mardi 15 octobre 2024

Gwoka, le pouls de la Guadeloupe.

Au cœur de l'archipel des Antilles, la Guadeloupe, est composée de 9 îles, dont 6 habitées. Le climat, tropical, se caractérise par des températures élevées, des précipitations importantes et une grande fréquence des cyclones. Les deux plus grandes îles, Basse-Terre à l'ouest, Grande-Terre à l'est, forment une sorte de papillon. La première, d'origine volcanique, a pour point culminant La Soufrière. Montagneuse, recouverte d'une forêt tropicale dense, elle représente une biodiversité exceptionnelle. (1) La seconde, plate et aride, est la plus peuplée. On peut encore citer Marie-Galante, les Saintes et La Désirade. Avant que Christophe Colomb ne débarque en 1493, l'île était peuplée par les Arawaks, puis par les Indiens Caraïbe qui l'appelait "Karukéra", "l'île aux belles eaux". Le conquérant espagnol la renomme Guadeloupe, en référence au monastère espagnol Santa Maria de Guadalupe. L'archipel change de mains à plusieurs reprises, tour à tour colonisée par les Espagnols, les Anglais, puis les Français en 1635.  

Ce territoire est aujourd'hui un vestiges de l'empire colonial. La conquête a provoqué l'extermination des populations autochtones (Arawaks, indiens Caraïbes), l'appropriation des terres et de leurs ressources par les colons (puis leurs descendants békés) dont l'exploitation reposait sur le travail des esclaves. Déportés d'Afrique, ces derniers trimaient dans des conditions effroyables, dans le cadre d'une économie de plantation (tabac, le coton et la canne à sucre). L'intense métissage de la population trouve son origine dans les très importants transferts de populations : colons d'origine européenne, esclaves africains, travailleurs engagés originaires du sous-continent indien après 1848... Ce creuset migratoire a permis la créolisation, donnant naissance à des syncrétismes culturels foisonnants, dont la littérature, la danse, la musique portent témoignage.

Filo gèn', CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons


Le gwoka est un genre musical (mais aussi une danse, un mode de vie et de pensées)
naît de l'expérience traumatisante de l'esclavage. Au cours de rassemblements autorisés, la pratique du tambour est attestée dans les quartiers d'esclaves au XVIII° siècle. "Cependant, les pratiques sociales et culturelles qui sont le creuset du gwoka de la Guadeloupe (...) ne sont pas possibles avant 1848. La progressive codification de genres musicaux n’est possible que si l’expression et la circulation des individus est libre", rappelle Bertrand Dicale. (source F) Les plus anciens témoignages notent la présence d'un tambour volumineux, pratiqué par un musicien qui enjambe l'instrument. Ce tambour est appelé "gros-ka", puis "gwo-ka", car il est initialement fabriqué à partir d'un gros-quart de salaison et d'une membrane animale.

Il était joué lors des récoltes ou au moment de la paie, une fois l'esclavage aboli. De son apparition aux années 1960, la pratique du gwo-ka est confinée loin des villes, dans les milieux défavorisés. Paysans et petits travailleurs ruraux s'y adonnent dans le cadre de soirées, les lewoz (initialement organisées lors de la paie des coupeurs de cannes), dans le cadre des veillées funéraires, puis du carnaval. Les éléments constitutifs du gwoka se fixent progressivement. Les rythmes sont joués avec plusieurs types de percussions, les tambours ka déjà mentionnés, avec le makè, le tambour soliste à la sonorité aigue, les deux boula, au son plus grave. On ajoute aussi un hochet fait d'une calebasse évidé nommé chacha et un bâton de rythme, le tibwa. Les percussions accompagnent un chant de forme responsoriale en créole guadeloupéen, associant un chœur (répondè) et un soliste (chantè ou un conteur). (2) Un dialogue s'établit entre l'assistance, le danseur, les percussionnistes et particulièrement le tambour soliste makè, dont on apprécie les capacités d'improvisation et la faculté à entrer en interaction avec la danseuse ou le danseur. La musique doit prolonger le mouvement de ces derniers, et non l'inverse. Les tambouyés (joueurs de tambours) exécutent des rythmes codifiés structurés autour de 7 rythmes de base (toumblak, graj, kaladja, padjanbèl, woulé, menndè, léwòz).

