mardi 3 novembre 2020

Inglan is a bitch, Linton Kwesi Johnson (1980)







Quand je suis arrivé à Londres 

Je bossais dans le métro 

Mais quand vous bossez  
dans le métro 
Vous êtes complètement  
déboussolé

L’Angleterre est une salope 
Pas moyen de lui échapper 
L’Angleterre est une salope 
Pas moyen de s’enfuir

J’ai trouvé un petit boulot  
dans un grand hôtel  
Et au bout d’un moment  
ça allait un peu mieux 
On m’a mis à la plonge 
Et quand j’ai commencé  
à me faire un peu d’argent 
Je ne comptais pas mes heures

L’Angleterre est une salope 
Pas moyen de lui échapper 
L’Angleterre est une salope 
Inutile de chercher à se cacher

(...)

L’Angleterre est une salope 
Pas moyen de lui échapper 
L’Angleterre est une salope 
Et je ne mens pas c’est la vérité

J’ai aussi creusé des tranchées  
quand il faisait froid  
je ne déconne pas 
J’étais fort comme une mule 
mais j’étais bête mec 
Au bout d’un moment  
j’ai arrêté de faire des heures sup’ 
Au bout d’un moment  
j’ai balancé mes outils

L’Angleterre est une salope 
Pas moyen de lui échapper 
L’Angleterre est une salope 
Vous devez apprendre à survivre

J’ai fait du travail de jour  
et du travail de nuit 
J’ai bossé dans le nettoyage  
et comme gardien 
On dit que les Noirs sont paresseux 
Mais si vous aviez vu 
combien je bossais vous m’auriez 
pris pour un fou

L’Angleterre est une salope 
Pas moyen de lui échapper 
L’Angleterre est une salope 
Vaut mieux savoir lui faire face

Il y a une petite usine à Brackley (1) 
Dans cette usine tout ce qu’on fait 
c’est emballer la vaisselle 
Depuis quinze ans j’y bosse dur 
Mais maintenant après quinze ans  
je suis tombé en disgrâce

L’Angleterre est une salope 
Pas moyen de lui échapper 
L’Angleterre est une salope 
Pas moyen de s’enfuir

Je sais qu’il y a du boulot

Du boulot en abondance

Et pourtant on m’a viré

Aujourd’hui à 55 ans 

Je me fais vieux 

Et pourtant on me fout au chômage

 

L’Angleterre est une salope 
Pas moyen de lui échapper 
L’Angleterre est une salope 

Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire ?[1]

 

Linton Kwesi Johnson ou LKJ, est né en Jamaïque en 1952. Il quitte son île natale en 1963 pour rejoindre sa mère installée à Londres. Sa trajectoire s’inscrit dans le mouvement plus vaste des migrations caribéennes vers la capitale au cours du second XXè siècle. Son arrivée se situe à un moment clé de la dislocation de l’empire britannique rapidement suivie d’une dégradation du contexte économique. Ce double retournement de conjoncture favorise l’expression d’un racisme décomplexé de plus en plus violent qui s’ajoute aux discriminations quotidiennes préexistantes. 

Le titre de Linton Kwesi Johnson en rend compte à l’aide de deux outils puissants : la poésie et la musique. D’autres choisiront la littérature, ou le cinéma. Dans la société londonienne et a fortiori britannique post-coloniale, les arts deviennent des armes de luttes, d’affirmation, de revendication, de mobilisation. Loin d’être de l’usage exclusif d’une communauté, elles sont, au contraire souvent, des terrains de rencontres, d’échanges, d’hybridations, d’appropriations diverses. En s’en saisissant, the empire strikes back[2],et donne une nouvelle visibilité et centralité aux différentes productions et modes d’expressions artistiques des diasporas.

 

 

Des migrations caribéennes aux diasporas londoniennes

 

            Pour celles et ceux qui connaissent Londres, il existe, dans la capitale, un lieu de dialogue symbolique entre les deux composantes principales du sujet qui nous occupe : la musique et l’histoire de l’empire britannique.  Au sud de Hyde Park, face au Royal Albert Hall, ce temple de la musique tout en rondeur, se dresse l’Albert Memorial, monument qui rappelle au passant qu’au XIXè siècle, le couple royal, formé par Victoria et son époux Albert, régnait sur un empire si vaste que le soleil ne s’y couchait jamais. Sous le clocher qui la protège, la statue du roi Albert est flanquée de 4 sculptures figurant les différentes composantes de l’empire : un bison et un indien évoquent les Amériques, un éléphant et un bédouin représentent l’Asie tandis qu’une Cléopâtre juchée sur un chameau évoque le continent Africain. Le dernier ensemble statuaire figure, quant à lui, l’Europe par l’intermédiaire d’un taureau entouré de têtes couronnées portant sceptre, épée et lyre. Tandis que la colonisation prolonge les bénéfices de son industrialisation, l’Angleterre, avec ses manufactures et sa culture qui inondent le monde, met en scène sa puissance. 

