De 1940 à 1944, les conditions d'existence dans la France défaite et occupée sont difficiles. Pour autant la vie artistique et culturelle conserve une grande vitalité tout au long des "années noires". La création musicale connaît alors un grand dynamisme et une réelle diversité. Les chansons de variété peuvent évoquer les tristes réalités de l'époque, servir de support de propagande à la "Révolution nationale" ou encore inciter à la résistance.
Musée de l'Armée, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons |
* Les ritournelles d'un pays plongé dans l'abyme.
A la fin des années 1930, la situation se tend en Europe. Hitler multiplie les provocations. En 1936, il s'allie avec le dictateur italien Mussolini, réarme son pays, annexe l'Autriche (Anschluss) et envahit la Tchécoslovaquie en 1939. Face à ces violations du traité de Versailles, les démocraties, qui redoutent par dessus tout une nouvelle guerre, restent passives. En France, l'état-major croit pouvoir compter sur la ligne Maginot, un système de fortification censé rendre la France impénétrable. Plusieurs chansons entonnent ce même refrain. Pour Ray Ventura et ses collégiens "on ira pendre notre linge sur la ligne Siegfried".
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Au cours des huit mois de la "drôle de guerre", les soldats s'ennuient ferme au front. Les grands noms de la variété comme Joséphine Baker ou Maurice Chevalier s'emploient à soutenir le moral des troupes en se produisant devant les soldats. Momo pouvait y chanter "ça fait d'excellents Français", une exaltation de l'union des Français face aux périls.
La fulgurante attaque allemande de la France par les Ardennes en mai 1940 oblige à en rabattre. L'armée française, prétendument invincible subit la plus terrible défaite militaire de son histoire: c’est une débâcle. Devant l’avancée des troupes allemandes, des millions de civils fuient en désordre vers le Sud : c’est l’exode. Sans aller jusqu'à évoquer l'occupant, "Le Petit réfugié" ou "Quand tu reverras ton village" par Tino Rossi témoignent de la douleur ressentie par ceux qui doivent tout laisser derrière eux. 1,6 million de soldats français sont emprisonnés dans des stalags en Allemagne. Les chansons reviennent sur l'absence des pères de familles et la solitude des épouses. C'est le cas de "Seule ce soir", interprétée en 1941 par Léo Marjane. De même, "J'attendrai", chantée par Rina Ketty en 1937, prend une nouvelle signification et redevient une chanson d'actualité après la débâcle.
Le 16 juin 1940, le maréchal Pétain, ancien héros militaire de la première guerre mondiale, devient le chef du gouvernement. Il s'empresse de signer l’armistice, le 22 juin. Les combats prennent fin. La partie nord et ouest de la France est occupée par l'armée allemande quand une zone sud ("dite libre")passe sous le contrôle théorique du régime de Vichy. Les prisonniers de guerre français restent en captivité. Enfin, la France doit entretenir les troupes d'occupation. Le pays passe à l'heure allemande, tandis que les uniformes vert-de-gris paradent dans les rues de la capitale. Serge Reggiani use d'une métaphore animalière pour évoquer cette épisode traumatique dans sa chanson "les loups sont entrés dans Paris".
Les Français doivent endurer rationnements, pénuries, absence de libertés. Plusieurs morceaux composés alors reviennent sur les difficultés matérielles de ces années noires. Georgius dénonce, d'un ton badin, l'essor du marché noir avec "Elle a un stock". A défaut de se remplir le ventre et d'acheter de coûteuses denrées sous le manteau, Jacques Pills se félicite de sa fortune au "Marché rose". Le système D s'impose comme le suggère, ironique Georgius avec "La campagne chez moi". L'heure est aux ersatz comme s'en amuse Maurice Chevalier dans "La symphonie des semelles de bois". En 1941, Fernandel chante quant à lui "Les jours sans". On notera que la tonalité de tous ces morceaux reste avant tout humoristique. Peut-être pour passer la censure, mais aussi car la chanson se doit de divertir. Ainsi, il n'est pas question d'évoquer la politique de collaboration mise en œuvre par Vichy, l'arrestation des opposants ou la mise en place d'une législation antisémite.
* Vichy et la collaboration.
Le régime de Vichy est un État autoritaire, fondé sur le culte de la
personnalité du maréchal Pétain et sur des valeurs réactionnaires. La devise «Travail, Famille, Patrie» remplace celle de la République («Liberté, Égalité,
Fraternité»). Les valeurs de l’État français se décline en
chansons avec des mots exaltant les piliers de la France
rance du Maréchal. Par conviction ou opportunisme, les
paroliers s'inspirent des thèmes de la Révolution nationale et louent
l'Ordre nouveau prôné par les idéologues de Vichy. Les femmes sont cantonnées dans leur rôle de fécondatrices et de ménagères. En 1941, Eliane Célis chante ainsi d'une voix langoureuse "Etre maman": "Quand
on berce tendrement / Sa poupée qu'on aime tant / On est déjà maman /
Être maman c'est être plus jolie / C'est garder la jeunesse au coeur /
C'est le bonheur le plus grand dans la vie / De s'entendre dire: Maman."
