Le monde du rap, de la chanson savent parfois rendre hommage aux travailleurs de l'ombre, ces salariés des centres logistiques apparus à la périphérie des grandes métropoles, en lieu et place des usines délocalisées. Ce gibier d'intérim que sont les manutentionnaires, logisticiens,
préparateurs de commande, conducteurs ou livreurs, représentent désormais une part sans cesse croissante de l'emploi ouvrier.
Bleu fuschia d'Odezenne raconte la vie d'un travailleur du marché de Rungis (1), un lieu que Jacques Cormary, auteur des paroles, connaît bien. (2) "Je me souviens du bus de nuit, direction le marché de Rungis". Le morceau dépeint un monde terne et triste, dans lequel les travailleurs triment durement pour gagner leur pitance. Les manutentionnaires s'usent dans des tâches répétitives et mornes, "les muscles exultent" sous le poids de lourdes charges. Emprisonné dans sa routine, le chanteur semble plongé dans une torpeur qui l'empêche de vraiment se réveiller. La nuit, terminée "sur le carreau" du bus, est trop courte pour dissimuler les "cernes pleines sous les yeux". L'âpreté des relations humaines semble accentuer la dureté du labeur à accomplir. Entre un client dégoûtant, un patron scrutateur, des soulauds, un vendeur raciste, l'énonciateur n'est pas épargné. Fondé
sur la répétition, le refrain témoigne de l'humeur maussade de l'ouvrier qui répète sans cesse que "le ciel est triste". Les mêmes sempiternelles tâches sont
à accomplir. Il faut trier des pommes, charger, décharger les poids lourds. L'arrivée et le départ des "camion(s)" fixent une cadence à respecter comme le suggère la récurrence du mot tout au long de la chanson. "9h et quart",
alors que les manutentionnaires s'activent depuis déjà plusieurs
heures, le patron débarque et endosse son costume d'inspecteur des travaux finis. Toute honte
bue, il accable ses employés de reproches, se vante de "faire vivre des familles",
quand il s'engraisse sur leurs dos. L'exploitation se lit dans les
vêtements: le boss a des pompes flambants neuves, quand les employés ont
des "pulls, avec des trous".
Le chanteur/manutentionnaire, dont on ne décrit que des parties du corps (« mes mains » ; « les yeux » ; « les muscles » ; « la tête »), paraît déshumanisé. L'usage d'un langage argotique et familier renforce encore la dimension itérative, quotidienne de la besogne. Certes, la pause tant attendue permet de "casser une graine" grâce au "pourliche", de souffler, mais "chez la mère Eugène, y a plein de saôulots , assommés au comptoir" qui "comptent les goulots." L'expression de la monotonie est transposée dans la musique du morceau, une boucle de cold wave froide et lancinante.
Olivier Donnet, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons |
Au delà des difficultés professionnelles rencontrées, Odezenne célèbre la capacité de résilience de l'employé, dont l'identité ouvrière - la "race ferroviaire" (3) - est brandie avec fierté. Ainsi, les mains du chanteur prennent "la forme du travail", comme une œuvre d'art façonnée par un créateur. (4) Les paroles insistent d'ailleurs sur la dimension artistique des tâches à accomplir, comme le suggère l’assimilation des transpalettes à un ballet de danse. Le charriot élévateur, outil indispensable du secteur de la logistique, n'est plus ici le symbole de l'exploitation, mais plutôt de la libération. (5)
Au fil du morceau, le travailleur parvient à fuir l'exploitation d'un labeur débilitant, en se réfugiant dans l'art et la poésie. Si monotonie rime souvent avec monochromie (« un café noir » ; « les ongles noirs » ; « le gris du quai »), l'énonciateur insiste aussi sur les couleurs intenses des fruits ("les étals de fruits lumineux", "le vert des poires", "le rouge des fraises"). L’univers mental finit par prendre le pas sur la gestuelle mécanique du travailleur. Dans le refrain final, la répétition machinale de la besogne est interrompue par des mots tout droit sortis de l'inconscient, des mots qui sonnent comme le triomphe de l'esprit sur le corps. "Le ciel est triste, je trie des pommes" assène à quatre reprises le narrateur, qui glisse ensuite à la fin de la phrase deux mots qui changent tout. "Fuchsia" fait d'abord son apparition, bientôt complétée par "bleu". L'association d'une pomme à deux couleurs normalement incompatibles témoigne de la sensibilité de l'individu. L'employé poursuit sa tâche sordide, mais sa pensée s'échappe. L'imagination a pris l'ascendant sur l'aliénation. Il est libre Jacques, y en a même qui disent qu'ils l'ont vu voler!
