samedi 2 avril 2022

"Mourir d'aimer". Le destin fracassé de Gabrielle Russier.

Le 29 avril 1937, Gabrielle Russier naît de l'union de René Russier, avocat pénaliste au barreau de Paris, et de Marjorie, une pianiste américaine passionnée d'opéra, contrainte à l'immobilisme par une sclérose en plaques. A l'issue de ses études de lettres, en 1958, Gabrielle épouse Michel Nogues, ingénieur, avec lequel elle a bientôt des jumeaux. Après quelques années passées au Maroc, la famille s'installe à Aix-en-Provence en 1961. Peu à peu, le couple se fissure, jusqu'à se séparer. Gabrielle s'installe alors avec ses enfants dans une résidence du quartier Sainte-Anne et retourne sur les bancs de la faculté d'Aix pour y préparer l'agrégation de lettres modernes. Elle y rencontre des professeurs motivants, dont les cours la passionnent. A la rentrée 1967, le concours en poche, la jeune femme de trente ans débute au lycée Nord de Marseille. Quelques rejetons de la bourgeoisie marseillaise installés à l'Estaque, au Verduron ou au Bouc-Bel-Air y côtoient les enfants d'ouvriers et d'employés habitant les barres HLM de Saint-Louis, la Cabucelle ou Saint-André. Gabrielle aime profondément son métier. Enthousiaste, elle veut transmettre l'amour de la littérature, tout en instaurant un lien de confiance avec ses élèves. La posture de la jeune femme tranche avec les habitudes du corps professoral de l'époque. Elle ne souhaite pas être un professeur "sur estrade" dont le savoir serait déversé de manière distante et surplombante. Convaincue que l'émancipation passe aussi par la culture, elle partage avec les adolescents ses goûts musicaux et cinématographiques, finance l'achat de livres pour équiper sa classe d'une bibliothèque. Professeure à plein temps et hors les murs, elle accompagne ses élèves à la plage, au ski, au bowling... Elle a comme aboli les frontières la séparant de ses élèves, auxquels elle prend l'habitude de donner des surnoms littéraires.    

 

LaHarpie, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Les talents de pédagogue de Madame Russier sont reconnus de tous, si bien que, dans un premier temps, les parents d'élèves ne trouvent rien à redire à la proximité affichée avec les classes.
Mieux, ils apprécient son investissement auprès de ses élèves. Toute menue, Gabrielle arbore une coupe à la garçonne. Au point de vue de l'apparence physique, la professeure  ressemble beaucoup à ses élèves, ce qui fait qu'on la confond parfois avec les adolescents dont elle a la charge. Parmi ces derniers figure Christian. Aîné d'une fratrie de trois, le garçon a quinze ans et demi quand il rencontre sa professeure. Il est le fils des Rossi, des universitaires de la faculté d'Aix que Gabrielle avait rencontrés au cours de ses années d'étude. Le père enseigne la philologie, la mère le français médiéval à l'université d'Aix-en-Provence. Ce sont des intellectuels engagés, proches du communisme italien, et favorables aux nouvelles aspirations de la jeunesse. Avec sa barbe épaisse, son corps déjà bâti, Christian  paraît plus âgé qu'il ne l'est en réalité. Ambitieux, charismatique, passionné de politique, l'adolescent participe volontiers aux discussions intellectuelles des adultes. Au printemps 1968, la contestation estudiantine et lycéenne déferle sur Marseille. Gabrielle Russier et ses élèves entrent dans la danse, fabriquent banderoles et slogans, puis défilent  sur la Canebière, mais en juin, de Gaulle dissout l'Assemblée et triomphe dans les urnes. "La révolution nous a posé un lapin", note alors la professeure. C'est dans ce contexte qu'une histoire d'amour débute entre l'enseignante de 31 ans et Christian, son élève de seconde, désormais âgé de 16. Dès qu'ils le peuvent, les amants prennent la clef des champs. Lors des grandes vacances 1968, ils se retrouvent en Italie, puis en Allemagne, où Christian est censé se trouver chez son correspondant.