Les chants sont consacrés à la vie quotidienne, aux conditions de travail, oscillant entre un moralisme sentencieux et une dénonciation directe de l'exploitation des plus pauvres. Ces critiques ouvertes suscitent son ostracisme de la part de l'Eglise, des autorités et d'une bonne société exécrant cette expression créolophone, rurale, prolétaire. La pratique du gwo-ka se transmet et se diffuse par l'intermédiaire des chanteurs et maîtres percussionnistes dont les plus fameux se nomment Carnot, Arthème Boisbant et surtout Marcel Lollia, dit "Vélo". Tambourinaire virtuose, ce dernier improvise des performances sur la voie publique et transmet son savoir aux jeunes générations. Avec ses comparses Anzala et Dolor, il enregistre "Ti fi la ou Té Madam'

Menacé un temps de disparition, cantonné aux régions rurales, le gwo-ka s'enrichit d'une puissante dimension contestataire à partir de la fin des années 1960, au moment où l'industrie sucrière traverse une crise profonde et que s'affirme la lutte indépendantiste. C'est aussi à cette époque qu'ont lieu les premiers enregistrements  de gwo-ka en 45-tours. Ils sont le fait de tambouyés chevronnés (Vélo et Boisbant), ainsi que du chanteur Robert Loyson. Dans "Gwadloup tranglé", ce dernier dénonce les fermetures d'usines, qui précipite les ouvriers dans la misère. "La Guadeloupe s’étouffe ! Messieurs la Guadeloupe s’étouffe, elle ne s’en sortira pas (…) Nous vivons de la canne, nous la vendons à l’usine, vous avez fermé l’usine de Sainte-Marthe, j’ai vu la Guadeloupe s’étouffer, maintenant ils ferment l’usine de Blanchet, celle de Darboussier, ou va la Guadeloupe ? " Il enregistre également "Ji canne à la Richesse pt.2", une mise en accusation du changement de mode de paiement des travailleurs de la canne, encore et toujours spoliés. 

Par la "loi d'assimilation juridique" de 1946, le territoire de l'ancien empire colonial devient un département d'outre-mer (puis région en 1982). Les préfets remplacent les gouverneurs. Ce changement de statut doit permettre aux Guadeloupéens "de bénéficier des protections offertes par les principes républicains" (source G p 47), mais aussi d'améliorer les conditions de vie matérielles du territoire. Si le niveau de vie moyen augmente, les aspirations à la justice sociale peinent à se concrétiser. La persistance d'une exploitation économique de type colonial entrave l'avènement de la société de consommation. En parallèle, l'économie guadeloupéenne se tertiarise (fonction publique, tourisme), tandis que l'agriculture se réoriente dans la monoculture de la banane d'exportation. A la fin septembre 1966, les dévastations liées au passage du cyclone Ines plongent des milliers de familles dans un dénuement complet. La crise de l'économie sucrière nourrit également l'exaspération et suscite de puissants conflits sociaux, qui se déroulent désormais au son des tambours gwoka.

C'est dans ce contexte social tendu qu'intervient la campagne des élections législatives du début 1967, marquée par la répression politique à l'encontre des mouvements autonomistes ou des candidats du Parti Communiste. Le 20 mars 1967, la provocation raciste d'un commerçant qui lance son chien sur un cordonnier infirme, déchaîne une colère appelée à durer. L'épisode inspire le titre "Bel chien en moin" au chanteur Raphaël Zachille.

La fermeture de plusieurs usines dans les campagnes entraîne un exode vers la périphérie de Pointre-à-Pitre. La ville, qui a fait l'objet d'une vaste campagne de rénovation urbaine, connaît un boom du secteur du bâtiment, dont ne profite guère les travailleurs. Lassés d'être exploités et espérant une augmentation de salaire de 2%, ces derniers déclenchent une grève générale le 23 mai 1967. (3) Ti Malo:"Man blow" de Ti Malo revient sur ce contexte explosif.