Photo: Myrabella / Wikimedia Commons |
Ce titre d'Odezenne semble être le complément sonore idéal aux mots de Joseph Ponthus. Ouvrier intérimaire dans les usines de poissons et les abattoirs bretons, ce dernier est l'auteur d'«A la ligne. Feuillets d'usine», dans lequel il consigne avec talent ses expériences professionnelles. Ici aussi, "on ne décompte pas la débauche en heures, mais en camions." On s'échappe en pensée quand les tâches à accomplir se poursuivent répétitives et éprouvantes:
"Parfois c'est rassurant comme un cocon / On fait sans faire / Vagabondant dans ses pensées/ La vraie est seule liberté est intérieure / Usine tu n'auras pas mon âme / Je suis là / Et vaux bien plus que toi / Et vaux bien plus à cause de toi / Grâce à toi / Je suis sur les rives de l'enfance / (...) / Je suis chez ma grand-mère / Sa présence est chaude est éternelle / Demain elle sera encore là / Je souris en travaillant mes vaches" (source F p189-190)
Notes:
1. Le
27 février 1969, les Halles déménagent du cœur de Paris pour
s'installer à Rungis, dans la banlieue sud de Paris, à 7 km de la porte
d'Italie, sur une vaste zone de près de 235 hectares. Face à
l'augmentation de la demande et de la fréquentation, les pavillons de
Baltard ne sont plus appropriés. L'argument de l'insalubrité est avancé
par les autorités, qui cherchent également à récupérer une surface
importante en plein cœur de Paris. Situé à proximité immédiate de
l'autoroute du Sud, des RN7, 186, de l'aéroport d'Orly, des grands axes
ferroviaires, le marché d'Intérêt National (MIN) permet de relier Rungis
aux principales régions productrices. Les
produits arrivent par camions frigorifiques (poissons), trains (fruits
et légumes), voire avion. Des gares ferroviaire et routière, situées
dans l'enceinte même du MIN facilitent également la manipulation des
denrées. Les locaux professionnels, banques, centres médico-social et
administratif, entrepôts, parkings constituent autant d'équipements
nécessaires au bon fonctionnement de cette cité vouée à
l'approvisionnement alimentaire. Rungis s'organise en pavillons
spécialisés: marée, fruits et légumes, fleurs, produits laitiers,
auxquels s'ajoutent les produits carnés en 1973 après la fermeture des
abattoirs de La Villette. Les grossistes installés à Rungis fournissent
en produits frais toute la région parisienne. Les chefs de grands
restaurants étoilés viennent s'approvisionner. Un parc de repos permet
de boire un verre ou de se restaurer pendant les pauses où à la fin de
la journée de travail.
2. "Quand j’avais 15 ans et demi, j’y travaillais. Je déchargeais les camions et je triais les fruits, des poires et des pommes."
3. La formule semble se référer aux paroles de la chanson "il y a plus rien" de Léo Ferré. "Mes plus beaux souvenirs sont d'une autre planète / Où les bouchers vendaient de l'homme à la criée / Moi, je suis de la race ferroviaire qui regarde passer les vaches."
4. L'univers musical sert également d'exutoire avec la superposition soudaine d'une nouvelle boucle plus aiguë.
5. Dans le cadre des manifestations de gilets jaunes en 2018, plusieurs
tags célèbrent d'ailleurs "la génération Fenwick", en référence à
l'entreprise française de fabrication de transpalettes.
Sources:
A. "Quand le rap se fait la voix des ouvriers" [France Culture]
B. Le marché de Rungis (géographie-lechat.fr).
C. Inauguration du Marché d'Intérêt National de Rungis. [Archives nationales du Val de Marne]
D. Playlist logistique proposée par @DavidGab_ sur Twitter.
E. D. Saint-Amand, « La bûche et le transpalette : poétique d’Odezenne », Itinéraires [En ligne], 2020-3
F. Joseph Pontus: "A la ligne. Feuillets d'usine", Folio, 2020
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