L'Albert Memorial et le Royal Albert Hall (crédits
à https://www.royalparks.org.uk )

      À tirer le fil de cette histoire impériale de la capitale, un autre moment important, sera peut-être prochainement monumentalisé. Il a lieu en juin 1948. Trois ans après la fin du 2ndconflit mondial, Londres, comme d’autres centres urbains d’Angleterre, a été durement éprouvée par les bombardements du Blitz. Le pays et sa capitale entament leur reconstruction et leur modernisation. Le besoin de main-d’œuvre est tel que les populations des quatre coins de l’empire sont sollicitées pour y participer. Ainsi, le paquebot Empire Windrush accoste-t-il cette année-là à Tilbury, avant-port de Londres, avec à son bord quelques huit-cent ressortissants embarqués à Kingston et originaires des Antilles Britanniques :  Jamaïque, Barbade, Guyane ou Trinidad et Tobago. La musique n’est pas absente de ce moment puisque Aldwyn Roberts, plus connu sous le nom de Lord Kitchener, souvent surnommé le roi du calypso, fait partie des passagers. À sa descente de l’Empire Windrush, les caméras des actualités Pathé le sollicitent et il entonne alors pour elles London is a place for me. Ainsi, le Trinidadien montre à quel point la capitale anglaise est alors l’horizon d’aspirations qu’il partage avec ses camarades de voyage.




Entre 1948 et la fin des années soixante, les migrations en provenance des Caraïbes à destination de l’Angleterre se poursuivent. Londres est leur principal point de chute et entre 1950 et 1960, le nombre de ressortissants venus des Antilles britanniques passe de 4200 à 98000. Beaucoup sont employés dans les services publics (NHS, rail, transports urbains, poste) ou des secteurs industriels au cœur de la reconstruction et modernisation du pays (automobile, grands travaux). Ils s’installent dans quelques quartiers délabrés et spécifiques de la métropole délaissés par les classes moyennes qui aspirent à la banlieue. LKJ se rappelle d’avoir imaginé un pays d’accueil merveilleux, aux mains de rois et de reines, aux rues pavées d’or pour finir dans un immeuble gris et miteux de Brixton. 

Londres - 1958

Septembre 58
"Room to let - No Coloured Man"















Une recomposition socio-spatiale s’amorce à Londres. Si Notting Hill est surtout trinidadien, Brixton – où emménage Linton Kwesi Johnson – et Clapham sont largement jamaïcains. Les discriminations que subissent les ressortissants de l’empire dans l’accès au logement transforment rapidement ces inner citiesen quartiers communautaires ; elles s’ajoutent à celles qui affectent l’emploi et certains aspects clés de la vie quotidienne, comme l’éducation.

Don Letts nait à Londres en 1956 et grandit à Brixton : 

Mes parents avaient dû s’angliciser pour s’en sortir. Cette génération n’avait guère eu d’autres choix, mais nous nous sommes rendus compte que ça ne s’était pas bien passé pour eux. Mon père était employé aux Transports londoniens. Il a commencé par conduire des bus à impériale, puis, des années plus tard, il est devenu le chauffeur particulier du haut-commissaire de Nouvelle Zélande. Ma mère était couturière[3]

 

Et d’évoquer son éductaion : 

Si j’en crois l’éducation que j’ai reçue à l’école, mon histoire a commencé avec l’esclavage. Aucun homme noir n’a jamais découvert, construit ou inventé quoique ce soit. Ce qui est pure foutaise. Qu’en est-il des sculptures et autres statuettes en bois de la ville de Bénin au Nigéria ou de la grande cité perdue de Zimbabwé en afrique du Sud [4]?