De rudes négociations s'ouvrent avec le patronat, dont un délégué lance aux grévistes : « Quand les nègres auront faim, ils reprendront leur travail ». Une manifestation s'organise devant la chambre de commerce. Face aux CRS rassemblés, les protestataires lancent des cornes de lambi et des bouteilles. La police ouvre le feu et tue. Parmi les victimes se trouve Jack NESTOR, un militant du GONG (Groupe d'Organisation Nationale de la Guadeloupe), ce qui n'est certainement pas un hasard. La population, révoltée, afflue le lendemain vers le centre de Pointe-à-Pitre. Des véhicules sont brûlés, des boutiques pillées. Les CRS se livrent à une chasse à l'homme, dont certains sont exécutés au sein même des locaux de la gendarmerie de Morne Niquel. Le bilan du massacre colonial s'élève à plusieurs dizaine de morts, des centaines de blessés et d’arrestations arbitraires. Le gouvernement utilise cet événement pour se débarrasser du mouvement nationaliste en pleine effervescence en intentant des procès à l'encontre de militants du GONG ou de l'Association Générale des Etudiants Guadeloupéens, dont les membres interprètent en 1979 un titre commémorant le massacre de «Mé 67». (citons aussi "Mai 67" par Dominik Coco)

Au sein des milieux nationalistes et indépendantistes, la départementalisation et la demande d'assimilation juridique apparaissent comme une perpétuation de la colonisation. Les partisans de l'autonomie réclament le respect d'un droit à la différence, afin de mieux tenir compte des spécificités locales, ainsi qu'une accélération de la déconcentration et de la décentralisation du pouvoir.

La répression féroce se poursuit à l'encontre de toutes celles et ceux qui se rebellent contre l'exploitation, "la pwofitasyon", et militent pour une autre société en Guadeloupe. Le nationalisme grandit, associé à un discours nettement anticolonial, porté par un mouvement comme le GONG. Le gwoka raisonne souvent lors des luttes indépendantistes ou syndicalistes. Ainsi, Guy Konkèt, chanteur militant et tambouyé, n'hésite pas à jouer sur les piquets de grève, ce qui lui vaut d'être arrêté et emprisonné en 1971. L'année suivante, il enregistre "Gwadloup malad", chronique de la crise économique dans laquelle s'enfonce l'île. "wi mé frè la Gwadloup malad oh! fô nou touvé on rimèd mésié / pou nou sové péyi-la mézanmi oh". [autre marquant : "Faya faya" ]

Dans un optique franchement nationaliste, le guitariste Gérard Lockel se veut le promoteur d'un "gwo-ka modèen", débarrassé des influences européennes. Membre de l'Union Populaire pour la Libération de la Guadeloupe depuis sa création en 1978, il compose son hymne : "chant lendependance". "Guadeloupéens, guadeloupéennes / La Guadeloupe est en danger / Nous ne pouvons pas rester comme ça / Il faut nous mettions toutes nos forces / Dans un seul combat / Pour résister ! / De jour en jour / L’ennemi nous envahit ! / Nous devons faire attention / Le temps passe ! / Guadeloupéens, guadeloupéennes / Nous sommes tous debout / Tous ensemble, pour que nous puissions / Sauver le pays et gagner notre liberté ! / Sauver le pays et gagner notre liberté !"

En parallèle, le gouvernement français organise et sponsorise une vaste politique migratoire pour répondre aux besoins de main d'œuvre en métropole et afin de contrer les effets de la "surpopulation" insulaire. Les autorités françaises  mettent donc en place le BUMIDOM, un organisme qui draine vers l'hexagone une main d'œuvre bon marché, destinée à occuper les emplois mal payés de la fonction publique (PTT, SNCF, hôpitaux), délaissés par les métropolitains. "Mi bel bitin à Paris" par Ti Celeste raconte la mésaventure des Antillais lorsqu'ils se perdent dans le métro dont ils confondent l'organisation avec ceux des transports publics en vigueur en Guadeloupe.

En 2009, la dénonciation des prix exorbitants atteints par les produits de consommation courante dans une économie insulaire contrôlée par une poignée de grands groupes, débouche sur une grève générale massive, qui paralyse tous les secteurs économiques. Les participants au mouvement s'organisent au sein d'un  collectif d'associations et de syndicats appelé LKP (Liyannaj Kont Pwofitasyon) - Union contre les abus outranciers, dont les membres revendiquent une « propriété culturelle et identitaire » de la Guadeloupe contre la "Pwofitasyon", l'exploitation outrancière opérée par les monopoles économiques et financiers qui contrôlent l'archipel. Les manifestants scandent "La Gwadloup sé tan nou, la Gwadloup a pa ta yo, yo péké fè sa yo vlé an péyi an nou « La Guadeloupe est à nous , la Guadeloupe n'est pas à eux : ils ne feront pas ce qu’ils veulent dans notre pays ». Yo" désigne les profiteurs (descendants de békés, affairistes métros). Tout au long du conflit social, les musiciens se relaient pour apporter leur soutien aux manifestants. Les groupes porteurs de revendications identitaires tels qu'Akiyo ou Voukoum, mobilisés pour la sauvegarde et le renouveau du patrimoine culturel de la Guadeloupe, s'impliquent tout particulièrement.  [Akiyo & Voukoum : "la Gwadloup sé tan nou"]