D'autres chansons militent pour le retour à la terre voulu par Pétain. Semons le grain et la lumière propose André Dassary dans un morceau qui s'inscrit parfaitement dans le carcan vichyste de promotion de la ruralité: "Au travail, Au travail, Au travail, Au travail / Semons le grain de la lumière / Semons la graine de la beauté / De la terre nourricière / Jailliront les fleurs de liberté / Gaiement pour la France éternelle / Donnons nos cœurs donnons nos bras ". "Ah! Que la France est belle" de Marcelle Bordas reprend à son compte les images d’Épinal vichyste d'une France exclusivement rurale, avec "ses champs, ses bois, ses vallons ses clochers !" En 1941, pour Chevalier, "ça sent si bon la France". Montagard et Courtioux, les "auteurs" de Maréchal nous voilà, imagine une marche intitulée la France de demain, qui bénéficie comme la précédente d'une intense diffusion. Le succès escompté n'est pourtant pas au rendez-vous malgré l'inévitable André Dassary qui chante: "Bientôt notre terre chérie / S'enrichira d'un pur froment / Et notre France enfin guérie / Resplendira plus fièrement / Si "Travail, Famille, Patrie" / Sont nos seuls cris de ralliement ! "
Les libertés fondamentales sont bafouées, les partis politiques et
les syndicats interdits. Pétain est le chef de l'Etat français et dispose de tous les pouvoirs. Dès
son installation, le régime développe une propagande massive autour de
la figure du Maréchal. Tous les médias sont sollicités pour
louer les mérites du chef, en particulier le chant, paré de nombreuses
vertus dont celle d’unir et de discipliner ses exécutants. Aux yeux des
autorités, le chant choral devient une école de virilité, favorisant
l’unité derrière le "sauveur de Verdun". La pratique du chant s'impose
enfin comme moyen d’encadrement, en particulier de la jeunesse, objet
de toutes les attentions.
En juillet 1941 est publié "Maréchal nous voilà". Ce chant, véritable hymne officiel du régime, illustre l'extrême personnalisation du pouvoir. La musique attribuée à Charles Courtioux est en fait un plagiat d'un morceau de Casimir Oberfeld, un compositeur juif qui mourra à Auschwitz en 1943. Massivement radiodiffusée, cette marche entraînante, est interprétée lors des cérémonies officielles. La popularité du morceau tient aussi à ses interprètes - André Dassary ou Andrex -, de grandes vedettes de l'époque. L'hymne vichyste loue jusqu'à l’écœurement les mérites du chef . Les jeunes auxquels s'adressent la chanson (« nous voilà ! ») se prosternent devant l'ancêtre dont ils "vénèrent [les] ans" (il a 85 ans en 1941!). Omniscient, Pétain y est à la fois dépeint comme le"sauveur de la France", comme un martyr n'hésitant pas à se sacrifier pour le pays (« En nous donnant ta vie » fait référence au discours du 17 juin 1940: « Je fais à la France le don de ma personne ») et enfin comme le guide qui assurera le redressement national: " Français levons la tête, Regardons l'avenir ! ", «Exaltons le travail ».
Prétendant "alléger le poids des souffrances du pays, améliorer le sort des prisonniers, atténuer la charge des frais d'occupation", Pétain engage le pays dans la voie de la collaboration. Dès lors, Vichy participe à l'effort de guerre en envoyant de jeunes Français travailler dans les usines en Allemagne, soit de façon volontaire dans le cadre de la relève, soit de force avec l'instauration en 1943 du Service du Travail Obligatoire (STO). Après avoir promulgué un statut des Juifs transformant ces derniers en parias, Vichy mène une active politique de collaboration policière, mettant la police de l’État français au service de l'occupant, comme lors de la grande rafle du Vel d'Hiv, des 16 et 17 juillet 1942. La milice pourchasse non seulement les Juifs, mais aussi tous ceux qui s'opposent à la politique de collaboration. Les persécutions reposent largement sur les dénonciations, que les autorités encouragent. "Le corbeau" de Svinkels donne la parole à un abject délateur. "lettre numéro 67, sale insecte, tes agissements au sein d’la communauté m’débecte / je m’demande si les gens savent que t’es juif à moitié tchèque / et si ils apprenaient ça, ce serait mauvais pour ton compte chèque / en sortant l’info c’est ton champ d’action que j’limite / vu qu’la moitié du bled est antisémite"
Refusant la défaite, le général de Gaulle lance un appel à la résistance le 18 juin 1940. Au fil des mois, il parvient à se faire reconnaître par les Alliés comme une figure crédible et crée les Forces Françaises Libres (FFL). A l'intérieur du pays, des Français organisés en mouvements et réseaux luttent contre l'occupation allemande et la politique de collaboration de Vichy, menant des actions de sabotage, de propagande (journaux clandestins), de renseignements ou de combats. Dès 1942, Jean Moulin est l'envoyé spécial du général de Gaulle chargé d'unifier la résistance française derrière ce dernier dans la cadre d'un Conseil National de la Résistance. A partir de 1943, les maquis rassemblent des jeunes qui refusent le Service du Travail Obligatoire et prennent les armes. Les résistants sont soumis aux dangers de la clandestinité et de la répression.