 

Avec des trajectoires de vie souvent très diverses, les nouveaux venus et leurs enfants peinent à créer des liens dans un environnement qui nécessite de leur part de multiples adaptations. Partager un lieu de naissance ne suffit pas à faire communauté à l’autre bout du monde : entre celles et ceux qui sont venus seuls, ont été rejoints par leur famille ou pas, étaient originaires des campagnes ou des villes, les parcours des uns et des autres possèdent leur singularité. Londres les confronte à de nouvelles violences :  les brimades fréquentes de la police et les attaques de bandes xénophobes organisées ne sont pas les moindres. À tel point que dans les milieux caribéens de la capitale, Babylone est le nom de code pour désigner la police. Ces violences passent pour la première fois sous les projecteurs de l’actualité à Notting Hill en 1958, où se déroulent d’importantes émeutes[5]. Colin MacInness s’en servira pour noircir les pages de son roman Absolute Beginners qui parait l’année suivante. 

Notting Hill Talbot Street -1958

Trafalgar Square - 1959

Discriminations et racisme comme expériences partagées 

 

            La Jamaïque, dont est natif LKJ, obtient son indépendance en 1962, tout comme Trinidad et Tobago ; la Barbade en 1966, année au cours de laquelle la Guyane britannique entame, elle aussi, sa route vers l’émancipation. À Londres, les anciens ressortissants de l’empire qui étaient, de par le British Nationality Actde 1948, « citoyens du Royaume-Uni et des colonies » (CUKC) sont placés de facto, dans une nouvelle situation. Or, en cette même année 1962, le British Commonwealth Actest voté : il conditionne l’entrée de nouveaux arrivants en provenance des anciennes colonies à l’obtention d’un permis de travail. Ainsi, entre dislocation de l’empire et glissements statutaires, les rapports, les relations, les regards entre les populations venues de l’empire, leurs descendants et les londoniens se modifient. Et la séquence post-coloniale de s’ouvrir, d’autant plus que la génération née, grandie et éduquée dans l’ancienne capitale impériale n’envisage pas de partir vivre sous les Tropiques. Leurs parents qui ont initié la migration n’y pensent pas davantage car les indépendances laissent la place à un temps d’incertitude et de troubles.

            Le tournant des années soixante marque la fin d’une certaine prospérité économique propice à la montée des tensions. Le racisme gangrène la société anglaise, et Londres devenue une capitale cosmopolite n’y échappe pas. Le National Front nait en 1967 ; l’année suivante le député conservateur Enoch Powell dans un discours aux couleurs millénaristes promet à ses compatriotes des « fleuves de sang » si l’immigration n’est pas régulée. Ce climat délétère infléchit à nouveau la politique migratoire puisqu’en 1971 est votée une première loi de contingentement migratoire à destination des citoyens du Commonwealth : Immigration act. En l’espace de quelques années, le racisme envahit des pans entiers de l’espace public britannique : les murs des grandes métropoles se couvrent de graffitis, leurs rues voient défiler groupes extrémistes qui s’affrontent à toutes sortes d’opposants à l’échelle d’un quartier, d’une ville. Les actes xénophobes violents se multiplient, le poison du racisme coutumier, toléré car entré dans les mœurs, n’épargne pas l’univers de la culture populaire : 

Les Afro-britanniques devaient faire face à un phénomène culturel plus diffus. Les sitcoms Till death us do part et Love thy neighbour étaient à l’origine des satires sur la bigoterie de la classe ouvrière mais ils ont enthousiasmé de nombreux spectateurs pour lesquels les termes de wog et de nig-nag étaient totalement désopilants. Les sketches racistes de Jim Davidson et de Bernard Manning étaient aussi considérés comme des programmes familiaux hilarants[6]

 

Linton Kwesi Johnson décentre le point de vue : 

C’est très difficile d’expliquer à un Blanc le fait d’être victime de l’oppression raciale. La race était partout où l’on se tournait – à l’école, dans la rue, partout où on allait, on avait droit à des injures racistes … C’était monnaie courante[7]

 

Un soir d’aout 1976, le Birmingham Odeon retentit des mots ignominieux d’Eric Clapton, certes aviné, ce qui n’excuse rien, en une tirade bien trop longue pour qu’elle soit un dérapage maladroit. L’épisode est connu comme ayant été l’étincelle (ou la goutte d’eau qui fit déborder le vase) qui mit le feu au mouvement Rock Against Racism. En voici le début  : 

Do we have any foreigners in the audience tonight? If so, please put up your hands … So where are you? Well wherever you all are, I think you should all just leave. Not just leave the hall, leave our country … I don’t want you here, in the room or in my country. Listen to me, man! I think we should send them all back. Stop Britain from becoming a black colony. Get the foreigners out. Get the wogs out. Get the coons out. Keep Britain white …[8] 

 

 

L’acharnement policier prend des proportions nouvelles dans ce contexte. Don Letts se rappelle : 

On plaisantait sur le fait qu’un Noir ne faisait jamais de jogging parce que, si on voyait un Noir courir dans la rue tout le monde supposait immédiatement que c’était un criminel. En général, je partais une demi-heure plus tôt pour aller au cinéma parce que je savais que je serais probablement arrêté et que je raterais le début du film. C’était presque marrant. Mais, ensuite, on lisait les unes des journaux sur des gens qui, eux, avaient été tués[9].

