mercredi 12 novembre 2025

Ska : le rythme de l'indépendance.

Dans un précédent billet, nous avons mis en évidence le rôle fondamental du sound system comme vecteur de diffusion de la musique en Jamaïque, contribuant à l'engouement du public pour le jazz et surtout le rythm & blues. Le déclin de ce dernier, combiné à la difficulté de se procurer les disques américains, incitent les propriétaires de sound à enregistrer des artistes jamaïcains. C'est ainsi que s'affirme le ska, au moment même où l'île des Caraïbes accède à l'indépendance. 

Yowaltekatl, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

La Jamaïque avait été le paradis de l'esclavagisme pendant quatre siècle. Les colons britanniques s'enrichirent grâce au travail exécuté dans les plantations de canne à sucre par un "cheptel humain" razzié en Afrique. Faute de musiciens disponibles, les planteurs formèrent quelques uns de leurs esclaves à la pratique musicale afin qu'ils intègrent des orchestres chargés de les distraire lors des réceptions et fêtes. Dans les champs en revanche, seuls les chants de travail sont autorisés, dans la mesure où ils impriment un rythme et donne un peu de cœur à l'ouvrage. Lors des rituels religieux ou dans le cadre de pratiques vaudou clandestines, les esclaves interprètent des airs d'origine africaine, souvent accompagnés de percussions. De ces influences diverses naît le mento, un genre également très influencé par la musique calypso de l'île voisine de Trinidad (dont nous avons déjà parlé ici). Les autorités britanniques, raides et bigotes, censurent bientôt les morceaux aux paroles grivoises.

L'abolition de l'esclavage intervient en 1838. Les travailleurs affranchis se retirent à l'intérieur de l'île pour y cultiver des lopins de terre. Les discriminations persistantes nourrissent un fort mouvement de contestation qu'attise Marcus Garvey. Au cours des années 1921, ce dernier crée la Jamaïcan Political Association, une organisation de masse qui participe à l'essor d'une véritable conscience noire. Charismatique, le leader subjugue des foules toujours plus nombreuses. Il réclame une émancipation de la tutelle britannique, une suppression des classes raciales et fonde la Black Star Liner, une compagnie maritime censée permettre le retour en Afrique des Africains- Américains.

A l'aube des années 1950, les liens de la Jamaïque avec le Royaume-Uni se distendent, alors que l'influence américaine grandit avec l'afflux de nombreux touristes, l'installation sur l'île de deux bases militaires ou encore par l'écoute des radios de Floride, dont les ondes diffusent jusque dans l'île. Par ce biais, l'américanisation musicale s'accélère avec la vogue du jazz, du rythm and blues, du boogie-woogie. Grâce aux sound system, ces disques atteignent les oreilles du grand public. 

* Du rythm and blues américain au shuffle jamaïcain. 
Bientôt, le rythm and blues américain passe de mode à son tour, supplanté par le rock'n'roll version blanche, qui ne convainc guère les Jamaïcains. Ces derniers apprécient en revanche le doo wop, un genre vocal dans lequel le soliste ténor chante, tandis que les autres membres du groupe, aux registres différents et complémentaires, l'accompagnent par onomatopées. A leur tour, les artistes jamaïcains s'y essaient à l'instar des Jiving Juniors de Derrick Harriott ("Moonlight lover").

Avec le déclin du rythm and blues, l'approvisionnement en disques devient délicat pour les propriétaires des sono mobiles. Pour pallier la pénurie et continuer à faire fonctionner leurs discothèques ambulantes, les opérateurs de sound system (soundmen), tels Prince Buster, Clement "Coxsone" Dodd, Duke Reid se mettent à enregistrer les musiciens du cru dans des conditions techniques limitées. Ils gravent d'abord du shuffle, l'adaptation jamaïcaine du rythm and blues. Exemple avec "Easy snapping" de Theophilus Beckford.