Longtemps considérée comme une musique pour soulards ("neg a ronm") ou culs terreux mal dégrossis ("misik a vié nèg"), le gwoka cesse d'être frappé de stigmatisation et fait l'objet d'un travail de revalorisationDe 1970 à 1980, animés par l’affirmation de leur antillanité, des batteurs et chanteurs de Gwo-ka commencent, un vrai travail de recherche, de valorisation, d’éducation et de création. 

Le gwo-ka revêt différentes fonctions : une fonction éducative par la transmission orale d'une histoire, de valeurs communes, une fonction de contestation par le biais de commentaires sur les réalités de la société guadeloupéenne, une fonction récréative avec les rassemblements festifs unissant danseurs et chanteurs autour des tambouyés lors des léwoz, une fonction unificatrice et cathartique. En 2014, il est inscrit sur la liste du patrimoine immatériel de l'humanité de l'Unesco. Lionel Davidas rappelle que « […] pour les Africains-Américains, la quête constante d’identité constitue une véritable stratégie de survie face à l’aliénation toujours possible, face au danger de standardisation par l’assimilation aux valeurs culturelles du courant dominant euro-américain […] ».

C° : Si beaucoup de Guadeloupéens se réjouissent de cette reconnaissance internationale, d'autres redoutent qu'elle ne précipite le gwoka dans le piège de la commercialisation, contribuant à faire perdre son âme au genre. Force est de constater en tout cas que cette valorisation culturelle n'a suscité qu'un intérêt très limité au sein de l'industrie musicale hexagonale, qui n'envisage trop souvent les musiques antillaises que sous l'angle de la futilité.

Notes : 

1. En 1989 est créé un parc national d'Outre-Mer, complété par la réserve naturelle marine du Grand-Cul-de-Sac Marin. 

2. Le bouladjel est une technique de chant, un jeu polyrythmique de bruits de gorges et d'onomatopées, accompagné de battements de main, pratiqué notamment lors des veillées mortuaires.

3. Les ouvriers du bâtiment manifestent pour obtenir une augmentation de salaire de 2,5%. Le patronat, inflexible, balaye les revendications syndicales. Les manifestations tournent bientôt à l'affrontement avec la police. La police tire à vue. Jacques Nestor, leader indépendantiste, est abattu par les CRS. Les manifestants, armés de coquillages (les conques de lambi) ne peuvent rien face aux balles. Le bilan officiel, vraisemblablement sous-évalué, fait état de huit morts. 

Fred Deshayes : "La vi fofilé" ("la vie effiloché")

Sources:

A. "Recueil des mémoires de 1967" par la Médiathèque Caraïbe Bettino Lara.

B. Lionel Besnard : "Musiques ultramarines. Trésors discographiques des Caraïbes, océans indiens et Pacifique", Le mot et le reste, 2022.

C. "Gwo Ka et chants d'esclaves". Cette page propose de précieuses ressources (documentaires, discographie)

D. Bruno Blum : "Les musiques des Caraïbes. Du vaudou au calypso", Le Castor Astral, 2021.

E. Freddy Marcin, Le gwoka à l'heure de l'Unesco: entre reconnaissance et interpénétration culturelle (pp. 253-276) dans J. Kroubo Dagnini (dir.), Musiques noires. L'Histoire d'une résistance sonore, Camion blanc, 2016, 518 pages

F. "Traces musicales de l'esclavage. Richesses et silence de la France", exposition en ligne de la Sacem conçue par Bertrand Dicale.  

G. Audrey Célestine : "La départementalisation sans l'émancipation", in "Colonisations, notre histoire" (dir.) Singaravélou, Seuil, 2023.

H. "Gwoka I podcast I sons d'hiver", série documentaire de Jeanne Lacaille.

I. "Le territoire français : bien au-delà de l'hexagone", émission Géographie à la carte (France Culture) du jeudi 21 octobre 2021.

J. "Pwofitasyon, 70 ans de lutte contre l'exploitation", émission La Marche du monde du 13 juin 2019.

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