson populaire.

La première guerre mondiale continue de susciter un grand intérêt qui se mesure - entre autres productions culturelles - au grand nombre de chansons populaires consacrées au conflit. 

{ce billet est aussi à écouter en version podcast }


La guerre oppose la Triple Alliance (Empire allemand, Empire d'Autriche-Hongrie, Italie) à la Triple Entente (France, Royaume-Uni, Empire de Russie). Les États espèrent une guerre courte, mais après les grandes offensives de la guerre de mouvement de l'automne 1914, les hommes s'enterrent dans les tranchées pendant quatre longues années. Dès lors, il s'agit de garder sa position coûte que coûte. "Enfant soldat" du groupe Ben'Bop emprunte les mots de Cendrars pour nous plonger dans ce sinistre univers.

Au front, les soldats sont confrontés à la violence extrême des combats au cours desquels des armes, toujours plus sophistiquées et destructrices, sont utilisées: obus, grenades, mitrailleuses, gaz, lance-flamme, chars... Le ton désespéré adopté par Miossec pour son morceau intitulé "la guerre" témoigne de l'âpreté des combats et de la violence, omniprésente. "Ici, le temps ne compte pas / car chaque minute se bloque sous la peur / Comment te dire tu ne t'imagines pas / Ce qu'on pratique comme horreur / Pour gagner une forêt, un lac, un bois".


Dans les tranchées, les soldats souffrent de conditions de vie effroyables. Confrontés aux intempéries, ils endurent les rudes températures hivernales. En cas de précipitations importantes, la tranchée devient bourbier. L'absence d'hygiène est est due à l'impossibilité de se laver, mais aussi à la prolifération des poux et des rats. Les difficultés de ravitaillement en première ligne tiraillent les organismes de soldats soumis à la faim et à la soif.

Moussut T e lei Jovents racontent l'histoire de "Paul, Emile et Henri", trois jeunes hommes contraints de quitter leurs champs pour le front. Ils y trouveront la "mort avant d'avoir trente ans" "Je ne suis pas doué pour chanter l’enfer, / C’est fait de boue, de vermine et de froid, / C’est fait de cris et de coups de tonnerre / Et de copains qui tombent autour de toi. / Ici, la mort ne fait pas de manières, / Elle en emporte cent à chaque fois, / Pauvres garçons mélangés à la terre, / Loin de chez eux, sans avoir su pourquoi."


Les poilus tiennent pour des motifs patriotiques, grâce à la chaude camaraderie des tranchées et par crainte de la répression, mais après quatre années de combats acharnés, mais non décisifs, les pertes sont considérables chez les belligérants. Dans la mémoire sélective de la grande guerre, la bataille de Verdun, en 1916, apparaît comme le combat emblématique du conflit. 

 "Verdun" (1979) est pour Michel Sardou un lieu de bravoure et d'héroïsme, certes mais aussi le théâtre d'une grande boucherie. Il insiste sur le décalage dans la représentation de la bataille entre ceux qui y ont participé et ceux qui n'en ont entendu parler que dans les livres. Pour ces derniers, Verdun n'est qu'un "champ perdu dans le nord-est, entre Epinal et Bucarest", "c'est une statue sur la Grand Place / finalement la terreur ce n'est qu'un vieux qui passe". / Bondage T: "les bouchers de Verdun" Certains discours sur les horreurs de la grande guerre s'inscrivent dans les logiques de la repentance.

L'absence de perspective, le sentiment d'être envoyé à l'abattoir dans des offensives aussi meurtrières que vaines par un état-major déconnecté du front, entraînent le refus de monter en première ligne chez certains régiments de l'armée française au cours de la bataille du Chemin des Dames, un épisode ayant longtemps souffert d'un déficit mémoriel. Ce n'est plus le cas désormais aujourd'hui, mais avec "soldats de plomb", Prisca montre à quel point il est difficile de comprendre aujourd'hui ce qu'on fit endurer aux combattants .

Le conflit peut être qualifié de guerre totale dans la mesure où il mobilise toutes les ressources humaines, technologiques et économiques des États belligérants. A l'arrière, la guerre aggrave les conditions de vie des civils qui supportent le rationnement, les pénuries et parfois les bombardements. Dans les territoires occupés par les Allemands (la Belgique, le Nord de la France), les populations se voient imposer le travail forcé et des confiscations.  

Combien d'existence sacrifiée par la guerre? Pour Gérard Berliner, "Louise" est une femme de chambre tombée amoureuse et enceinte d'un ouvrier parti au front. A l'annonce de la mort de ce dernier, elle décide, désespérée, d'avorter.

Le conflit implique à la fois le front et l'arrière, les soldats comme les civils. La correspondance joue un rôle crucial et, en dépit de la censure, elle reste ce fil ténu qui relie le poilu à sa bien aimée et sa vie d'avant. "Les lettres" de Maxime Le Forestier nous en donne un bel exemple. "Août 1914, ma femme, mon amour / En automne au plus tard, je serai de retour pour fêter la victoire. / Nous sommes les plus forts, coupez le blé sans moi. / La vache a fait le veau, attends que je sois là pour le vendre à la foire. / Le père se fait vieux, le père est fatigué. / Je couperai le bois, prends soin de sa santé, je vais changer d'adresse. / N'écris plus, attends-moi, ma femme, mon amour / En automne au plus tard je serai de retour pour fêter la tendresse."