 

Les violences policières et racistes ponctuent le tournant du XXIè siècle déclenchant flambées émeutières plus ou moins étendues, en 1976 à Notting Hill, à Brixton, en 1981, après le New Cross Massacre[10], à Toxteth, banlieue de Liverpool quelques mois plus tard, en 1985 et  2011 à Tottenham etc. Paul Gilroy témoigne des recompositions qui s’opèrent dans les années soixante-dix, rendant pour celles et ceux qui partagent son parcours les choses de plus en plus douloureuses et incompréhensibles : 

Je ne suis pas un immigré, je suis né au coin de la rue. Bien que nous identifiions sans doute les Caraïbes comme « la maison », notre maison était ici. À cette époque, la police nous harcelait sans cesse, pas pour avoir commis un crime, mais pour avoir l’air d’être sur le point d’en commettre un[11]. Nous subissions cette pression générationnelle constante, et pour cette raison beaucoup d’entre nous refusaient de faire les boulots dans lesquels nos parents étaient cantonnés[12].

 

Effectivement sur le front de l’emploi, la désindustrialisation du pays et le virage qu’amorce l’économie vers sa tertiarisation sous l’aiguillon du thatchérisme affaiblit considérablement les services publics, et expose la main d’œuvre immigrée et les londoniens d’ascendance caribéenne au chômage et à la précarité.

Notting Hill - 1976

Tottenham - 1985

 

The empire strikes back : la culture au service des diasporas

            

Rien n’étant jamais temporellement compartimenté, il n’est pas faux d’affirmer que les solidarités et résistances des afro-caribéens de Londres, tissées notamment autour de la musique, sont absolument contemporaines des migrations de l’immédiate après-guerre. Dans le temps long de l’histoire, à travers l’Atlantique (Noir), depuis l’Afrique vers les Amériques, puis des Amériques vers l’Europe, les musiques ont toujours été dans les bagages des africains réduits à la captivité par les européens, des africains-américains, puis des afro-descendantsaynt migré vers le vieux continent. A l'heure des diasporas, elles restent un ciment culturel, une référence partagée, nourries, métamorphosées au fur et à mesure des déplacements et contacts humains. 

C’est ainsi que les musiques caribéennes, elles-mêmes façonnées à partir d’instruments, de rythmes, de sonorités venues d’Afrique, ont été recomposées au fil de l’histoire par les rencontres au nouveau monde. Les compositions de Linton Kwesi Johnson et de ses pairs sont héritières de ces enrichissements et hybridations successifs quand elles se frottent aux musiques populaires et/ou amplifiées en Europe. Dans les années soixante, la 1èreversion de Police on my back des Equals (groupe dont Eddy Grant, natif de la Guyane britannique, est alors membre), et le tube de l’adolescente jamaïcaine Millie Small, My Boy Lolipop, célèbrent les noces des guitares électriques et des rythmes syncopés plus ou moins rapides qui annoncent l’avènement du ska et du rocksteady. Quelques années plus tard, le reggae jamaïcain de Bob Marley acquiert une notoriété planétaire, une fois passé entre les mains du producteur Chris Blackwell, jamaïcain blanc fondateur du label londonien Island Records.