Gabrielle déménage à Marseille, dans un F4 du onzième étage de la tour F dans la résidence Nord. Elle est heureuse, amoureuse et décide donc de rencontrer les parents de son ancien élève, convaincue qu'ils comprendront l'idylle naissante. Or, loin d'approuver l'union, les époux Rossi s'inquiètent de voir leur fils déserter le domicile parental. Entre Christian et ses parents, le torchon brule. Plutôt que de rompre avec Gabrielle comme ils l'exigent, le garçon rejoint son amoureuse dès qu'il le peut. Dans une lettre, il leur annonce qu'il ne rentrera plus dormir chez eux. Gabrielle encaisse difficilement l'évolution de la situation; son médecin doit lui prescrire un congé maladie de trois mois. Face aux absences prolongées de leur fils, à la mi-octobre 1968, les parents saisissent un juge des enfants. (1) Christian doit partir en pension dans un lycée pyrénéen. Dépité, il conserve néanmoins le secret espoir que Gabrielle pourra discrètement l'y rejoindre de temps à autre. La première tentative de rencontre est contrecarrée par l'intervention des gendarmes. Conduite au poste, la jeune femme est interrogée et sommée de rejoindre aussitôt Marseille. Quelques semaines plus tard, le 16 novembre, Christian fugue, se réfugie chez un copain et ne donne plus signe de vie à ses parents. La situation, qui devient intenable, prend un tour judiciaire: le 25 novembre 1968, Mario Rossi dépose plainte contre Gabrielle pour "enlèvement et détournement de mineur".

Placée sous surveillance policière, l'enseignante est interpellée et placée en garde à vue, le 4 décembre. Face au juge Palenque, en charge de l'instruction, la professeure refuse de révéler la cachette de Christian. Le magistrat place la jeune femme en préventive et ordonne une perquisition de son domicile. (2) Le 5 décembre 1968, Gabrielle Russier est incarcérée aux Baumettes, Cinq jours plus tard, le lycéen se présente devant le juge. La détention ne se justifie plus. Gabrielle est remise en liberté. Pour les deux psychologues qui examinent le lycéen, l'adolescent est sain et ne souffre d'aucune névrose, possédant au contraire une grande maturité intellectuelle et affective pour son âge. Transféré au lycée Thiers de Marseille, Le jeune homme refuse toujours de rentrer chez ses parents. Le juge des enfants, Besnard, propose une solution de compromis: Christian résidera dans un foyer, en échange d'une reprise de scolarité au lycée Thiers à Marseille. Le lycéen donne le change, mais revoit son amante en cachette, en dépit de la surveillance policière dont le couple fait l'objet. Aux yeux des parents Rossi, leur fils demeure sous l'emprise de son ancienne professeure. Ils prennent alors la décision radicale de le faire interner à la clinique psychiatrique de l'Émeraude. Bourré d'anxiolytiques, il y subit une cure de sommeil de trois semaines, à l'issue desquelles, las, brisé, il consent, la mort dans l'âme, à s'installer à Montpellier chez sa grand-mère.

Hilader, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

 
Gabrielle Russier, en dépression, voit son congé maladie prolongé.  Deux camps se font désormais face.
Parmi les soutiens de la professeure, d'aucuns prennent leurs distances, ne comprenant pas l'obstination de la jeune femme à se mettre en danger, alors que l'instruction de la plainte est en cours. Le couple semble s'isoler dans une logique jusqu’au-boutiste, seuls contre tous. Parmi les détracteurs de la jeune femme se trouvent également de plus en plus de parents d'élèves indignés par "l'immoralité" d'une professeure qui inciterait les élèves à la révolte ou la débauche. Des courriers furieux atterrissent sur le bureau du juge Palenque. D'autres continuent néanmoins à  soutenir Gabrielle. Ils ne comprennent pas l'acharnement des parents Rossi dont l'attitude leur paraît contradictoire. Comment peut-on, d'un côté, inciter les étudiants à mettre à bas la morale conservatrice ambiante, et d'un autre, entraver de manière brutale les choix de leur fils?

Pour autant, la situation semble progressivement se décanter. L'avocat des parents Rossi informe le juge que les relations avec Christian se sont apaisées et qu'ils n'entendent plus donner de suite judiciaire à cette affaire. Le juge songe même à rendre un non-lieu, mais le procureur, sollicité, croit savoir que le parquet général ferait appel de cette décision. L'accusée est donc renvoyée devant le tribunal correctionnel. L'avocat de Gabrielle se montre toutefois plutôt confiant. D'une part, l'affaire n'intéresse pas les médias. D'autre part, l'audience se tiendra à huis clos en raison de la minorité de Christian. Enfin, la situation plus apaisée entre les plaignants et leur fils devrait inciter le juge à la clémence. L'essentiel est de ne pas faire de vague.