Les populations sont entièrement mobilisées pour remporter la victoire. Une véritable économie de guerre se met en place. Les usines s'orientent vers la production d'armements. Comme la guerre coûte chère, les États s'endettent, augmentent les impôts et recourent aux emprunts auprès de leur population ou des États-Unis. Afin de soutenir le moral des populations et convaincre que la victoire est proche, les États contrôlent strictement l'information, n'hésitant pas à censurer ou à user et abuser d'une propagande grossière que d'aucuns considèrent comme un véritable "bourrage de crâne".

Les familles redoutent de recevoir le courrier annonçant le décès de l'être aimé. La funeste nouvelle est parfois aussi portée par les camarades de régiment du défunt comme dans ce morceau de François Hadji Lazaro."en cet hiver de 1915, il vous aimait très fort" "C'est arrivé au milieu des plaines / Ils ont tiré sans discontinuer / Lui, il a pris un éclat dès les premières salves / Il est retombé dans la tranchée / Oui madame, je sais qu'on a du vous prévenir / Le courrier de l'état major a dû vous prévenir / Moi madame, j'étais comme son frère à ce martyr."

Dans l'Empire ottoman, les Arméniens, une minorité chrétienne installée dans l'est de la Turquie, sont accusés de pactiser avec l'ennemi russe. Considérés comme des traîtres par le courant nationaliste jeune-turc, les Arméniens font l'objet d'une extermination systématique. A partir d'avril 1915, les hommes sont fusillés, tandis que femmes et enfants sont déportés vers des camps situés en Mésopotamie. La plupart meurt en chemin, au cours de véritables marches de la mort. Au total, environ un million d'Arméniens meurent au cours de ce génocide. R. Wan leur rend hommage avec l'émouvant et poétique "papier d'Arménie". "Le papier d'Arménie, le passeport d'Aznavour / brûle mon ennui dans des roulis étranges. / Il brûle le souvenir d'une liste en boule une fumée de martyrs que l'armée nie en bloc"


La première guerre mondiale fait plus de 10 millions de morts, dont près de 9 millions de soldats. On déplore également des millions de blessés, invalides, traumatisés, défigurés (gueules cassées). Par son ampleur inédite, sa dimension planétaire, le conflit s'impose comme la guerre de référence. Ce n'est pas ce bon vieux Georges qui dira le contraire: "La guerre de 14-18" "Depuis que l'homme écrit l'Histoire, / Depuis qu'il bataille à cœur joie / Entre mille et une guerr's notoires, / Si j'étais t'nu de faire un choix, / A l'encontre du vieil Homère, / Je déclarerais tout de suit' : / "Moi, mon colon, cell' que j'préfère, / C'est la guerr' de quatorz'-dix-huit !" On déplore également de très nombreux orphelins et veuves de guerre. Barbara se glisse dans la peau de l'une d'entre elles. Tourneboulée, fataliste, elle entend continuer à vivre, vaille que vaille. "Mon amant est mort à la guerre / Je venais d'avoir 19 ans / Je fus à lui seul toute entière / De son vivant / Mais quand j'ai appris ça / Je ne sais ce qui se passe / Je ne sais quelle folie / Je ne sais quelle furie / En un jour, je pris 3 amants / Et puis encore autant / Dans le même laps du temps

Si ça devait arriver / C'est que ça devait arriver / Tout dans la vie arrive à son heure / Il faut bien qu'on vive / Il faut bien qu'on boive / Il faut bien qu'on aime / Il faut bien qu'on meure".

Dès la fin du conflit, les femmes sont invitées à quitter leurs emplois pour regagner leurs foyers. En dépit de leur implication dans l'effort de guerre et de leurs sacrifices, elles n'obtiennent pas le droit de vote. Les voilà de nous nouveau cantonnées à leur rôle de mères comme le déplorent les Femmouzes T dans la chanson "La femme du soldat inconnu" "Il fallait qu'il s'en aille / Il est pas revenu / Il a eu sa médaille / Mon soldat inconnu / Des honneurs à la noix / Et quand la mort m'a prise / Je n'ai eu que l'honneur / De la femme soumise

Ad vitam eternam j'aurai pas ma statue / Je n'étais que La Femme Du Soldat Inconnu".

Le continent européen sort dévasté avec des milliers d'hectares impropres aux cultures, des villes en ruines, des villages détruits. Avec son titre "Les mirabelles", MC Solaar adopte le point de vue d'un village. Cette personnification lui permet de retracer l'histoire du patelin, de sa création à sa destruction par la guerre. "Des blessés, des macchabées, / mais là au moins je vivais ! / Ça fait plus d’cent ans que je n'ai plus d'habitants / Quelques mots sur une plaque et puis des ossements. / Je le dis franchement : c'est pas latent, j'attends Le retour de la vie dans la paix ou le sang. / Trop court était l'enlisement... / Je n'ai plus aucun habitant..."

A l'issue de la guerre, les traités de paix imposés par les vainqueurs modifient la carte de l'Europe, tandis qu'une Société Des Nations est créée pour préserver la paix. Après une période de relatif effacement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la mémoire de la grande guerre occupe de nos jours une grande place. Les références à l'univers des tranchées restent omniprésentes dans de nombreux morceaux contemporains tels que "le défroqué" de Miossec ou "la lettre de métal" d'Indochine.


 Sources:

- "Évolution de la vision de la première Guerre mondiale dans la chanson française de 1914 à 2008"

- "La fleur au fusil: 14-18 en chansons" [émission de Bertrand Dicale diffusée sur France Info]

- "1914-1918: la chanson dans la grande guerre" [L'influx]

- Nicolas Offenstadt:"La mémoire en chantiers", in Le Monde du 23 octobre 2008.

- "Les musiciens dans la grande guerre" [Jukebox sur France Culture]

- Chansons sur la grande guerre [CRID 14-18].

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