La lutte contre Vichy et l'occupant passe par la lutte armée, mais aussi par la propagande. Tout au long du conflit, les principaux protagonistes se livrent à une véritable guerre des ondes. En zone occupée, Radio-Paris est sous contrôle allemand. En zone libre, la Radiodiffusion nationale sert d'instrument politique à Vichy. La radio anglaise de la BBC met à disposition de la France libre des créneaux afin d'y diffuser des émissions en français. La plus efficace et incisive se nomme "les Français parlent aux Français". L'objectif est de divertir tout en discréditant la propagande servile de Vichy, à l'aide sketchs, de saynètes et de chansonnettes bien senties. L'équipe trouve le ton juste. Sur des airs traditionnels ou des succès, Maurice von Moppès imagine une vingtaine de chansons parodiques dans lesquelles il raille l'occupant et ses suppôts vichystes. Dans le cadre de la campagne des V, qui consiste à tracer sur les murs la première lettre du mot victoire, von Moppès imagine "la chanson des V". Pierre Dac chante "les gars de la vermine", les "fils de Pétain" ou encore "la complaintes des nazis" interprétée ici par Mouloudji.
Fin 1942, à Londres, Anna Marly adapte un air russe et rédige un texte louant la bravoure des troupes irrégulières russes confrontées à la furie meurtrière des nazis. Joseph Kessel et Maurice Druon s'attellent à une version française du morceau, intitulé le "Chant des partisans". Violentes, dures, sanglantes, tout à la gloire des combattants clandestins, les paroles sont ancrées dans la sombre réalité d'un pays en guerre. L'anaphore "ami, entends-tu?" incite l'auditeur à s'engager, à "faire payer le prix du sang et des larmes" à l'ennemi assimilé à la figure du corbeau.
La "Complainte du partisan" est l'autre chant emblématique de la Résistance. D'une plume agile, sur une mélodie, nostalgique et prenante d'Anna Marly, le grand résistant Emmanuel d’Astier de la Vigerie évoque les valeurs, ainsi que les conditions d’existence et de combat des « partisans ». D’inspiration nettement moins guerrière et démonstrative que sa cousine, « La complainte » incite plutôt à l’introspection. Bien que diffusée par la BBC, elle reste peu connue à l’issue du conflit. En 1969, Leonard Cohen en propose une adaptation sublime.
C° : Les débarquements de Normandie (le 6 juin 1944) et de Provence (15 août 1945) permettent aux troupes alliées, aidées par les FFL et les Forces Françaises de l’Intérieur (FFI), de libérer la France de l’occupant allemand et du régime de Vichy. Pour les collabos, l'heure des comptes a sonné.
Notes:
1. Interdite cependant en zone nord, car l'occupant redoute qu'il prenne les accents de la rébellion.
Sources:
A. Nathalie Dompnier:
« Entre La Marseillaise et Maréchal, nous voilà ! Quel hymne pour le
régime de Vichy ? », in Myriam Chimènes (dir.), La vie musicale sous
Vichy, Paris, Editions Complexe, coll. Histoire du temps présent, 2001,
p. 69-88
B.« Chanter sous l’occupation : un acte politique ?
», contribution à la journée d’étude de la Bibliothèque nationale et du
Hall de la chanson, Chansons en politique, le 29 novembre 2002.
C. "Variétés, musique et chansons en guerre", article de Thomas Rabino paru dans Histoire(s) de la Seconde Guerre mondiale n°11, mai-juin 2011.
D. Pierre Dac:"Tout ça, ça fait...", André Dassary:"Maréchal nous voilà" sur l'histgeobox.
2 commentaires:
L'heure à sonner ? J'en suis réstai tout sonner...
Merci cher anonyme. ☺ Je viens de corriger.
J.
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