 

Into Reggae Record shop - 1975 

Comparée à celle de ces artistes qui accèdent aux plateaux de Top of the Pops, de Ready Steady Go ! et grimpent dans les charts anglais avec aisance, la trajectoire de LKJ parait sensiblement différente. Bien que la musique n’ait jamais été son unique préoccupation, il peut se targuer d’avoir, en quelque sorte, labélisé un nouveau genre musical : la dub poetry. Celle-ci se caractérise par l’énonciation en patois (pidgin) jamaïcain de rimes psalmodiées chargées de conscience sociale et politique, et accompagnées ou scandées de rythmes dub obtenus lorsqu’un DJ remixe une chanson pour conserver et travailler le noyau basse-batterie. Par ailleurs, LKJ a toujours mené de front différentes activités : l’afro-militantisme (il a fréquenté la Youth League du Black Panther Party et vendu le Black’s People News), l’étude des sciences sociales (il est licencié de sociologie au Goldsmith’s college), le journalisme qu’il exerce dans le magazine Race Today dont les pages accueillent ses premiers poèmes avant qu’ils ne soient assemblés en recueil en 1974 sous le titre Voices of the leaving dead. Ses recueils suivants, notamment Dread Beat An’Blood sont publiés par la maison Bogle-L’Ouverture (fondée par John La Rose de Race Today et Sarah White) qui promeut notamment les productions littéraires anglo-caribéennes. Afin de transformer ces poèmes en disque, il se lie avec Denis Bovell qui devient son producteur pour Dread Beat an’Blood (1978). En 1981, LKJ finit par ajouter une autre corde à son arc en créant son propre label discographique : LKJ Records.

LKJ le confie volontiers, pour lui, « écrire de la poésie était un acte politique et les poèmes étaient des armes culturelles de lutte pour la libération des Noirs»[13]. Il reprend le flambeau allumé par Claudia Jones, cette jeune américaine communiste, qui, expulsée des États-Unis s’installe à Londres et fonde la West Indian Gazette en 1958, 1er media fait par et pour la diaspora caribéenne de Londres. De là, autour de Notting Hill, elle organise des après-midis festives pour la communauté trinidadienne conviée à réactiver la tradition du carnaval. En quelques années, l'évènement devient, tout comme le deviendra la poésie de LKJ, un acte politique et militant[14]qui donne aux afro-caribéens de Londres un espace et un temps de visibilité. Paul Gilroy  transcrit en acteur, en témoin et en sociologue, les enjeux  de cette manifestation et de la culture sound system qui la structure : 

La culture sound system a permis cette transition. S’affirmer non par le travail (voie empruntée par la génération des parents), mais par le loisir, par la culture, par l’invention d’une communauté qui été un marqueur générationnel crucial – la construction de soi par le son. Fabriquer ses propres enceintes est devenu bien plus qu’un exercice de menuiserie et d’acoustique. (…) Nous avions tellement peu de beauté dans nos vies que ces magnifiques objets sont devenus le point focal de nos existences. (…)

Nous sommes citoyens, nous avons un passeport, un document qui confirme notre appartenance à cette société, mais la barrière de la couleur, le racisme, la xénophobie, tout ceci nous rend ces espaces difficiles plus difficiles à conquérir. Nous avons donc dû créer nos propres espaces, notre technologie, notre rituel. Nous avons établi une historicité qui n’existait pas en dehors de notre espace[15].

 

Par ces mots, Paul Gilroy convoque une des lignes structurantes du scénario de Babylon, film  de F. Rosso, sorti au Royaume-Uni en 1980, interdit à l’époque au moins de 18 ans, privé de distribution internationale jusqu’à cette année où il fut présenté à la semaine de la critique de Cannes. En Angleterre, et à Londres particulièrement, dans la continuité du Black Arts Movement d'Amiri Baraka, cinéma, poésie et littérature, musique, peinture, sculpture, médias, acquièrent une centralité incontournable dans l’affirmation des communautés diasporiques caribéennes du Royaume-Uni.  Support de résistances la culture est aussi une invitation à privilégier les rencontres plutôt que le repli identitaire, à accueillir les métissages au lieu de s’arcbouter sur les assignations. 


L’Angleterre est une salope, Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire ? demande LKJ. La réponse est sa chanson. 

Avec ma poésie, j’ai essayé de consigner l’histoire contemporaine des Noirs en train de se faire. À la différence des Afro-Américains, dont l’histoire remonte à des centaines d’années, nous commençons la nôtre seulement maintenant. Quand l’histoire est écrite, elle l’est souvent dans la perspective de la classe dominante. Il est important d’exprimer notre point de vue sur l’histoire[16]


 Howard Zinn ne l'aurait pas contredit. 

 



NB : Toutes les photos noir et blanc sont tirées de Paul Gilroy, Black Britain, a photographic history, Saqi Books, 2007.


