Une guerre de libération de quinze ans
Accostée dès la fin du XVe siècle par les navigateurs portugais, la région de l'Angola actuel est conquise progressivement à partir du XVIe siècle. Malgré la résistance de souverains comme la reine Njinga, cette domination coloniale, liée à la traite des esclaves vers les Amériques, s'étend jusqu'à la fin du XIXe siècle et l'expansion vers l'intérieur. La dictature de l'Estado Novo, menée par Salazar (1932-1968) puis son successeur Caetano (68-75), fait du peuplement et de la défense d'un Portugal qui s'étendrait "du Minho jusqu'à Timor" (de la frontière nord avec l'Espagne jusqu'à l'Asie du sud-est) une composante essentiel du régime et de son nationalisme. Alors que Britanniques, Belges et Français ont dû se résigner, contraints et forcés, à accorder l'indépendance à leurs colonies africaines, le Portugal s'accroche au Cap-Vert, à la Guinée-Bissau, au Mozambique et donc à l'Angola.
Neto proclame l'indépendance en 1975 [source: Lumni] |
Mais depuis le début des années 1960, le Portugal doit faire face à un vent de contestation grandissant dans ces colonies. En février 1961, des émeutes urbaines ont éclaté à Luanda. Les insurgés attaquent les prisons et des troubles ont lieu dans tout le pays, notamment dans les mines de cuivre et les plantations de café. Trois mouvements se forment dans les différentes parties du pays, parfois soutenues par des pays extérieurs. Au nord, le FNLA est soutenu par le Zaïre de Mobutu, au sud-est, l'UNITA de Jonas Savimbi se réclame du maoïsme. Autour de Luanda, la capitale, le MPLA, marxiste et dirigé par Neto et de Andrade, est le plus ancien (1956) et le plus important. Il est soutenu par le Cuba de Fidel Castro. Ces trois mouvements, qui recrutent majoritairement dans des régions séparées, sont en rivalité (ce qui les conduira à la guerre civile dès l'indépendance).
On insiste souvent, et à juste titre, sur l'impact des guerres d'indépendance pour le Portugal, puisque des dizaines de milliers de jeunes hommes fuient vers la France pour échapper au service militaire, porté à 4 ans en 1968, et que les jeunes officiers qui y combattent finissent par renverser la dictature le 25 avril 1975. Mais les colonies, à commencer par l'Angola, subissent quinze ans de guerre au cours de laquelle des dizaines de milliers de personnes perdent la vie. Massacres, bombardements au napalm, emprisonnements, règne de l'arbitraire prolongent la violence coloniale par une guerre sans merci.
Bonga est né le 5 septembre 1942 en Angola. Si ses parents lui donnent pour nom Bonga Kuenda, il reçoit très rapidement un nom chrétien et portugais à l'occasion de son baptême: José Adelino Barceló de Carvalho. Il grandit dans les musseques, ces bidonvilles "bâtis avec le sable". Adolescent, il s'enthousiasme pour la musique, la danse... et le sport, football et athlétisme, pour lequel il est très doué. Sélectionné dans les équipes juniors du Portugal en athlétisme, il s'éloigne de l'Angola à 23 ans, en 1966, devenant même Champion du Portugal du 400 mètres en 1969. A ce titre, il bénéficie du privilège de voyager librement. Il en profite pour servir de courrier entre les exilés politiques en métropole et les combattants du MPLA en Angola, réutilisant à cette occasion son nom originel de Bonga Kuenda. Lorsque la PIDE, police politique du régime salazariste, s'en rend compte, Bonga se réfugie à Rotterdam au Pays-Bas, abandonnant le sport pour se consacrer à la musique. C'est dans ce contexte qu'il réalise son premier disque en Europe, sobrement intitulé Angola 72. La chanson "Mona Ki Ngi Xica" en fait partie.
Semba !!
Musicalement, Bonga est l'enfant des circulations entre l'Angola, l'Europe et les Amériques, singulièrement le Brésil et les Caraïbes. Ces circulations, faîtes d'allers-retours réguliers et de métissage, ont donné naissance, sur le continent africain, à de multiples genres nouveaux, de l'Afrobeat à la rumba congolaise en passant par le semba. Circulations musicales qui reflètent les mobilités humaines. La colonisation, malgré l'écrasement impitoyable des cultures qu'elle a entrainé, a puissamment contribué à ces circulations. Le semba est ainsi né de cet aller-retour entre l'Angola, colonisé par les Portugais, et le Brésil, où des millions d'être humains ont été déportés et mis en esclavage. On le sait, les esclavagisés ont emporté avec eux les rythmes, parfois les instruments, les danses qu'ils pratiquaient avant leur asservissement. Au XIXe siècle, de ces rythmes naît la samba, à partir du choro, du maxique et de la marcha. C'est avant tout la musique du Carnaval. Avec l'essor de la radio et du disque au XXe siècle, ces rythmes continuent leur circulation, parfois à l'intérieur des empires. Les chants et danses reviennent donc en Afrique, profondément transformés, et font écho aux musiques dites traditionnelles, qui n'ont pas complètement disparu. Nul doute que la présence de Cubains complexifie ces métissages. C'est ainsi que se développe le semba. N'Gola Ritmo joue un rôle-clé dans ce retour aux sources créatif. Fondé par Liceu Vieira Dias dans les années 1940, le groupe participe à cette renaissance culturelle angolaise en puisant dans le répertoire poétique et musical traditionnel, y mêlant des rythmes et des instruments nouveaux, du fado portugais autant que des musiques brésiliennes. Dans les années 1960, le semba participe, souvent de manière clandestine car subversif, aux tentatives de réappropriation de leur culture par les Angolais, en lutte pour leur indépendance.
