samedi 2 mars 2024

"Sans abris" d'Oxmo Puccino feat. Kery James, contre l'indifférence (1999)

 


 "Ainsi la misère des autres les laisse indifférents"

 On a longtemps crû que la question du mal-logement, soulevée avec acuité par l'abbé Pierre dans les années 1950, avait été résolue par la croissance des Trente glorieuses. La moindre visibilité des "sans-logis" ne signifiait pas pour autant la fin des problèmes de logement. Au cours des années 1980, avec les difficultés économiques et sociales liées aux crises et aux politiques économiques adoptées par les gouvernements de droite comme de gauche, la question refait surface. Les sans domicile fixe, qui comprennent les sans-abris et les mal logés, refont leur apparition dans les rues de France. Et depuis les temps sombres du début des années 1990, la question du mal-logement a rarement quitté le devant de la scène. L'abbé Pierre lui-même rappelle en 1990 que le problème n'a pas été résolu. La question demeure, malgré la prospérité relative indexée, dans l'imaginaire collectif, sur la seule croissance du PIB et, éventuellement, le taux de chômage. Si le nombre des sans-abris est toujours difficile à mesurer, les estimations les plus récentes établissent à 330 000 le nombre des personnes sans domicile en France (contre 143 000 en 2012) .

Comme l'écrivait très justement le sociologue Julien Damon en 2003, "depuis le début des années 80 les SDF ont (re)fait irruption dans les rues, dans les gares, dans les squares, sur les boulevards, dans le métro. On les retrouve sur les écrans de télévision, en bas de chez soi, aux portes des services d’assistance, dans les discours électoraux. Ils apitoient souvent, effraient parfois, et, régulièrement, défraient la chronique sociale.

Durant les années de croissance on s’était peu inquiété, sinon par la voix de l’abbé Pierre, des sans-logis. Dans les rubriques faits divers de la presse on trouvait des informations sur les clochards dont la figure folklorique faisait presque partie du paysage touristique. C’est avec la crise et le chômage que les indigents et les errants ont repris place dans les préoccupations collectives en tant que priorités d’action publique.

Ce regain d’attention pour un problème dont on n’avait très peu parlé pendant les Trente Glorieuses s’explique par la présence plus discernable de personnes qui font une utilisation particulière de l’espace public. Certaines formes d’action collective ont permis aux SDF d’accéder à l’agenda politique : les manifestations, l’apparition des journaux de rue comme La Rue ou Macadam, le lobbying des associations militantes, et les occupations de bâtiments inoccupés.

Visibles et très médiatisés, en période d’abondance, les SDF ont fait réagir l’opinion et les pouvoirs publics sur le registre de l’indignation. Ils sont devenus la cible de dispositifs spécifiques gérés, en majeure partie, par le secteur associatif (hébergements d’urgence, Samu social, accueils de jour, etc.) et financés, principalement, par l’État. " [1]

Ce diagnostic de 2003 n'a malheureusement rien perdu de sa pertinence, car les "plus vulnérables [sont] touchés par la saturation de l’hébergement et du logement social" selon la Fondation abbé Pierre dans son rapport de 2024. L'augmentation des offres locatives de courte durée (type Airbnb) rendant les logements inaccessibles est notamment mise en cause dans les grandes villes. Et l'effort insuffisant des municipalités et de l'Etat pour construire des logements sociaux, malgré les règles en vigueur, ne cesse d'interroger. La loi SRU de 2000, qui obligeait les communes à posséder un pourcentage minimal de logements sociaux, est en voie de détricotage alors même que certaines communes aisées ne la respectaient pas. Bref, la situation des mal-logés ne devrait pas s'améliorer !

 
"Encore un rap sur les sans-abris"

 Bien entendu, cette question n'a jamais laissé les rappeurs indifférents. Dans les années 1990, le Hip Hop se fait l'écho des problèmes sociaux des quartiers dont sont issus les rappeurs, mais aussi de la société française en général. Depuis "The Message" en 1982, ils se sont emparés des problèmes de leur environnnement immédiat en portant la plume dans la plaie. En France, la première génération du rap, si elle fait danser la foule, sait aussi lui dire les choses franchement et porter la critique sociale. Ceux qui suivent et s'en inspirent prennent le relais. C'est le cas d'Oxmo Puccino, l'une des plus belles plumes du rap français, dont la carrière est en train de décoller en cette fin des années 1990. Né au Mali en 1974, Abdoulaye Diarra a grandi dans le XIXe arrondissement de Paris. Il intègre le collectif Time Bomb (qui compte également Booba, Ali, Pit Baccardi, Cassidi et d'autres). En 1998, il sort son premier album solo Opéra Puccino.

En 1999, il produit, avec DJ Mars, la mixtape La dernière chance (Bâtiment B) sur laquelle on trouve le morceau "Sans abris". Sortie en 2000, La dernière chance rassemble, autour d'Oxmo, des rappeurs qui montent alors (Rhoff, 113), dans le sillage de cette deuxième génération du Hip Hop qu'il incarne. Auréolé du succès de son premier album, le MC franco-malien est au meilleur de sa forme. Le morceau "Sans abri" est enregistré avec Kery James qui a à peine 20 ans. Né Alix Mathurin en Guadeloupe de parents haïtiens, il a grandi à Orly et s'est déjà distingué en enregistrant pour MC Solaar dès 1991. Il participe au collectif Mafia K'1 Fry fondé en 1995 (Manu Key, Karlito, Rohff et le 113). Il est l'une des figures du groupe Ideal J qui vient de connaître un certain succès avec son album Le combat continue, notamment le titre "Hardcore".