Bibliographie : 

Lloyd Bradley, Bass culture, quand le reggae était roi, Allia, 2005

Dorian Linskey, 33 révolutions par minute, Rivages, 2012

Don Letts, Culture clash, Rivages, 2010

Paul Gilroy,  Black Britain, a photographic history, Saqi Books, 2007

Paul Gilroy, L'Atlantique Noir,  modernité et double conscience, Amsterdam, 2017

Paris-Londres, l'art de la contestationHommes et migrations n°1325, Musée de l'Histoire de l'Immigration, 2019 

Londres et ses migrations, Hommes et migrations n°1326, Musée de l'Histoire de l'Immigration, 2019

Anne-Claire Norot (dir.), Les InRocks2, n°74, Une histoire du reggae, Les Editions Indépendantes, mars 2017

Michka Assayas, Nouveau dictionnaire du rock, vol.1, Robert Laffont, 2014

 

 



[1]Linton Kwesi Johnson, Ingland is a bitch, sur l’album Bass culture, 1980, .. Cette traduction est proposée par la Monde diplomatique. Elle a été publiée dansManière de voir, n°153, Royaume Uni de l’empire au Brexit,juin-juillet 2017.

[2]En référence à l’ouvrage The Empire writes back de B. Ashcroft, G. Griffiths et H. Tiffin paru chez Routledge en 2002 et qui s’intéresse à la littérature post-coloniale. 

[3]Don Letts, Culture Clash,Rivages, 2010, p. 17.

[4]Ibid, p.32.

[5]Elles se déclenchent après l’agression d’une jeune suédoise tabassée au sortir d’une soirée sound system par une bande de Teddy Boys parce que mariée à un Noir. Aux coups s’ajoutent les insultes : elle est une « nigger lover »

[6]Dorian Linskey, 33 revolutions par minute,vol. 2,Rivages 2012, p.52.

[7]Ibid.

[8]« Y a-t-il des étrangers dans la sale ? Si oui, levez vos mains… Bien, où êtes-vous ? Bien, quelque que soit l’endroit où vous êtes, je pense que vous devriez partir. Pas seulement quitter la salle, mais quitter le pays… Je ne veux pas de vous dans ma salle et dans mon pays. Écoute-moi mon gars je pense que nous devrions tous les renvoyer. L’Angleterre ne doit pas devenir une colonie noire. Il faut virer les étrangers. Il faut virer les métèques. Virer les nègres. Garder l’Angleterre blanche. » tiré de https://www.insidehook.com/article/music/eric-clapton-racismdernière consultation le 2/11/2020. 

[9]Dorian Linksey,33 révolutions par minute, vol.2, Rivages 2012, p. 55.

[10]Le 18 janvier 1981, 13 adolescents réunis à New Cross pour une fête d’anniversaire décèdent dans l’incendie de leur maison provoqué par des bombes incendiaires que des militants du National Front sont soupçonnés d’avoir lancées.

[11]Paul Gilroy fait référence à la réactivation de la Sus law de 1824 dans les années 70 et 80. Elle permet aux policiers de pourchasser et arrêter toute personne suspecte ou à la réputation douteuse.

[12]Sébastien Carayol, La culture sound system a été un marqueur générationnel crucial, entretien avec Paul Gilroy, paru dans Les Inrocks2, Une histoire du reggae,Les ÉditionsIndépendantes, 1ertrimestre 2017, pp. 76-79, p. 78.

[13]Dorian Linksey,33 révolutions par minute, vol.2, Rivages 2012, p. 54.

[14]Claudia Jones est toutefois sur une ligne plus consensuelle que L.K. Johnson. Les perspectives, à son époque, sont différentes. De ce fait, ses initiatives visent davantage à réunir sa communauté tout en montrant les aspects positifs de sa culture.

[15]Sébastien Carayol, La culture sound system a été un marqueur générationnel crucial, entretien avec Paul Gilroy, paru dans Les Inrocks2, Une histoire du reggae,Les ÉditionsIndépendantes, 1ertrimestre 2017, pp. 76-79, p. 78.

[16]Dorian Linksey,33 révolutions par minute, vol.2, Rivages 2012, p. 67.

 

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour,
Et merci à vous, pour cet article.

Sans doute connaissez-vous aussi le très regretté Michael Smith, apprécié dudit LKJ , d'Edouard Glissant et de C.L.R James...

https://www.youtube.com/watch?v=CWtMApij-B0

https://www.youtube.com/watch?v=NE3kVwyY2WU

Bonne contiNyation !

Ndjocka

véronique servat a dit…

Bonjour
merci de ces liens et désolée pour le temps de réponse un peu long. Je vais regarder de quoi il retourne avec grand intérêt !