Le 6 août 1962, la Jamaïque accède à l'indépendance après plus de trois cent ans de colonisation britannique (1655). La reine Elisabeth n'a pas fait le déplacement, remplacée par sa sœur Margaret. L'île, qui reste liée économiquement et politiquement à l'ancienne métropole dans le cadre du Commonwealth, adopte un nouveau drapeau (noir, or et vert) en lieu et place de l'Union Jack. Les gens dansent, euphoriques, au son d'une musique apparue depuis peu : le ska, un terme aux origines obscures et controversées, mais qui pourrait correspondre au son d'une guitare qu'on gratte. [Lyn Taitt "Independence ska"]

L'optimisme et la joie qui se dégagent de cette musique syncopée accompagnent à merveille l'atmosphère exaltée et euphorique de l'époque, tandis que le tempo soutenu et frénétique sied aux trépidations des danseurs des sound systems Si le ska s'inspire de courants musicaux états-uniens (jazz, rythm and blues), il se les approprie pour créer une musique authentiquement jamaïcaine. Dès lors, le nouveau rythme balaie tous les autres genres musicaux sur son passage,  remisant au placard calypso et mento. (1La transition du shuffle au ska se fait de manière plus progressive. En 1958, dans le titre "Oh Carolina" des Folkes Brothers, on peut entendre les prémices du ska, mais aussi les réminiscences du doo wop ou les percussions nyabinghi de Count Ossie et ses rastafaris. 

La Jamaïque possède des atouts : une population importante, les principaux gisements de bauxite mondiaux. A la fin des années 1950, la société jamaïcaine connaît de profondes mutations économiques, sociales et politiques. L'essor démographique et la misère des campagnes incitent des milliers de ruraux à s'installer dans les espaces urbains accessibles à leurs maigres revenus: ghettos de Kingston ou des métropoles britanniques et américaines pour les immigrés. Dans ces quartiers sordides, le salut passe souvent pour les nouveaux venus par l'économie informelle.

Le nouveau style, essentiellement instrumental, appuie sur les contretemps et accorde une place centrale aux sections de cuivres. L'île possède un vivier exceptionnel de musiciens talentueux, à l'instar des guitaristes Ernest Ranglin et Monty Alexander, du pianiste Jackie Mitoo ("El bang bang") ou du saxophoniste Roland Alphonso ("Tear up", "Cleopatra")

Yowaltekatl, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Beaucoup de ces musiciens furent formés au sein de l'Alpha Boys School qui, depuis le XIXème siècle, servait de refuge aux orphelins et gamins des rues de Kingston. Dans cet établissement catholique à la discipline stricte, la sœur Marie Ignatius prend en charge la formation musicale. Elle transforme ainsi la fanfare militaire en un orchestre jouant du jazz et du blues. Parmi les anciens pensionnaires de l'école, on compte les trombonistes Don Drummond et Rico Rodriguez, le trompettiste Johnny Moore, les saxophonistes Tommy McCook, Cedric Brooks et Lester Sterling, les chanteurs Johnny Osbourne et Yellowman. Le répertoire interprété est éclectique, du classique aux marches militaires, de la musique anglaise, en passant pas le jazz (Roland Alphonso "Ska Ra Van", une reprise de Duke Ellington).

Dans un premier temps, le ska ne bénéficie pas de passages radio, car il reste attaché à l'univers du ghetto et des mauvais garçons; D'autant que la thématique rasta gagne du terrain sous l'influence de musiciens tels Don Drummond  "Alipangaou Count Ossie, dont les percussions nyabinghi s'imposent sur de nombreux enregistrements. (2) Dans ces conditions, le premier vecteur de diffusion du ska reste le sound system. Les rythmes acérés et abrasifs du genre tranchent avec la musique de danse mièvre jouée pour les touristes et diffusée par la radio nationale. 

Bientôt, groupes et chanteurs posent leurs voix sur le rythme ska. Derrick Morgan (Housewife's choice), Jimmy Cliff (Miss Jamaica) ou Prince Buster ("Al Capone") jouissent d'une très grande popularité. Les groupes ne sont pas en reste, comme le prouve le succès rencontré par les Ethiopans (Train to skaville), les Maytals, les Wailing Wailers du tout jeune Bob Marley ou encore Justin Hinds and the Dominoes  ("Rub up push up").

