mardi 6 septembre 2022

Ils ont gardé le Larzac. (de 1975 à nos jours)

A la fin de l'année 1974, après trois années de lutte contre l'extension du camp militaire du Larzac [dont nous vous parlions dans un précédent billet], les paysans du Larzac se trouvent à la croisée des chemins. Les observateurs sont impressionnés par la capacité du groupe des 103 à mener le combat de manière indépendante vis-à-vis des tutelles habituelles. Certes, les partis politiques et les syndicats agricoles sont présents, mais seulement en arrière-plan. Sur le plateau, on éprouve de nouvelles formes politiques. Au delà des grandes actions spectaculaires, le groupe des 103 privilégie des actions locales qui s'inscrivent durablement sur le territoire: création de la bergerie de La Blaquière, plantation d'arbres, ensemencement de terres... Pour autant, l'élection de Valéry Giscard d'Estaing à la présidence de la République, ainsi que la nomination comme ministre de la Défense de l'UDR Jacques Soufflet, un ancien colonel de l'armée, constituent de mauvaises nouvelles pour les opposants au projet d'extension. 

JYB Devot, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

* Un vaste maillage de comités Larzac permet de coordonner la lutte au plan national.

Fin 1974, début 1975 débute une nouvelle phase dans l'affrontement entre militaires et paysans. En janvier, Jacques Soufflet charge le préfet de lancer les opérations d'expropriation. A cette fin, une enquête parcellaire est ouverte. Les paysans se dotent de structures organisationnelles: une association (la PAL) pour la promotion de l'agriculture sur le Larzac, un groupement foncier agricole pour combattre le grignotage des terres par l'armée. Grâce au vaste réseau des comités Larzac, les paysans rachètent les terres visées par l'armée à des endroits stratégiques. La création du journal Gardarem lo Larzac en juin 1975 permet également de relayer les actions et les avancées de cette lutte. La même année, la création du Cun (le coin en occitan) par un groupe d'objecteurs de conscience renforce le nombre de sympathisants installés sur le plateau. En mai de cette même année est créée Larzac Université, dont l'un des objectifs consiste à favoriser les échanges entre les savoirs universitaire et populaire. Des stages sur le nucléaire, le solaire, la cellule et l'ovin voient ainsi le jour. D'autres initiatives très diverses contribuent à faire connaître et à soutenir les paysans en lutte: des albums photos, des affiches, le documentaire Les Paysannes, des pièces comme "des Moutons pas des dragons" interprétée sur le plateau en août 1975 par les comédiens du Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine...

Panopteric, CC BY-SA 4.0  via Wikimedia Commons
 

Les paysans mettent en pratique leurs théories. Si les militaires occupent les terrains dans la légalité, eux les occuperont dans la légitimité. On entre alors sur le plateau dans une véritable guerre de position. Dans la nuit du 9 au 10 mars 1975, un attentat endommage une ferme du hameau de la Blaquière, le centre de la contestation. Pour la première fois, la violence s'invite dans la lutte. Face à cette dérive, des discussions s'ouvrent entre le groupe des 103 et le préfet. Le dialogue tourne court tant les positions paraissent inconciliables. D'un côté, on maintient le projet d'extension, de l'autre on refuse toute expropriation. 

Pour les paysans, la fin des années 1970 est rude. Depuis 1976, le Larzac fait l'objet d'un intense contrôle administratif et judiciaire. Au fil des mois, le combat semble s'enliser et les divisions se creuser entre les habitants du plateau. Une partie de la population, en particulier les commerçants de La Cavalerie sont favorables à l'extension du camp. Les paysans des régions alentours accusent ceux du Larzac de vouloir faire grimper les prix de leurs terres. Au sein même du groupe des 103, des dissensions apparaissent. La lutte s'éternise et accapare les opposants à l'extension du camp, bouleversant la vie familiale et le travail sur les exploitations. Dix ans après les débuts de la lutte, la lassitude guette. L'action directe supplante le symbolique, menaçant la pratique non violente. Le 28 juin 1976, vingt-deux paysans s'introduisent dans les bureaux du camp militaire pour connaître l'avancée des acquisitions de terrains par l'armée. Les intrus sont appréhendés et rapidement jugés, ce qui témoigne de la volonté des autorités de déplacer l'affrontement sur le terrain judiciaire en éliminant les éléments les plus actifs (Guy Tarlier, José Bové, Léon Maillié...). 