Or, rien ne se passe comme prévu. Le 19 avril 1969, Christian trompe la vigilance de sa grand-mère et se rend à Marseille. Cette fugue remet de l'huile sur le feu. De nouveau inculpée pour détournement de mineur, Gabrielle est de nouveau emprisonnée aux Baumettes. Dans sa geôle, elle écrit à ses proches et soutiens des témoignages bouleversants. Un profond désespoir émane de ces lettres. "J'envie les gens qui purgent une peine, comme on dit, qui sont là pour quelque chose et trouveront, en sortant, la liberté. Au moins, eux, ont une raison d'attendre. Je n'en ai guère. Sortir d'un cauchemar pour retomber dans un autre. Être venue ici pour rien. (...) Pour guérir, il faut en avoir envie, et avoir des motifs. Il me semble que je n'en aie plus. Tout ce que j'aimais a été abîmé, sali", écrit-elle à une connaissance. Le 24 mai, sa demande de remise en liberté est rejetée. Gabrielle perd ses repères et prend peur pour ses enfants. A son ex-mari, elle écrit: "Michel, je t'envoie cette lettre comme on jette une bouteille à la mer, sans savoir si je te reverrai très bientôt ou jamais. Je suis si angoissée par rapport à l'avenir, que je n'arrive pas à me reposer, ni à écrire ni à lire. Je voudrais seulement te dire que j'ai si peur pour les enfants, que ce n'est pas de ma faute car ce procès est devenu invraisemblable (...). Je suis incapable de travailler. Je ne comprends plus rien de ce que j'entends ni de ce que je lis. Je suis toute abîmée intellectuellement et physiquement. Je voudrais tellement que les enfants survivent et échappent à tout cela. S'il m'arrivait quelque chose, et que tu aies besoin de linge, les clefs sont chez Madame R. Je compte sur toi pour les enfants. Je ne voudrais pas t'ennuyer avec toutes ces histoires, ni te faire du mal, mais ils ont besoin de toi, maintenant que je ne suis plus bonne à rien." Après huit semaines d'incarcération préventive, elle quitte enfin sa cellule, à la mi juin 1969. 

Le procès s'ouvre le 10 juillet. Bien que l'audience se déroule à huis clos, la presse locale commence à s'intéresser à l'affaire. L'enjeu est énorme. Si elle est condamnée, Gabrielle risque de ne plus pouvoir enseigner. Avant de demander la condamnation, le substitut , Jean Testut, loue la compétence professionnelle de l'enseignante. "Je reconnais que vous êtes un professeur exceptionnel, un professeur dont on se souvient. J'ai trop connu, dans ma jeunesse, des professeurs insignifiants et ennuyeux pour ne pas vous rendre hommage." Ces mots n'empêchent pas le magistrat de requérir à son encontre treize mois d'emprisonnement ferme. L'accusée écope finalement de 12 mois d'emprisonnement avec sursis, 1500 francs d'amende et un franc symbolique de dommages et intérêts à Marguerite et Mario Rossi. La peine ressemble à une victoire, car elle est amnistiable et permettrait donc à Gabrielle de continuer à enseigner. L'avocat des Rossi fait savoir que "pour nous, partie civile, l'affaire est terminée. Nous ne voulions pas plus." Bien que condamnée, l'enseignante exulte. L'horizon paraît enfin s'éclaircir. La joie éprouvée par la jeune femme à l'annonce du verdict ne sera pourtant qu'un feu de paille, car le parquet fait aussitôt appel. 

Gabrielle Russier est ici victime de l’acharnement d'institutions bousculées par le mouvement de mai 1968. Au delà du drame passionnel, elles entendent ainsi reprendre la main. L'appel réclamé par le parquet peut ainsi se lire comme un désir de vengeance. Le recteur d'Aix-Marseille, Claude Franck, avec l'appui du procureur général, ne veut plus voir une enseignante comme Gabrielle dans l’Éducation nationale. "Il n'y a plus de moralité en France, il faut que cette affaire serve d'exemple", aurait-il confié au procureur général. Au fond, la professeure a brisé deux tabous. On ne se lie pas d'amitié avec ses élèves, on reste dans une posture professionnelle, en conservant une distance.Une trop grande convivialité avec les élèves remettrait en cause la sacro-sainte autorité professorale. Surtout, on n'a pas de relation amoureuse avec un ou une élève. Aux yeux du procureur général, Marcel Caleb, Gabrielle Russier aurait, en franchissant cette ligne rouge, supplanté l'autorité paternelle. Une partie de la presse lui fait écho: l'enseignante est un dangereux symbole, celui du désordre.

L’Éducation nationale a exigé de l'enseignante le remboursement des deux mois de traitements perçus pendant son séjour en prison. La situation financière de Gabrielle devient très précaire.

A l'annonce de l'appel, Gabrielle sombre dans l'abîme. A sa sortie de prison, elle se rend dans une maison de repos près de Tarbes, afin de se requinquer. Le mal est profond; submergée par les difficultés, elle avale des barbituriques. Les médecins la plonge alors dans une cure de sommeil de neuf jours. Dans la perspective du procès en appel prévu pour le mois d'octobre, Gabrielle quitte l'établissement de soin et rentre à Marseille, le 30 août 1969. Le lendemain, un voisin, intrigué par un léger sifflement, appelle les pompiers. Ces derniers découvrent le corps sans vie de Gabrielle. Après avoir coupé l'électricité, calfeutré les issues de l'appartement, elle a ouvert le gaz, a avalé le contenu d'une boîte de médicaments, avant de s'allonger sur son lit. Tragique épilogue d'une impossible histoire d'amour. 

Les pleurs laissent très vite place à la colère. Le 5 septembre, devant une petite assemblée réunie au cimetière du Père-Lachaise, le pasteur Viot prononce un discours accusateur. "Gabrielle Russier n'a pas attendu. Elle n'a pas pu ou pas su attendre. Ainsi la justice, quand elle devient inique, se transforme en instrument de torture. Qu'elle soit frauduleuse ou, ce qui était le cas pour Gabrielle Russier, inhumaine, la justice peut détruire un être. Et il est des condamnations qui, pour paraître légères à certains, n'en sont pas moins des condamnations à mort. Que ceux qui traînent leur prochain en Justice y pensent.


Le drame est devenu fait de société, ne laissant personne indifférent, y compris au plus haut sommet de l’État. Le 22 septembre 1969, Georges Pompidou s'exprime sur l'affaire à l'occasion d'une conférence de presse. Théoriquement, un président ne réagit pas aux affaires criminelles, mais il a été lui même professeur de français à Marseille et le journaliste Michel Royer, qui l'interroge, sait que le chef de l’État a été très touché par cette histoire. (3) "Je ne vous dirai pas tout ce que j'ai pensé, d'ailleurs, sur cette affaire... ni même ce que j'ai fait. Quant à ce que j'ai ressenti, comme beaucoup, et bien, comprenne qui voudra. Moi, mon remords, ce fut la victime raisonnable au regard d'enfant perdue, celle qui ressemble aux morts qui sont morts pour être aimés. C'est de l'Eluard. Merci mesdames et messieurs". Avec pudeur, et parce qu'il ne peut remettre en cause une décision de justice, le président cite ici les vers d'un poème évoquant les femmes tondues à la Libération pour avoir eu des relations avec l'occupant. "Les mots d'un poète communiste, chantre de la résistance et de la liberté, disent la compassion que le président, élu par une majorité conservatrice encore toute imprégnée de l'effroi de Mai 68, ne peut lui-même exprimer." (source F)

L'heure est désormais aux règlements de compte. En novembre 1969, une pétition signée de personnalités éminentes, dont les prix Nobel Alfred Kastler, François Jacob et Jacques Monod, réclame au garde des Sceaux une enquête sur les responsabilités des uns et des autres dans le suicide de la professeure. Les médias cherchent des coupables. Le juge d'instruction à l'origine de l'incarcération, le procureur général qui a fait appel de la peine amnistiable, les parents de Christian sont pointés du doigt. Ce dernier, tenu dans l'ignorance des obsèques, refuse de réintégrer le domicile parental. Au micro de RTL, il s'insurge: "J'accuse toute la société: les juges, les parents bourgeois et réactionnaires." Le suicide entraîne l'explosion du cercle des anciens élèves intimes de Gabrielle. Certains acceptent de se confier à l'écrivain Michel del Castillo, dont le le livre, Les Écrous de la haine est publié en octobre 1970. Raymond Jean, ancien professeur de la disparue, préface Les lettres de prison que Gabrielle avait adressé à ses proches. La publication cherche à réhabiliter la disparue, à dresser une image plus juste de celle dont tout le monde parle sans vraiment la connaître. 