 La création des Skatalites en 1963 constitue une étape cruciale dans la maturation du ska. Ses membres, issus du jazz, font preuve d'un talent indéniable. Ils trouvent à s'employer auprès du Studio One, le label de Coxsone Dodd. Distribués par Island Records de Chris Blackwell, un Jamaïcain d'origine britannique, leurs titres séduisent rapidement un vaste public. Les Skatalites s'illustrent dans des reprises de titres jazz ou R&B, des musiques de films (Guns of Navarone", "From Russia with love") avant de composer leurs propres morceaux.

Conclusion : 
En 1962, Chris Blackwell, via Island Records, distribue des disques de ska au Royaume Uni. Le succès est immédiat, tant auprès de la diaspora caribéennes que des mods. Cette même année, le label britannique Blue Beat se lance sur ce créneau et confie les enregistrements  en Jamaïque à Prince Buster. Le terme blue beat est d'ailleurs souvent utilisé au Royaume Uni pour désigner le ska. En 1964, Millie Small obtient un succès considérable avec My boy Lollipop.
En Jamaïque, passée l'euphorie liée à l'indépendance, la situation sociale se tend. Les conditions de vie dans les ghettos de Kingston demeurent très difficiles, d'autant que l'exode rural aggrave encore les tensions. La violence se propage et les trafics en tous genres se multiplient. Le clientélisme électorale attise les rixes entre bandes rivales. Les mauvais garçon du ghetto, les rude boys sèment le désordre, notamment dans les sound systems.  


Le rythme très rapide du ska - qui obligeait les danseurs à faire des pauses, notamment  les personnes âgées, ou en cas de fortes chaleurs - est considérablement ralenti à partir de 1966. Un nouveau genre musical apparaît : le rocksteady. Le genre fait la part belle aux voix et à la basse électrique, au détriment des cuivres. Progressivement, le ska passe de mode en Jamaïque. Le style n'a pourtant pas dit son dernier mot, puisque un surgeon britannique éclot à la fin des années 1970, donnant naissance au ska revival. Mais ça, c'est une autre histoire, que nous raconterons bientôt. 

Notes:
1. A cette époque, Duke Reid et Coxsone n'avaient pas l'intention de vendre les disques qu'ils produisaient. Le seul but de leur démarche était d'obtenir de la matière musicalement similaire au rythm and blues et suffisamment vibrante pour déchaîner les foules lors des soirées qu'ils organisaient:" Personnellement, je ne réalisais pas, lorsque j'ai commencé, que cette musique était commercialisable. Je la pensais tout juste bonne à être jouée dans les sounds. Après quelques mois, et à la demande du public, j'ai commencé à commercialiser certains morceaux - les plus populaires -, mais en très petite quantité. Environ 500 exemplaires de chaque. C'est seulement par la suite que j'ai réalisé que c'était un business viable." (interview de Coxsone réalisée par Vincent Tarrière à New York en 1994).
2. Ces musiciens vivent en communauté, en marge de la société. Le mouvement rasta naît en 1930. Leonard Percival Howell, considéré comme le précurseur du mouvement, rassemble ses adeptes au Pinacle, dans les montagnes de Sainte Catherine. Tous vivent en autarcie. Certains musiciens de passage se convertissent au rastafarisme, à l'instar de Don Drummond. 

Sources:
- L'entrée consacrée au "Ska" et rédigée par Bruno Blum dans le Nouveau dictionnaire du rock, (dir. Mischka Assayas), Robert Laffont, 2014.

- "La Jamaïque, en attendant le reggae", émission Jukebox sur France Culture. 

- "L'indépendance au rythme du ska", provenant du (bien mal nommé) podcast "La Jamaïque avant Bob Marley" diffusé sur France musique.