En remportant les législatives de 1978, la majorité présidentielle dispose d'une certaine marge de manœuvre pour accélérer les procédures. L'étau se resserre avec l'entrée en vigueur des arrêtés de cessibilité signés par le préfet de l'Aveyron. Ainsi, à partir du 27 septembre 1978, toute vente de terres et de bâtiments situés dans la zone d'extension ne peut avoir d'acquéreur que l'armée. Dans ces conditions, les dispositifs inventés par les 103 deviennent inopérants. C'est dans ce contexte peu favorable que les paysans décident de renouer avec les modes d'actions éprouvées. Le 8 novembre, sous la houlette de Guy Tarlier, les agriculteurs entament un périple de 710 kilomètres à pieds jusqu'à Paris. Lors des vingt-cinq étapes nécessaires pour rallier la capitale, les marcheurs rencontrent les agriculteurs, les ouvriers et les comités de soutiens locaux. La marche redonne une dimension nationale à la lutte. Comme six ans auparavant, le gouvernement annonce l'interdiction de la manifestation, alors que les participants se trouvent aux portes de la capitale. Les paysans passent outre et la manifestation tient de la démonstration de force. Le 2 décembre, 50 000 personnes manifestent entre les portes d'Ivry et d'Italie. En novembre 1980, quelques uns campent pendant une semaine sur le Champ de Mars, à Paris. 

LAGRIC, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

 En dépit du soutien populaire massif aux paysans, le pouvoir ne désarme pas. La venue sur le plateau du juge de l'expropriation du tribunal de grande instance se fait dans un climat de grande tension, même si les affrontements violents sont évités. Le 8 novembre 1980, le ministre de la Défense a de nouveau recours aux expropriations. En février 1981, les élus de l'Aveyron ratifient, dans le bureau du ministre de la Défense, un texte pour une extension limitée du camp. Cet agrandissement a minima apparaît comme un projet de division de la communauté agricole. Pour les paysans du Larzac, la donne est simple. Il faut tenir jusqu'aux élections présidentielles de 1981 et espérer que François Mitterrand l'emporte, lui qui continue d'affirmer qu'il annulera le projet d'extension du camp en cas de victoire. L'élection du socialiste, en mai 1981, est donc accueillie avec enthousiasme. Lors du conseil des ministres du 3 juin, le nouveau président enterre l'extension du Larzac. Le 7, l'armée quitte les cinq fermes qu'elle occupait et le 23 août, les Larzaciens fêtent la victoire avec plusieurs milliers de personnes. Dans la foulée, les paysans fondent le premier office foncier de France qui consacre la victoire d'une autogestion collective des terrains agricoles.

* Le Larzac comme laboratoire foncier.

L'enjeu est désormais l'avenir des terres achetées par l'armée. L'idée de créer des offices fonciers fait partie des 110 propositions de Mitterrand, mais il n'existe alors aucun précédent. Louis Joinet, le conseiller juridique du premier ministre, est chargé de clore le mieux possible l'"affaire du Larzac". Joinet négocie donc avec Guy Tarlier et José Bové l'avenir des terres achetées par l'armée. Le Larzac devient donc un véritable "laboratoire foncier". "Quatre ans après l'élection de François Mitterrand, le 29 avril 1985, les plus de 6000 hectares achetés par l'armée pour l'extension du camp militaire sont confiés à un office foncier, la SCTL (Société Civil des Terres du Larzac) sous la forme d'un bail emphytéotique de 99 ans. Le dispositif se veut le plus fidèle possible à l'esprit de la lutte et à son souci de penser collectivement le travail sur le causse." (Artières p 263)

*A l'articulation du global et du local. L'espace d'un autre monde possible.