En 1971, André Cayatte installe de façon définitive le drame dans la mémoire collective avec Mourir d'aimer, dont le scénario s'inspire très largement de l'affaire Russier. L'interprétation remarquable d'Annie Girardot bouleverse cinq millions et demi de spectateurs. Le film s'impose comme le succès de l'année en dépit des procédures intentées par les Rossi pour en empêcher la diffusion. Chanteuses et chanteurs ne sont pas en restent, mettant leur révolte en rimes et en musique. En 1970, Serge Reggiani interprète "Gabrielle", dont les paroles de Gérard Bourgeois font de la professeure une victime de la cruauté ambiante. "Qui a tendu la main à Gabrielle lorsque les loups se sont jetés sur elle / Pour la punir d'avoir aimé d'amour". En 1971, Charles Aznavour écrit et compose "Mourir d'aimer". Les paroles adoptent le point de vue de Gabriel, sacrifiée par une société intolérante et hypocrite. Le premier couplet annonce le suicide, envisagé comme le seul remède face à la méchanceté.  "Tandis que le monde me juge / Je ne vois pour moi qu'un refuge / Toute issue m'étant condamnée / Mourir d'aimer (...) Puisque notre amour ne peut vivre / Mieux vaut en refermer le livre / Et plutôt que de le brûler / Mourir d'aimer." Aznavour fustige aussi l'hypocrisie d'une société prompte à punir les femmes, quand elle cautionne les "sugar daddy". "Quand j'ai écrit Mourir d'aimer, j'ai dit en substance: je ne comprends pas qu'on emmerde cette pauvre jeune femme qui était amoureuse d'un garçon de seize ans, et que quand un vieillard se promène brinquebalant avec une fille ravissante à son bras qui fait semblant d'être amoureuse, on ne dit rien", se souvient-il. Dans le même esprit, Anne Sylvestre écrit et interprète "Des fleurs pour Gabrielle". Elle y pourfend une justice aux ordres du système patriarcal ambiant, dans lequel "Monsieur pognon peut bien demain / S'offrir mademoiselle machin / Quinze ans trois mois et quelques jours / On parlera de grand amour." Toujours en 1971, le groupe de rock progressif Triangle publie "Élégie à Gabrielle" qui "a choisi de mourir un matin". (4) Enfin, en 1972, Claude François ose un parallèle entre Gabrielle Russier et Juliette Capulet avec le titre "Qu'on ne vienne pas me dire". "Qu'ils dorment sous la même pierre / A Vérone, dans la lumière, ces amants là, / Où qu'elle dorme en solitaire / Dans cette ville près de la mer, celle qu'on montrait du doigt / Un jour d'autres Juliette / Toujours d'autres Gabrielle mourront d'aimer".


Le 1er septembre 1971, désormais majeur, Christian donne une dernière interview au Nouvel Observateur. Il y résume l'histoire par ces mots: "Ce n'était pas du tout une passion. C'était de l'amour. La passion, ce n'est pas lucide. Or, c'était lucide. [...] Les deux ans de souvenirs qu'elle m'a laissés, je n'ai pas à les raconter. Je les sens. Je les ai vécus, moi seul. Pour le reste, les gens le savent... C'est une femme qui s’appelait Gabrielle Russier. On s'aimait. On l'a mise en prison. Elle s'est tuée. C'est simple."

Notes:

1. En octobre, Gabrielle se met en congés du lycée Nord pour une durée de trois mois.

2. Les policiers mettent la main sur un film où l'on découvre Christian heureux, amoureux, chez sa maîtresse. Le couple s'aime, sans aucun doute. 

3. En off, il confie au journaliste à quel point cette affaire l'a choqué. En l'espèce, l'appareil judiciaire s'est comporté "comme le plus froid des monstres froids".

4. Pour être tout à fait complet, citons encore "35 ans" par Guylaine Guy et "L'amour interdit" par Stanis. 

Sources:

A. "L'affaire Gabrielle Russier: l'amour et l'opinion." Entretien avec Pascale Robert-Diard [Un jour dans l'histoire sur la RTBF].

B. Fresque INA: "22 septembre 1969. Georges Pompidou évoque l'affaire Russier". 

C. Affaires sensibles: "Les amours interdites de Gabrielle et Christian"

D. Une histoire particulière sur France Culture: "Mourir d'aimer 1/2", "Une enseignante amoureuse 2/2".

E. "Comment chanter l'actualité criminelle?" [Ces chansons qui font l'actu de Bertrand Dicale sur France Info] 

F. Pascale Robert-Diard et Joseph Beauregard: "L'affaire Gabrielle Russier, un amour hors la loi". Remarquable série de 6 articles parus dans Le Monde au cours de l'été 2020.

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