Bonga raconte, dans une de ses compilations, ses souvenirs d'adolescents à Luanda |
Bonga y participe, d'abord en jouant dans le groupe de son père, qui est accordéoniste, puis avec son groupe Kissueia, dont le nom signifie "misère", celle des quartiers pauvres de Luanda où il a grandi. Un instrument, que Bonga utilise toujours, symbolise cette quête, c'est la dikanzas.
D'après le site dikanzadosemba, "Dikanza est composé du mot « kanza » qui signifie « tailler ou rayer »
et du préfixe « di » qui désigne une personne ou un objet, ce qui donne le mot « Dikanza » soit un objet taillé. L’instrument appartient à
la famille des idiophones raclés, similaire au « güiro » et au « reco-reco ». Il s’agit d’une grande tige en bambou ou en bois striée que
l’on racle ou frotte avec une petite baguette en bois. Il fait partie
des instruments traditionnels du Semba." [Source: site dikanzadosemba]
Le semba d'Angola 72 est varié, rapide ou lent selon l'humeur, très mélancolique pour "Mona Ki Ngi Xica". La chanson parle de l'exil des jeunes hommes angolais, qui ont laissé derrière eux femme et enfants, prenant le maquis ou fuyant la répression, les combats et la violence coloniale. On comprend aisément que cette chanson, pleine de tristesse, qui parle d'amour et de souffrance, ait si bien contribué à consoler les Angolais de la diaspora, en Europe ou ailleurs. Il est aussi lié à cet saudade dont les Portugais se sont faits une spécialité. La chanson est en kimbundu (l'intégralité des paroles ici). C'est une des langues nationales et la deuxième langue bantoue la plus parlée en Angola, avec 2 millions de locuteurs natifs estimés, vivant dans la région de Luanda et au nord du pays. Le groupe ambundu, qui le parle, est estimé à plus de 8 millions de personnes. Quelques mots sont même usités par les lusphones, en Angola et au Portugal, comme "guita" signifiant argent...
"Mona Ki Ngi Xica" (1972)
Alukenn n'golafua
N'ga mu binga kia
Muene ondo kala beniaba
Eme n'gondodiame
Mona mona muene
Kissueia weza
Mona mona muene
Kalunga n'gumba
N'zambi awani banack mona
N'ga muvalele
Muene ondo kala beniaba
Eme n'gondodiame
Voici une libre traduction à partir de traductions en anglais:
L'enfant que je laisse derrière moi
Attention, j'encoure un danger mortel !
Et je t'ai déjà averti
Qu'elle va rester ici et que je vais partir
Cet enfant qui est le mien
Des méchants lui veulent du mal
Cet enfant qui est le mien
Sur une vague d'infortune
Dieu m'a offert cet enfant
Que j'ai amené au monde
Et elle va rester
Alors que je vais partir
Dans une version éditée en France en 1980, Bonga valide lui-même ce "dernier message":
Mona ki ngi Xiça (Le dernier message)
Dans la fuite désespérée
et dans la mort indésirable,
nous laissons les fils
que nous aimons.
A l'heure du départ,
nous pleurons la dernière larme,
nous disons le dernier message
à la fille que nous laissons.
La chanson a connu un regain d'intérêt en 1996 suite à la sortie du film de Cédric Klapisch Chacun cherche son chat. En 2010, Bonga et Bernard Lavilliers ont interprété ensemble une version mêlant le kimbundu et le français dans la chanson "Angola". A plus de 80 ans, Bonga continue à donner des concerts qui ont toujours été, depuis les années 1970, les meilleurs moments pour ressentir ce mélange d'énergie et d'engagement qui définissent l'artiste.
Pour prolonger:
Sur l'histgeobox:
A lire:
- Linda Marinda Heywood, Njinga. Histoire d'une reine guerrière (1582-1663), La Découverte, 2018
- Guillaume Blanc, "Sortir du cauchemar colonial", in L'Histoire, n°517, mars 2024
Obrigado/Remerciements à Baba
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