Une fois la victoire acquise, les habitants du plateau continuent le combat, à différentes échelles, par le syndicalisme agricole et la lutte contre la globalisation. En 1987 est créée la Confédération paysanne, dont l'un des principaux animateurs a pour nom José Bové. L'agriculteur larzacien entend combattre les politiques injonctives européennes et mondiales imposées au monde rural par l'OMC, et les politiques libérales des gouvernements. Dans le cadre de l'altermondialisme, il dénonce la malbouffe, l'agriculture intensive, la circulation outrancière des denrées... Au cours des années 1990, la confédération paysanne multiplie les actions  coup de poing. En 1999, les militants procèdent ainsi au démontage d'un McDonald  en construction à Millau. L'opération se veut une réaction aux sanctions économiques américaines sur différents produits européens soumis à une surtaxe, dont le Roquefort. Cette action contre la malbouffe a lieu au cœur de l'été, en un lieu emblématique, ce qui assure une très forte médiatisation.

La mémoire du Larzac et ses usages peuvent désormais se développer, donnant naissance à des rencontres fructueuses, bien au delà du plateau. Ainsi, le Kanak Jean-Marie Djibaoui, intéressé par la maîtrise du foncier et par le développement agricole, se rend sur le plateau ("en brousse"). Les agriculteurs locaux lui offrent une parcelle, sur laquelle il plantera un arbre de la liberté. De même, la gauche japonaise, insurgée contre la construction de l'aéroport de Narita, reçoit la visite et le soutien des paysans aveyronnais lors d'une visite dans l'archipel. Pour désigner cette ouverture vers l'extérieur, les Larzaciens parlent volontiers de "retour de solidarité". En dépit de son enclavement, le plateau s'inscrit désormais dans une dynamique altermondialiste qui cherche à remettre en cause le modèle capitaliste dominant.

A l'initiative de la Confédération paysanne, un gigantesque rassemblement se tient sur le plateau du 8 au 10 août 2003, à l'occasion des trente ans du premier grand rassemblement du Rajal. Au total, 250 000 personnes participent au "Larzac 2003", à l'Hospitalet. Les participants rejettent l'uniformisation des modes de vie et de consommations portés par l'ultra libéralisme économique défendu par l'OMC, dont le sommet doit se tenir un mois plus tard à Cancún, au Mexique. Pendant les trois jours de rassemblement, une cinquantaine de concerts ont lieu, dont celui de Manu Chao.


De fait, tout au long de la lutte, les artistes ont accompagné la lutte paysanne. Les chanteurs occitans Claude Marti ou Patric, le Breton Kirjuhel, Colette Magny ou Graeme Allwright s'engagent aux côtés des paysans. Sensibilisé à la cause des Larzaciens, ce dernier devient militant de la cause. En juillet 1973, il participe à un concert de soutien sur le chantier de la bergerie de La Blaquière. Il est encore là sur scène lors du premier grand rassemblement du Rajal del Guorp. En 1974, il accompagne sur le plateau René Dumont, le candidat écologiste à l'élection présidentielle. En 1975, il chante:  "Oh oh, Valéry / Alors comme ça tu as choisi / Tu as choisi les fusils et pas les brebis / Tu as choisi la mort / Je suis vraiment très déçu / Je te croyais plus fort / Et tu sais mon vieux / Moi aussi j'aime le roquefort".

Notes:

1. L'agriculteur breton, membre du PSU (Parti socialiste unifié), a fondé depuis quelques années le Mouvement des Paysans Travailleurs.  Il a noué des contacts avec le groupe des 103 du Larzac au moment de leur montée en tracteurs vers Paris. Il favorise le rapprochement entre les paysans et les militants d'extrême-gauche.

 Sources:

A. Philippe Artières:"Le peuple du Larzac. Une histoire de crânes, de sorcières, croisés, paysans, prisonniers, soldats, ouvrières, militants, touristes et brebis...", La Découverte, 2021.

B. "Gardarem lo Larzac" [Affaires sensibles sur France Inter] 

C. "Le peuple du Larzac, luttes d'hier et d'aujourd'hui" [La Terre au carré sur France Inter] 

D. "Le Larzac, une communauté dans l'Histoire" [La Grande tables des Idées sur France Inter]

E. "Le conflit du Larzac, archaïque ou moderne?" [Concordance des Temps sur France Culture]

F. "Avant la ZAD, le chant de la ZAD" et "Chant de victoire pour les zadistes" [Ces chansons qui font l'Actu sur France Info]

G. Graeme Allwright: "Larzac 75" [Chansons contre la guerre]

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