 Oxmo et Kery nous parlent des raisons qui conduisent à la rue (ruptures, drogue, ...) mais insistent avant tout sur l'indifférence qui nous a gagnés, critiquant l'égoïsme des individus confrontés à la misère d'autrui. Ces paroles n'ont pas pris une ride...



 

En 2018, à l'occasion des 20 ans de son premier album, Oxmo ressort une édition enrichie de quelques collaborations dont ce morceau avec Kery James, entre temps devenu l'un des rappeurs les plus marquants des années 2000. Les deux MCs ont d'ailleurs mené plusieurs projets en commun.



source: http://only-purist.blogspot.com/2008/07/batiment-b-presente-la-derniere-chance.html

 
[Couplet 1 : Oxmo Puccino]
Les astrologues disent que vous êtes tous heureux
A la télé ils disent que vous êtes généreux
C'est pas grave ...
Encore un rap sur les sans abris
Que vais-je dire de plus qui n'a pas été dit
Donc j'dédie ces rimes aux opprimés, aux déprimés, aux incompris
A chaque famille brisée sans le savoir
Les sans abris sont bien plus proche que l'on croit ... Quoi
Beaucoup s'étonnent ? ... J'déconne ... Tous les mêmes souffrances
Soupirer en silence de leur indifférence qui leur reste comme un poids


[Couplet 2 : Kery James]
Leur point commun reste leur indifférence
Ainsi la misère des autres les laisse indifférents
J'les ai vu ricaner au nez des sans abris
Ceux, se croyant à l'abri, de ceux dont Dieu les abrite
Aucune compassion, pas une pièce, même pas un sourire
Pas même un soupçon de gentillesse
Pour ne pas secourir. Aux déshérités, aux miséreux
Les excuses sont nombreuses pour ceux qui sont désireux
De garder pour eux mêmes ce qu'ils croient avoir acquis
Appartenait à d'autre, appartiendra à d'autres ... Ainsi va la vie
Tu verras sur leurs traits cet air supérieur
Richesse extérieure qui cache pauvreté intérieure
Lâche, coupable mais libre, bien pire
Se croyant meilleur, ex-magouilleur en costard, futur balayeur
Ces gens, sont tellement accrochés à leur argent qu'ils ont toujours
L'impression d'être au bout du rouleau

[Couplet 3 : Oxmo Puccino]
En fait ils s'trompent de but et cachent une flûte sous leurs apparences
Enjoués quand il fait beau, s'font entendre les jours de chance
Ils vivent de faux semblants et en font toute leur vie
Bouchent les trous d'conscience de gestes d'artifices ...Espèce de ...
Visent tout haut ceux qu'ils ne font pas tout bas
Versent des sous à téléthon et s'foutent de c'qui s'passe en bas d'chez eux
Mais quand les 'blèmes les concernent ils savent tous se taire
Tout le monde peut avoir une fille toxicomane ou un fils
Qui fait des bénéfices avec des biz illicites
En attendant que ça nous arrive on se félicite et
Le fils a des bonnes notes, on le plebiscite
Sache que le bonheur des uns fait le malheur des autres
Même si tu fais semblant quelqu'un rêvera que tu te vautres ...
C'est pour ça qu'on est tous tristes ...
L'égoïsme se transmet de père en fils ...
Mettre un gosse au monde ... de l'héroïsme ??


[Couplet 4 : Kery James]
A tes gosses il faut que t'enseigne la charité avant
Que ce monde féroce ne les imprègne de vanité
Avant que ce monde atroce ne leur apprenne
Que marcher sur les siens est de bonne guerre
Ingrédient nécéssaire à leur réussite, c'est triste
Cette socièté d'égoïste m'attriste, m'écoeure
Car au contraire j'ai du coeur, j'ai du coeur
De l'amour pour chaque coeur qui bat, issu du bas
J'vise le haut, pour ça j'me bat, mon combat à ses limites
Car j'veux être des gens bien, avoir des principes comme Kima, Keusti ou Zinzin
Métro, boulot, dodo, apellent-ils ça avoir une vie stable ?
C'est ce style de vie qui leur donne cet air détestable
Froid jusqu'à l'effroi, d'hiver en été, mais en qui ces gens ont foi ?
Ils courrent alors que l'état ne fait que reculer leurs retraites
Ils ont placé père et mère sans pitié en maison d'retraite

 

Pour aller plus loin:

- Sur cosmichiphop, le contexte de la création de la mixtape Bâtiment B

- La liste complète des titres de la Mixtape 

Sur l'histgeobox

- 188. Oxmo Puccino pour l'UNICEF : "Naître adulte" (2009)

Et trois morceaux qui abordent les problèmes du logement:

- Loca Virosque Cano (15): Orly (Gilbert Bécaud, "Un dimanche à Orly", 1963

- "Bidonville" de Nougaro, une plongée poétique dans un quotidien sordide, 1966

- Loca Virosque Cano (10): "Cergy" par Anis

 

- Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil, Une autre histoire des " Trente Glorieuses "
Modernisation, contestations et pollutions dans la France d'après-guerre
, La Découverte, 2013

 

[1] DAMON Julien, « Les SDF en France : difficultés de définition et de prise en charge », Journal du droit des jeunes, 2003/3 (N° 223), p. 30-35.

Aucun commentaire: